Après 10 années d’existence, Les Assistants de Vie Scolaire accèdent en septembre 2016 à une formation consacrée par un diplôme d’état, à un salaire décent, en un mot ils sont devenus des travailleurs sociaux.
Mais quel bilan a été fait lors de cette décennie sur ce dispositif à l’école ? Les inclusions scolaires sont certes évaluées par le ministère. Combien d’enfants en situation de handicap scolarisés dans l’année ? Combien d’inclusions en classe ordinaire au cours de l’année, de projets personnalisés de scolarisation réalisés dans l’établissement, d’unités d’enseignement autisme en maternelle, combien de contrats d’AESH signés, combien de CDI, combien de contrats aidés ? Combien de partenariats mis en place avec les établissements sociaux et médico-sociaux du secteur? Les comptes sont faits et pour le ministre de l’Education Nationale, c’est une réussite.

Mais quand une AVS propose une autre évaluation, une autre expertise, le bât blesse. Forte de son expérience, Elise, pendant 5 ans, a expérimenté la fonction d’AVS individuelle et d’AVS collective, et dévoile une réalité toute autre. Et c’est tout d’abord les chiffres de ces évaluations qui apparaissent brutalement irréalistes, évaluations épurées de tout contenu politique et éthique, de toute vérité, des simulacres consacrant, dirait Roland Gori, le règne de l’imposture.

ELSA AVET

Journal d’une AVS, 1ère partie :

Rentrée 2010 

Je retourne au lycée, presque 10 ans après l’avoir quitté; pas en tant qu’élève, non, en tant qu’AVS : Assistante de Vie Scolaire. En ce premier jour, je ne sais qu’une chose, je suis la personne chargée d’en aider une autre, une personne handicapée. Aucune idée de ce que peut être le handicap en question; aucune idée non plus sur la façon dont je suis censée apporter mon aide. Les vagues instructions reçues m’apparaissent très superficielles. Prendre en note à la place de l’élève, si nécessaire, mais ne surtout pas tout faire à sa place ; réexpliquer les consignes s’il le faut, mais lui laisser le temps de réfléchir, et puis, surtout, faire appel à son bon sens, n’est-ce pas. Le bon sens. L’idée me laisse perplexe. Le métier est essentiellement exercé par des femmes, et il semble acquis que de ce fait, nous soyons à même de prendre soin de quelqu’un d’autre, à fortiori de quelqu’un d’autre supposément plus faible, plus fragile, plus en difficulté, en un mot : handicapé. Suggère-t-on qu’une femme serait mieux disposée par ses qualités intrinsèques ou par son « instinct maternel » pour exercer cette fonction ? Par la suite, émergeront plusieurs questions autour de ce terme, mais en cette rentrée, mon questionnement principal est plus prosaïque : comment le jeune homme que je vais rencontrer pour la première fois va-t-il accepter ma présence? Je suis tout de même censée rester à ses côtés, dans la classe, lui, jeune homme de 17 ans, parmi d’autres élèves, et moi, adulte, comme une interférence dans la classe. Je crains qu’il ne se sente stigmatisé. Ce sera ma première surprise : toute sa scolarité ou presque s’est déroulée “accompagnée”, aussi, à peine entré-je dans la classe où le cours de français a déjà débuté qu’il pousse son sac, laissant vacante la place à côté de lui. J’aborde toutefois le sujet dès que possible; il ne parait pas gêné par ma présence, évoque son ancienne AVS, avec qui il a passé les deux années précédentes, il semble tenir pour acquis que pour lui, c’est comme ça. Les heures de permanence doivent être consacrées aux devoirs de l’élève. Nous avons à notre disposition une petite pièce où travailler, quand le reste des élèves de la classe peut s’installer en salle de perm ou au CDI. Nous ferons peu usage de cette salle : d’une part, Samir est très assidu dans ses devoirs, il n’est pas justifié de lui en demander plus ; d’autre part, c’est plutôt dans ses relations aux autres qu’il manque parfois d’aisance, et il me paraît plus pertinent de favoriser une vie scolaire « normale », avec et au même endroit que ses camarades, qui par ailleurs l’acceptent bien. Pourquoi devrait-il être tenu à l’écart ?

L’entretien que j’ai passé avant d’être embauchée ne m’a pas permis de saisir les modalités attribuant la présence d’une AVS à un élève ; j’ai signé un contrat de 33 heures (et ce bien que la semaine d’un lycéen n’en compte pas autant), et ces heures doivent en principe être réparties pour deux élèves : Samir, que j’ai rencontré, et Jean-Luc, dont l’état de santé ne lui permettra de venir que plusieurs semaines après la rentrée. En attendant, la proviseure insiste pour que je passe le plus de temps possible avec Samir, qu’il en ait besoin ou non. En dehors de certaines matières où mon aide est bienvenue, je me sens inutile la plupart du temps. Je crains même que ma présence soit contreproductive. Et surtout, quel ennui… J’apprendrais peu avant l’arrivée de Jean-Luc que la notification de la MDPH concernant Samir était de … 9 heures par semaine. Et par la suite, après l’arrivée de Jean-Luc, il arrivera qu’en raison de leur emploi du temps respectif, je sois forcée d’abandonner les rares cours où Samir aurait apprécié ma présence.

En octobre a lieu une réunion d’information au sujet de la MDPH. Très vite les interrogations des AVS présentes ce jour-là se concentrent sur un autre thème : difficultés rencontrées avec « leur » élève. « Il ne m’accepte pas », « Je ne sais pas comment l’aider », « Il fait des crises », et plusieurs fois « Pourquoi ne peut-on pas connaître son handicap ? » La réponse tient au secret médical, nous ne sommes pas des personnels soignants. Il est vrai que connaître le handicap ne résoudrait probablement pas les difficultés, mais la question illustre bien l’incompréhension dans laquelle se trouvent beaucoup d’entre nous. Mais là n’est pas le sujet du jour, et nous repartirons avec nos interrogations.
Enfin, soyons rassurées : nous bénéficierons d’une formation, qui aura lieu en mars, soit plus de 6 mois après la rentrée. Et quelle formation! Durant une semaine, les AVS de la circonscription sont réunies dans une salle, où se succèdent différents intervenants. AVS individuelles, collectives, de la maternelle au lycée, nous sommes toutes là, avec des problématiques diverses et variées, mais le contenu est le même pour toutes : beaucoup d’explications autour de l’autisme, des rappels sur ce qu’il faut faire ou pas. Quelques AVS témoignent de leurs difficultés. La réponse est souvent la patience, il faut laisser le temps. Le but ultime est que l’élève soit le plus possible comme les autres : pas trop bruyant, pas trop remuant, il faut qu’il satisfasse le plus possible aux exigences de la classe. L’AVS est chargé de contenir les crises quand elles surviennent, et il sera souvent question de la façon dont on peut s’y employer, mais en termes très généraux. Bon. On fera comme on peut…

Première année en CLIS (classe pour l’inclusion scolaire) 

J’arrive dans une école d’Argenteuil. Je sais seulement qu’une CLIS est une classe composée de 12 élèves, “en situation de handicap lié à des troubles des fonctions cognitives ou mentales”. La maîtresse enseigne depuis un an ou deux, c’est sa première année en CLIS. La maîtresse précédente avait passé 10 ans dans cette classe. Après son départ, l’enseignante actuelle a demandé à reprendre le poste, qui lui a été accordé, bien qu’elle n’ait pas la formation normalement requise, une situation assez fréquente : peu d’enseignants postulent pour ce type de classe, aussi est-il accordé à qui en fait la demande, à défaut de postulant. L’enseignante, dans la mesure ou sa première année au sein de l’école s’était bien passée a postulé pour cette classe afin de pouvoir rester au même endroit. Or, en début de carrière, les enseignants sont affectés dans des écoles différentes chaque année avant d’être titularisés. Pas sûr que ce soit une motivation suffisante pour enseigner dans une classe comme celle-là ?
Dès le premier jour, je me sens rapidement mal à l’aise : je ne sais pas ce que je suis censée faire. Aider les enfants, d’accord, mais comment ? Quelle place dois-je occuper par rapport aux élèves, et à la maîtresse? Finalement je trouverai ma place auprès des élèves ; auprès de la maîtresse, beaucoup moins. A ses yeux, l’AVS est plus ou moins utile au rangement de la classe et à la réalisation de photocopies. J’apprendrai de la part de la directrice de l’école que la maîtresse trouve très agaçant de me voir lire pendant les pauses. Par ailleurs, il m’arrive assez souvent d’être en retard, de 5 à 15 minutes. Il y a de gros travaux sur mon trajet et le temps de parcours est donc très variable; elle ne le supporte pas, et quand j’évoque un aménagement des horaires, elle refuse, parce que j’ai un contrat de 33h (chose étrange car il n’y a classe que 24h par semaine, mais c’est ce qui est proposé dans le département). Elle n’aura de cesse de me reprocher mes retards, insistant pour que je reste 15mn de plus le soir après la classe, une fois les élèves partis, pour “rattraper”. En classe, elle me parle peu, nous n’avons aucun échange concernant la vie de la classe ou la façon dont nous travaillons. Malgré tout, elle consent peu à peu à me confier des groupes de travail, c’est-à-dire une activité avec un petit nombre d’élèves. Depuis le début, je suis gênée par la façon dont la maîtresse s’adresse aux enfants, ou parle d’eux (“petite sotte!” “Oh celle là, c’est une plante verte…”). 
L’une des premières choses que je ressens dans cette classe, c’est une forme de violence ; j’ai la sensation que les enfants sont en situation de grande souffrance, pour diverses raisons. Petit à petit, j’apprends certains détails sur la vie de chacun : untel est parfois violenté à la maison, untel vit avec toute sa famille dans un appartement minuscule; une telle a été placée, et la famille d’accueil paraît négligente (la petite fille aura des poux pendant des mois, au point d’en avoir le cuir chevelu à vif). La plus jeune de la classe vit une situation familiale très difficile; elle vit seule avec sa mère, qui est très malade et survit grâce à un respirateur artificiel, et paraît très isolée. En classe, elle est presque mutique. Elle s’appelle Amina et se voit désignée comme “la plante verte”.

Elle est assise au premier rang, à côté d’un autre élève lui-même en grande difficulté. Elle ne parle pas. Même lorsqu’elle n’a pas d’activité, elle reste immobile et ne demande rien. Elle ne prend aucune initiative, ne s’agite pas, et ne répond pas ou à peine quand on lui adresse la parole, mais obéit à ce qu’on lui demande. Elle semble craintive, et se replie sur elle-même quand la maîtresse hausse le ton, même si c’est sur un autre élève. Pas de chance, son attitude exaspère la maîtresse, qui la houspille “Alleeeeez, on se bouge! C’est incroyable d’être aussi molle !” Ou encore, à une collègue : “Celle-là, c’est la plante verte de la classe!”  Et Amina de se recroqueviller plus encore ; son regard semble s’éteindre. 
Il y a une petite salle attenante à la classe, et c’est là que parfois, avec un petit groupe d’enfants, je mène une activité de jeu de société. Un jour, c’est au tour d’Amina et de trois autres élèves de participer. Nous faisons un jeu de vocabulaire, avec des images à reconnaître. L’avancée du jeu est parfois un peu laborieuse, entre la difficulté de nommer les images et avancer son pion grâce au dé, mais les enfants se prennent au jeu. Et Amina aussi : elle parle. Petit à petit, elle prend confiance, et coupe parfois la parole à l’enfant qui peine à nommer un objet. Je suis surprise, car si je me doutais qu’elle comprenait bien plus que ce qu’elle montrait, je ne m’attendais pas à ce qu’elle se détende si vite. C’est vrai que l’atmosphère est propice : un petit groupe, une petite salle, un jeu, et non pas un travail. Je taquine un peu Amina, et soudain, elle se met à rire, à rire vraiment, et à parler, se lever. Le jeu s’achève dans un joyeux désordre. Je n’avais jamais vu Amina sourire. Il est temps de rejoindre la classe. A peine passé le seuil, elle disparaît de nouveau. Elle rejoint sa place et ne bouge plus. Je dis à la maîtresse ce qui vient de se passer, mais elle reste incrédule et ne réagit pas vraiment. Quant à moi, je sais qu’Amina n’est pas une plante verte, Amina sait juste se rendre invisible… 

Début janvier 2011: L’inspecteur

La maîtresse reçoit cette année la visite de l’inspecteur, et ça y est, elle a les dates: ce sera le 28 janvier. Elle en parle souvent à ses collègues, ne sachant pas à quoi s’attendre, elle est inquiète. Tout doit être parfait! Débute alors dans la classe une campagne d’affichage : en effet, il faut que la salle soit accueillante et regorge de supports pédagogiques judicieusement choisis. J’accroche donc fiches de sons et syllabes, posters mathématiques ou grammaticaux. Les enfants ne s’intéressent pas tellement à ce que je fixe sur le mur. De fait, cela ne leur est pas destiné! S’il faut tout préparer, c’est en vue de l’inspection, pour cette heure et demie que l’inspecteur passera en classe, mais à aucun moment les enfants ne seront sollicités. On ne leur expliquera même pas l’utilité des nouvelles affiches au mur. Ce n’est pas tout. D’autres choses peuvent agrémenter la visite: la maîtresse songe à un classeur qui rassemblerait les œuvres d’art vues en classe. Elles sont au nombre de 2 ou 3, croisées dans un livre de bibliothèque, mais il y en aura d’autres, mettons-les d’avance! Glissons donc de médiocres reproductions dans des pochettes plastiques! L’idée pourrait être bonne, de faire entrer un peu d’art en classe, mais la présentation choisie ne rend pas du tout justice aux images.  Depuis le début d’année, il y a des moments dans la journée où il m’arrive de m’ennuyer : la classe est calme, je n’ai rien à faire, et la maîtresse me sollicite peu : j’ai donc le temps de préparer un “petit musée de classe”, une sorte de livre où je tâche de mettre en valeur les œuvres sélectionnées, avec le titre et le nom de l’artiste (“C’est pas la peine, ils ne le liront pas”, dit la maîtresse). Les tableaux vont de Munch à Picasso, en passant par Van Gogh et Delacroix. Difficile de donner une cohérence à l’ensemble, et, de plus, certaines reproductions sont en noir et blanc. Mais la couleur est chère! Munch restera donc à l’état de photocopie. La maîtresse ne m’en demandait certes pas tant, mais j’ai besoin de faire quelque chose. Ce petit projet ne me déplaît pas, je coupe, découpe et colle, espérant obtenir un bel objet dont les élèves pourront profiter, bien que je doute que l’art fasse une entrée fracassante dans la classe. Les temps d’art visuel sont rares. Malgré tout, je vois que la maîtresse n’est pas mécontente du résultat. Bien qu’elle se garde de me le dire, je l’entends évoquer le sujet avec ses collègues. Bon, je mets les dernières touches à mon œuvre reliée au scotch, sans savoir que je n’aurai pas l’occasion de connaître l’issue de la chose: une rencontre va changer le cours de l’année pour moi. Je ne saurai pas comment s’est passée cette fameuse inspection mais je crois pouvoir supposer que seul l’inspecteur aura eu l’honneur de feuilleter mon “livre”.
(à suivre)

ELISE CAILLEAU