Le dernière évaluation PISA, en date de 2012, classe parmi les six premiers systèmes scolaires les plus performants des villes ou des Etats du sud-est asiatique où les élèves sont systématiquement entraînés à réussir ces évaluations : Shanghai, Singapour, Hong-Kong, Taipei, Corée, Macao… Fini, l’époque où la Finlande ou le Canada se classaient parmi les cinq premiers.
Parmi les Etats qui se trouvent de plus en plus soumis à la cage d’acier de PISA, figure le Chili. Les parents choisissent l’école de leurs enfants en fonction des résultats de celles-ci aux tests PISA et inversement les écoles considèrent que l’excellence de leur éducation consiste à entraîner systématiquement les élèves à réussir ces tests standardisés.
En juin 2016, dans un entretien, Michael Apple, pédagogue critique états-unien, revient sur cette logique. Il s’agit là de l’un des thèmes de prédilection de la pédagogie critique : la dénonciation de la domination de la raison instrumentale technicienne au sein des systèmes scolaires.
On peut d’ailleurs se demander si les formes les plus technocratiques de l’enseignement explicite ne seront pas à terme utilisées en éducation prioritaire en France pour obtenir une amélioration de l’évaluation du système éducatif français. Le récent rapport du CNESCO pouvant venir légitimer une telle orientation.
Entretien avec Michael Apple, « Nous sommes parvenus à ce que les élèves haïssent la lecture » (30 juin 2016).
L’états-unien Michael Apple nous met en garde au sujet des modèles éducatifs qu’est en train de regarder le Chili à travers sa réforme et sur le danger des tests.
Il s’agit de l’un des principaux philosophes de l’éducation au monde. Universitaire états-unien, professeur à l’Université de Wisconsin-Madison, Apple est l’un des principaux théoriciens de la pédagogie critique de Paulo Freire et la sienne est un regard inquisiteur sur l’éducation de son pays et du monde, du même ordre que ce qu’effectue Noam Chomsky en politique.
Le professeur nous reçoit dans la capitale chilienne où il est en voyage pour recevoir le Doctorat Honoris Causa de l’Université de Santiago.
– Qu’est-ce qui vous inquiète au Chili ?
– Le Chili a initié un type particulier de réforme durant les dernières décennies, basée sur les chèques, la privatisation, la professionnalisation des professeurs, la sélection des élèves. Bachelet est en train d’essayer de modérer et de changer ces réformes. C’est un package, mais certains de ces éléments me préoccupent. L’un d’entre eux, ce sont les chèques. Il est amplement prouvé que les chèques ne réduisent pas l’inégalité et que, dans le meilleur des cas, ils les maintiennent. Aux Etats-Unis également, ils ont eu des effets pervers.
– Qu’est-ce qui vous inquiète encore ?
– Ce que l’on appelle la professionnalisation des enseignants. Je vais donner un exemple états-unien, car le Chili s’est beaucoup inspiré de ce pays, depuis les Chicago Boys jusqu’à son armement. Obama, que je respecte, a proposé que le salaire des professeurs dépende pour partie des résultats aux tests des élèves. Mais nous savons que si nous regardons où tu vis et dans quoi travaille tes parents, je vais être capable de prédire, avec une petite variation statistique, comment cela va se passer quelque soit le test que tu passes. Ainsi, le système fait en sorte que les professeurs soient seulement préoccupés des tests, et on prépare les enfants à les réussir. Les professeurs sont moins professionnels, moins autonomes et la majorité des enfants reçoivent une éducation peu consistante, où on ne leur enseigne pas les sciences, ni l’art, ils ne lisent rien d’important, parce qu’on les évaluent uniquement en fonction d’habilités basiques concernant la lecture et les mathématiques. Je regarde le Chili au regard d’autres pays, je respecte les luttes qui y ont été menées pour la démocratie, mais cela m’inquiète que la réforme incorpore des idées qui proviennent des Etats-Unis ou de l’Angleterre, quand le débat est ailleurs.
-Vers où regardez vous à l’inverse ?
– Si le Chili regarde vers l’étranger, il doit savoir ce qui s’y passe. En Angleterre, on essaye de convertir les collèges en Académies qui dépendent du niveau local, qui rivalisent entre elles dans un système très similaire à ce qui a été impulsé au Chili. Cela réduit le présupposé public en faveur de l’éducation et favorise les collèges privés et les familles qui peuvent les payer. Nous savons que les quartiers détermineront les résultats des collèges. Nous savons que les collèges sélectionnent les élèves, bien que l’État l’interdit. L’idée du système, c’est que les parents choisissent, mais cela ne se produit dans aucun lieu du monde. Les collèges choisissent les enfants et leurs parents.
– Nous écartons l’Angleterre alors…
– Évidemment, il y a une nation qu’il vaudrait le coup de regarder : c’est la Finlande. J’ai passé beaucoup de temps en Finlande et cela me paraîtrait une bonne chose de suivre son exemple, si le Chili et les Etats-Unis, qui également aiment la Finlande, comme tous les autres pays, faisaient ce qu’il fait : doubler ou tripler le revenu des professeurs, payer leurs études après le bac, permettre des syndicats puissants. Nous aurions besoin en outre d’un système de sécurité sociale très fort, pour que la différence entre les riches et les pauvres soit faible. Au Chili, les inégalités sont énormes, comme aux Etats-Unis, où, en outre, elles vont en augmentant. En Finlande, si un père reste sans travail, son fils recevra des vêtements de qualité, pour que personne ne soit marginalisé parce qu’il n’a rien à se mettre. Si je voulais suivre le modèle d’un pays, je ne regarderais pas seulement son éducation, mais tout le reste.
– Vous regarderiez d’autres pays avec des bons résultats ?
– Premièrement, j’insisterai sur le fait que les bons élèves et les bons profs ne se mesurent pas avec des tests. Je suis né très pauvre. J’ai été le premier de ma génération qui ait terminé l’éducation secondaire. Et je suis ici, je suis professeur. Ainsi, je sais que parfois l’école peut compenser la pauvreté. Mais également, je sais que la majeure partie du temps, elle ne le peut pas, à moins que l’éducation soit liée à d’autres réformes sociales.
– Que pensez vous du cas de Singapour ?
– Dans le cas de Singapour, il y a des écoles d’élite, où les élèves reçoivent une éducation créative, intéressante qui vise à former des docteurs, des politiciens et des avocats. Le reste de la population est éduqué pour répondre à des tests. Et tu as un énorme groupe d’immigrants qui proviennent de Chine, d’Inde, des Philippines aux enfants desquels, simplement, on ne donne pas des tests. Shanghai est encore plus intéressante. J’ai donné des cours à Shanghai qui est une ville impressionnante. Imagine une ville où tous les immeubles sont comme celui que vous avez à Santiago (la tour du Costanera Center). On la voit très riche. Mais en Chine, près de 300 millions de personnes ont migré de la campagne vers la ville. Et la Chine a développé un système de laisser-passer de résidence pour se déplacer d’un côté à un autre. Avec les travailleurs, ils ferment les yeux, parce qu’ils ont besoin de main d’œuvre, mais ils ne leur permettent pas d’amener les enfants à la ville. Les enfants rentrent quand même, mais ils restent sans accès à l’éducation. On les éduque de manière illégale, dans des vieilles usines, dans des garages sans chauffage. Ou on les incorporent dans des programmes d’éducation spéciaux, mais en aucun cas, ils ne passent les tests. Seuls les enfants qui ont un permis de résidence vont à l’école publique et passent les tests. Mon avis c’est que les mesures peuvent être très trompeuses. Le Chili doit comprendre que s’il prend modèle sur Singapour, ou sur la manière dont on enseigne les mathématiques à Shanghai, il doit se demander ce qu’il sait de cette société.
– Quelle est l’alternative aux tests standardisés pour évaluer l’éducation ?
– Nous devons trouver des formes différentes d’évaluation. Dans le Maine, aux Etats-Unis, seul 25 % de l’évaluation des enfants et des professeurs se basent sur les tests. Le reste, c’est de l’observation, de la participation, on regarde le port-folio des étudiants, leurs performances en art, poésie, leur capacité à écrire des essais. Ce sont des évaluations qui prennent du temps et qui demandent du travail. Mais les professeurs sentent qu’on les traitent comme des professionnels et ils sentent qu’il n’ont pas un test au-dessus de leur tête chaque jour.
– N’y a-t-il donc rien que l’on peut apprendre des résultats des tests ?
– Une partie de la réalité peut être évaluée avec des chiffres. En éducation, les nombres sont les tests. Mais si vous demandez à quelqu’un qu’il évalue votre journée, cette personne ne vous répondra pas avec un chiffre, elle va raconter une histoire. Nous ne sommes pas des nombres, nous avons un récit plus riche à fournir. Je ne m’oppose pas à l’évidence, mais les enseignants et la communauté doit débattre de quelle évidence ils ont besoin. Quels résultats les professeurs vont évaluer ? L’éducation ne devrait pas seulement se caractériser par des tests, elle devrait donner aux élèves les capacités de réfléchir sur leur vie, pour penser à leur futur et à celui de leur nation. Sinon, l’éducation est une usine. C’est au collège que nous apprenons à coopérer, à partager, à être solidaires.
– Que se passe-t-il avec les élèves qui sont face à des tests ?
– Y compris dans les collèges où cela va bien, quand on demande aux élèves s’ils aiment lire, ils répondent des choses comme « non, je déteste cela ». La focale sur les tests génère une disposition négative face à l’apprentissage. C’est cela que j’appelle « le curriculum caché ». Les collégiens feront n’importe quoi pour améliorer leurs résultats aux épreuves, parce qu’eux et leurs professeurs dépendent de ces résultats et l’on a convaincu les parents que c’est la seule chose qui est importante. C’est ce qui se passe au Chili, aux Etats-Unis, en France, en Allemagne. Ce à quoi nous sommes parvenus, c’est à ce que les élèves détestent lire. Et quand nous leur demandons pourquoi, quand nous essayons de discuter avec eux, ils préfèrent jouer à Angry Bird. Parce qu’on leur a dit que lire n’est pas quelque chose de précieux pour eux, ce qui vaut la peine, c’est de réussir les épreuves.
– Dans quelle mesure l’éducation est-elle politique ?
– L’éducation est toujours politique. Je parle du concept de « connaissance légitime et officielle ». Sur les centaines de milliers de choses possibles, nous choisissons seulement certaines pour les apprendre aux élèves. Ce choix est un acte politique.