Chronique « Nos mots et les leurs » n° 9
Depuis que le penseur libéral Alain Minc l’a mise à la mode il y a vingt ans comme « nouveau maître mot »1, l’équité s’insinue dans tout le discours social comme substitut de l’égalité.
Ainsi, pour Sarkozy2, c’est le souci de l’ « équité » qui commandait la réforme des retraites de 2010, ou l’imposition des indemnités versées aux accidentés du travail, ou en 2007 une exonération d’impôt au bénéfice des chefs d’entreprise, ou … la réforme du sport de haut niveau.
Mais les gouvernants actuels ne sont pas en reste. Pour Valls (discours aux « Journées de la refondation de l’école » le 3 mai 2016), l’alignement des indemnités des enseignant-e-s du primaire sur celles des enseignant-e-s du secondaire est une « question d’équité », pas d’égalité. C’était déjà le propos de Vallaud-Belkacem qui réclamait en 2014 (déclaration du 13 novembre) « davantage d’équité » entre enseignants du primaire et du secondaire.
De même, c’est dans une perspective de recherche de l’ « équité » que la ministre de l’Education nationale situe son désir de réduire les écarts entre élèves (ceux de REP et les autres, les enfants de cadres et les enfants d’ouvriers, etc., discours du 25 septembre 2015 au colloque « Lire et écrire au CP »). Et à propos de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, c’est pareillement un « partage équitable » du congé parental qu’elle proposait en tant que ministre du Droit des femmes (Les Echos, 1er février 2013).
Ces deux notions sont pourtant très différentes et, dans le domaine social, largement antinomiques.
L’équité, notion issue entre autres des travaux du philosophe américain John Rawls sur les « inégalités justes », consiste à « attribuer à chacun ce qui lui est dû par référence aux principes de la justice naturelle » (Larousse), indépendamment du droit positif en vigueur. Les défenseurs de l’équité argüent que c’est elle qui justifie la « discrimination positive » (par exemple donner plus de moyens que la norme aux établissements en REP).
Mais l’équité suppose une « appréciation juste » de ce qui est dû à chacun. Or qui décide de ce qui est « juste » sinon celui a le pouvoir de donner plus ou moins ? C’est là qu’est l’enjeu principal autour de cette notion de « justice ». Si je donne 5/20 à un devoir et 15 à un autre, c’est « équitable » mais en fonction du barème que j’ai moi-même établi, et qui pourrait être tout à fait différent (il suffit de voir les discussions sans fin entre correcteurs d’examens).
Et dans les domaines économique ou politique la question devient plus cruciale encore : qu’est-ce qu’un « salaire juste » ? C’est évidemment celui que le patron ou son évaluateur maison aura estimé juste, en fonction du mérite, du travail ou de l’effort du salarié. Car l’équité est indissociable de ces notions d’effort, de travail, bref de mérite individuel, voire de « don » ou de « talent », et constitue dans tous les cas une dérogation au droit (c’est précisément ce qu’on appelle juridiquement « juger en équité »).
L’égalité au contraire est par définition une égalité des droits et devant la loi, une isonomie (que traduit le fameux « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » de la Déclaration des droits de l’homme de 1789), qu’il s’agisse de l’égalité sociale (égalité des droits sociaux) ou de l’égalité civile (égalité devant la loi).
Mais l’égalité ne peut rester celle de droits formels, sinon on tombe dans l’« égalité des chances » du système libéral : chacun a le même droit théorique, s’il ne s’en saisit pas, faute de capital économique ou culturel, ou par « manque d’effort », tant pis pour lui, et on retrouve l’équité : chacun a eu ce qu’il « méritait ».
Il est nécessaire de lutter pour une égalité réelle, faute de quoi on reste dans un système où, comme actuellement (voir le récent rapport du Cnesco3), avec des notes au contrôle continu du brevet comprises entre 8 et 10, 66 % des enfants de cadres demandent une orientation en seconde générale et technologique contre seulement 30 % des enfants d’ouvriers.
Ainsi le droit à l’éducation implique pour être effectif une « égalité de résultats scolaires » : chacun-e doit pouvoir accéder à l’éducation optimale et la poursuivre.
Revendiquer un système scolaire équitable, c’est accepter le maintien du système actuel où, comme le rappelle à juste titre le rapport du Cnesco, « l’égalité des chances dans une perspective méritocratique domine encore largement l’organisation du système scolaire, même dans l’enseignement obligatoire ».
Revendiquer une école égalitaire, c’est chercher à construire un système qui, tant par ses structures que par ses pratiques, rompe résolument avec cette vision pour dégager chacun et chacune, autant qu’il est possible dans une société capitaliste libérale (d’où la nécessité de lutter en même temps pour changer la société), du poids des inégalités sociales, économiques ou culturelles.
1 Rapport « La France de l’an 2000 » remis au premier ministre Balladur en 1994.
2 Voir de nombreux exemples dans l’ouvrage collectif Dictionnaire critique du sarkozysme, Lignes, 2010.
3 « Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités ? », septembre 2016.