L’Universitaire Stanley Aronowitz est l’un des pédagogues critiques américains les plus connus. Il a contribué avec Henry Giroux a théorisé le concept d’enseignant comme intellectuel transformateur. Dans l’extrait de texte ci-dessous, il revient sur le rôle historique du mouvement ouvrier comme espace de formation intellectuel. Son texte se nourrit à la fois d’une connaissance de l’histoire du mouvement ouvrier que de sa propre expérience d’ouvrier, intellectuel autodidacte.

« Les mouvements travaillistes et radicaux comme espaces éducatifs »
extrait de l’article  de Stanley Aronowitz, « Contre la scolarisation : éducation et classe sociale » (2005)

L’intellectuel des classes laborieuses précède et se développe en parallèle avec l’émergence de l’enseignement public universel. Lors de la création des écoles publiques, à partir des années 1830, l’Ante Bellum Labor Movement, qui était constitué essentiellement de travailleurs qualifiés et instruits, assurait six années d’instruction de manière à ce que fusse transmis à ses enfants les éléments de base de lecture et d’écriture, mais il s’opposait à la fréquentation obligatoire des écoles secondaires. Les raisons étaient liées à leurs relations congénitales suspectes avec l’État qui ne manifestait aucune compassion pour la cause des travailleurs. Bien qu’opposé au travail des enfants, les mouvements de travailleurs étaient convaincus que la substance de l’éducation – littérature, histoire et philosophie – devait être fournie par leurs propres mouvements. Par conséquent, que ce soit sous une forme orale ou écrite, les organisations de travailleurs constituaient habituellement des universités alternatives aux écoles publiques. Le programme actif de nombreux mouvements de travailleurs et mouvements radicaux jusqu’à la Seconde guerre mondiale consistait dans une large mesure, dans une éducation à travers des journaux, des cours d’alphabétisation pour les travailleurs immigrés dans lesquels les supports de lecture étaient extraits des classiques socialistes et travaillistes, ainsi que de la littérature mondiale. En plus de cela, il y avait des cours qui étaient donnés par des universitaires indépendants qui parcouraient le pays au service des organisations qui développaient des programmes pour les syndicats et les organisations radicales.

Mais l’unité de production était également un espace d’enseignement. Les travailleurs qualifiés maîtrisaient leurs propres langues et l’anglais, et beaucoup lisaient et écrivaient abondamment. Les journaux syndicalistes et radicaux publiaient souvent de la poésie et des histoires écrites par des travailleurs. Les syndicats organisés par des socialistes, comme ceux des machinistes de l’industrie dans les usines de bière ou les boulangeries, parrainaient des programmes éducatifs, à une époque à laquelle le « contrat syndical » était encore une rareté, le syndicat était davantage une association éducative, politique et sociale qu’une agence de négociation de contrat et d’action collective. Dans son autobiographie, Samuel Gompers, le président fondateur de l’AFL, se rappelait que ses collègues producteurs de cigares embauchèrent un « lecteur » durant les années 1870 qui s’asseyait au milieu de l’espace de travail et lisait des classiques de la littérature et de l’histoire, mais également des contemporains de l’analyse politique et économique, comme des écrits de Karl Marx et Friedrich Engels. Des groupes de lectures se rencontraient à l’arrière des cafés, au siège du syndicat ou dans la filiale locale de l’aile socialiste des Nationality Federations. Ces groupes apparemment se consacraient à préparer les migrants pour qu’ils passent le test de langue obligatoire qui leur donneraient le statut de citoyens. Mais le contenu de la lecture, outre la lecture de journaux et de revues travaillistes et socialistes, était complété par des œuvres de fiction de William Shakespeare, par les grands romanciers et poètes du XIXème siècle, par les écrits de Marx et de Karl Kautsky. Dans les milieux anarchistes, Pierre Kropotkine, Moses Hess et Michael Bakounine étaient des lectures requises.

A New York, Chicago, San Francisco, et dans d’autres villes où les mouvements socialistes et communistes avaient un nombre important de membres et un cercle large de sympathisants, les partis organisèrent des écoles pour adultes qui n’offraient pas seulement des cours en lien avec des connaissances politiques et idéologiques, mais qui étaient des espaces où de nombreux élèves de la classe laborieuse et de la classe moyenne acquièrent une éducation générale. Parmi elles, à New York, la Rand School – orientée par des idées socialistes – et la Jefferson School (antérieurement, la Workers’ School) – parrainée par des communistes – qui ont existé jusqu’au débuts des années 1950, date à laquelle en raison du déclin d’une culture intellectuelle de gauche au sein des travailleurs et de l’ambiance politique répressive, elles ont fermé. Mais durant leur grande période, des années 20 jusqu’à la fin des années 1940, pour des dizaines de milliers de personnes de la classe laborieuse – parmi lesquelles beaucoup d’élèves des écoles secondaires et des travailleurs de l’industrie -, ces écoles furent des universités alternatives. Ces écoles avaient des curricula divers et n’offraient pas seulement des cours qui promouvaient l’idéologie et le programme du parti. Beaucoup de cours portaient sur l’histoire, la littérature et la philosophie, et au moins à Jefferson School, l’élève pouvait étudier l’art, le théâtre et la musique comme le pouvait également ses enfants. La tradition a été reprise brièvement par la Nouvelle gauche, dans les années 1960, qui dans des espaces semblables a parrainé des universités libres où le terme « libre » [free] ne désignait pas une absence de frais de scolarité, mais qu’elles étaient idéologiquement et intellectuellement indépendante aussi bien des partis traditionnels de gauche que du système scolaire conventionnel. Moi-même, j’ai participé à l’organisation de l’Université Libre de New York et de ses deux continuatrices. Sans filiation avec le mouvement travailliste et les partis socialistes, elle a attiré des milliers d’élèves – surtout des jeunes – chaque semestre et dispensait un vaste ensemble de cours qui étaient donnés par des personnes qui avaient des orientations intellectuelles et politiques divergentes, y compris des libertaires qui se sentaient attirés par l’absence de sectarisme de l’école.

Quand j’ai travaillé dans une usine d’acier à la fin des années 1950, certains d’entre nous formèrent un groupe qui lisait la littérature contemporaine, sur l’histoire du travail et de l’économie. Je discutais des livres et des articles de revues avec certains de mes collègues travailleurs dans des cafés ou à des moments libres. Tony Mazzocchi, qui était en même temps travailleur et union officer d’une association de travailleurs dans le domaine du pétrole, de la chimie et de l’énergie atomique à Long Island, a organisé un groupe similaire et a eu connaissance de beaucoup d’autres cas où les jeunes travailleurs faisaient de même. Certains de ces groupes sont devenus des groupes électoraux qui ont contesté les leaders syndicaux locaux, d’autres ont surtout été développés pour une auto-édification des participants et n’avaient par d’objectifs politiques concrets.

Il y a dans presque tout lieu de travail une personne ou un ensemble de personnes vers qui les autres personnes se dirigent pour obtenir des informations sur les lois, le contrat syndical, la politique contemporaine ou également important, elles y recourent comme source d’éducation générale. Les individus peuvent ou non être scolarisés, mais jusqu’à la fin des années 1950, ils avaient rarement été à l’Université. Ils étaient et ce sont éduqués par eux-mêmes. Dans mon cas personnel, j’ai quitté l’Université de Brooklyn un peu moins d’un an après, j’ai travaillé dans une série d’emplois dans le secteur de la production industrielle. Quand je travaillais sur le poste de nuit, je sortais du travail à 8h00 du matin, je prenais mon petit déjeuner et je passais quatre heures à la bibliothèque avant de rentrer à la maison. J’ai lu surtout de l’histoire américaine et européenne, de l’économie politique – surtout les physiocrates, Adam Smith, David Ricardo, John Maynard Keynes et Joseph Schumpeter. J’ai lu le Capital de Marx durant l’école secondaire et j’en ai acquis les trois volumes.

Un de mes amis, qui s’appelait Russell Rommele, qui travaillait dans une usine non loin, a été également un autodidacte. Son père était un travailleur germano-américain de la première génération dans une usine de bière et n’avait pas de grands intérêts littéraires. Mais Russell avait été soumis à un large éventail de travaux historiques et philosophiques en tant qu’élève dans l’école préparatoire « Sainte Bénédicte », une institution jésuite. Les pères traitaient Russell de manière à le conduire vers le sacerdoce et ils l’ont formé à la théologie et à la théorie sociale. Cette expérience l’a radicalisé et il a décidé de ne pas répondre à l’appel de la vocation, en entrant dans la classe travailleuse industrielle. Comme moi, il était actif dans un syndicat et dans la politique du Parti Démocrate de New York. Quand j’ai travaillé récemment comme éducateur dans un syndicat local de l’industrie automobile, j’ai été en lien avec plusieurs syndicalistes actifs qui étaient des intellectuels. La principale différence entre eux et ceux de ma génération, c’est qu’ils ont une licence, cependant aucun affirme avoir acquis son amour pour la connaissance ou sa perspective d’analyse à l’école. Un d’eux est un ancien membre d’une organisation radicale et un autre a appris ce qu’il sait de la politique à travers la participation à un groupe d’étude, formé dans une unité de production qui constituée un groupe électoral syndical, organisé par un membre d’un groupe socialiste qui s’est dissous au milieu des années 1990, quand il a perdu une élection syndicale cruciale. Dans les deux cas, après la disparition de leurs associations organisatrices, ils continuèrent leurs habitudes de lecture, d’écriture et d’activités syndicales.