En résonance avec les chroniques de Véronique Decker, Marie-Cécile Plà nous envoie ces échos, déjà réfléchis, mais tellement vrais :
Tranches de vie (le titre est en en référence à François Béranger)
Marcel arrive très content au CAPP: il a super bien mangé à la maison . il ne mange pas à la cantine ; trop cher. Il va me décrire son repas au moins 20 fois tout au long de la séance.
Un super grand steak (Il va le dessiner au tableau.), un cordon bleu avec plein de mayo dans du pain, de la cristalline fraise et un tiramisu. La cristalline surtout l’a ravi : « j’en ai bu au moins 4 grands verres ! »; je n’ai pas osé lui demander ce qu’il mange d’habitude ni le pourquoi de ce festin, je n’ai pas osé lui gâcher sa joie, d’autant qu’il avait été “oublié” dans l’appartement vide lors de la dernière sortie familiale.
Grand seigneur, il triche pour me laisser gagner à tous les jeux en ponctuant ses défaites d’un : “c’est pas grave, j’ai bien mangé.”
J’en ai été curieusement émue . mais que mange-t-il d’habitude pour s’émerveiller à ce point d’un repas plutôt bas de gamme à mon sens mais qui parait l’avoir totalement ravi?
Le frère d’Adama est en prison . Adama me raconte qu’il est très content, qu’ils ne sont que deux dans sa cellule (Adama dit sa chambre) , qu’il a la télé, qu’il fait du sport et que la nourriture est bonne, qu’il n’a aucune envie de sortir et que la prison c’est super. Mais quelle genre de vie connaissait-il pour préférer la prison à la liberté ? Et quel exemple pour le petit frère?
Ania ne fait rien à l’école . Elle n’apprend pas à lire, dessine de jolis traits de couleurs sur sa feuille; des sortes de barreaux et rien d’autre . Papa est en prison et toute la famille va se faire expulser de son logement incessamment sous peu. On a commencé à jouer avec la jolie maison de poupées et ses meubles délicats . elle les prend, les place et les range, très précautionneusement.
Zania ne parle pas ; elle mange ses doigts et ne dit pas un mot aux adultes . elle ne dessine , ni n’écrit, ni ne lit. Ses grands yeux, très attentifs surveillent le monde avec un air de: ” vous ne m’aurez pas comme ça”. Que lui est-il arrivé?
Manuel ne veut pas aller en colo , a trop peur de laisser sa mère. Il a lui aussi décidé de s’arrêter de penser. Papa pas là, maman pas bien . Et la foultitude des emmerdes qui tombent sur les pauvres gens . Alors il passe ses journées le nez en l’air … Mais se défoule un peu (trop) à la récré.
Comment sortir ces enfants de cet état d’apathie apparente alors qu’ils ne font que “fuir les aléas et les frustrations qu’engendre notre relation avec le matériau récalcitrant du monde réel, humanité comprise”. Comment les ramener à nous “quand c’est au terme de cette fuite que la tension entre le moi et le monde peut être complètement surmontée.” Matthew Crawford, Contact. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, les tirer, les remettre au monde des vivants, tel Orphée son Euridyce.
La maman de Soussou travaille de nuit. Quand elle n’est pas là, il se lève et regarde la télé toute la nuit. Évidemment en classe, il ne donne pas le meilleur de lui même. Il confond virtuel et réalité . Il m’a fallu des mois pour qu’il accepte l’idée que la troisième dimension était la notre , point, ligne, plan – Kandinsky – mais que la quatrième restait à découvrir et que les voyages inter galactiques n’étaient pas à notre portée, enfin pas encore. Il a enfin cessé de dessiner ce qu’il appelait des “villes du futur ” sans portes, ni fenêtres, ni couleurs, ni sens, à coup de traits tirés un peu au hasard, à la règle. Maintenant, il fait des courbes et pose sur sa feuille des dessins d’animaux, des vrais objets très coloriés.
Après le feuilleton d’Hermès on s’intéresse à Poil de carotte. Passer de: “Toi aussi tu regardes Gulli?” à la stupéfaction d’apprendre qu’il s’agit non seulement d’un livre mais surtout d’une histoire réelle, écrite par le vrai petit garçon devenu grand l’a laissé pantois .
Michel après s’être fait renvoyer de son collège une première fois, doit encore passer chez le juge. Ce coup ci, il s’agit d’ un vol de trottinette: “mais c’est pas lui, c’est les autres qui…” Alors je lui raconte comme ma petite fille avait pu être choquée quand des affreux de son acabit, lui avait chouravé sa trottinette et comment il lui avait fallu passer par le commissariat de police pour la récupérer. Et là, petit miracle , je le vois se transformer : ça y est , il entend, il comprend. Il s’est mis à la place de l’autre; wahou! Enfin il va pouvoir tenir un autre discours au juge que le sempiternel “c’est pas moi m’sieur!”
“Pendant c’temps là” ( chanson de la compagnie jolie môme) ; mes petites filles préparent leur spectacle de fin d’année, découpent, dessinent, lisent, construisent des maisons de carton , font de la balançoire, du toboggan et adorent patouiller la pâte pour confectionner de gros gâteaux au chocolat . Le dernier était superbe avec ses décorations en nounours .
Elles rient, se chamaillent , se pavanent en robes de princesses, s’écorchent les genoux , bousillent leurs godasses , pleurent et se marrent. Elles
ont des projets qui changent selon les jours et les saisons. La grande veut être archéologue ou astronaute, la petite hésite entre maîtresse d’école, princesse, pâtissière ou …. Ce qui lui passe par la tête. Des vraies enfances, papa, maman, des livres, un jardin, un chat et un petit frère; des vies qui devraient être la norme.
M. Bennassayag nous prévient contre la facilité qu’on peut avoir à se contenter de pâtir sur l’état du monde sans espoir de de l’améliorer mais force est de constater que dans nos métiers dit du “care” on a de plus en plus le sentiment de remplir le puits sans fond de Pofise Forêt avec la casserole percée de Ponti . (Okilele)
Face à la misère (matérielle mais aussi et surtout morale) qui monte, grande est la tentation de se laisser engloutir, et de ne plus croire en son efficacité. Mais si nous, rééducateurs ne croyons plus en nous, si nous cessons de défendre notre métier, qui défendra Michel, Ania, Soussou et les autres ?
Sans prétendre pouvoir sauver Marcel de la misère ou Michel de la délinquance, sans non plus se contenter de jouer le colibri, faire ce qu’on doit, sans déchoir, sans manquer à soi même. Je me permettrais de citer Corinne, une rééducatrice qui dans un courrier me disait: “tu retrouves le plaisir de travailler et puis tu le fais comme tu veux. Tu décides de faire comme tu as appris, comme il te semble important de travailler et puis le reste tu t’en fiches! et si demain on t’envoie ailleurs tu n’auras pas dérogé. Y’a pas pas de concessions possible. tu fais comme tu sens.”
Alors à quelques jours de notre congrès j’ai envie de vous dire : sans déroger , sans concessions honteuses ; ensemble on continue!
Douce nuit – ONA MOVE – Yalla! – Yang-Kà!
Marie-Cécile Plà
Les papiers, le combat de la dignité, mille voix, mille chants l’Harmattan 15€50