Avis et Opinion
« Je peux bien penser ce que je veux ! » est un élément défensif récurrent chez les élèves confrontés à la remise en question de leur opinion. Ils ont raison au plan juridique : la déclaration universelle des droits de l’homme stipule dans son article 19 que « tout individu a droit à la liberté d’opinion ». Ils ont tort en termes d’apprentissage, si du moins on assigne à l’enseignement le développement de l’esprit critique et de la pensée rationnelle. L’opinion dans le domaine scolaire est ainsi au cœur d’un véritable conflit entre deux principes (1).
Une opinion est en effet un jugement personnel qui peut être juste ou non, ou, comme le dit le dictionnaire de l’Académie, une « conviction, croyance fondée sur les impressions des sens et de l’imagination, qui s’oppose à la connaissance rationnelle ».
Si les élèves peuvent légitimement avoir des opinions et sont à juste titre autorisés à les exprimer, il convient en revanche de les amener à les transformer au minimum en avis. Un avis est aussi un jugement personnel, mais résultant d’une réflexion, et, dans son acception générale, destiné à être communiqué, ce qui suppose un débat ou au minimum un échange socialisé. Ce sont là deux différences essentielles avec la simple « opinion » : celle-ci n’est pas étayée par le raisonnement et représente l’expression brute d’une individualité. En d’autres termes, on exprime une opinion mais on donne un avis.
Pourtant, l’opinion est entrée dans l’enseignement, en particulier en français ou en philosophie, opposés pour l’occasion aux disciplines scientifiques. En 1999, lors de la réforme des programmes de lycée, le président du Groupe technique disciplinaire de lettres, Alain Viala, n’hésitait pas à déclarer : « Je voudrais rappeler que notre domaine [les lettres] est très simplement et très clairement celui des opinions ». Certes, comme il le rappelait, enseigner l’expression des opinions ne signifie pas valider celles-ci, et s’avère même nécessaire pour, justement, permettre de les décrypter et d’en évaluer la fausseté éventuelle. En outre, on est loin des pays où les croyances, notamment les approches créationnistes, sont présentées aux élèves à égalité avec les savoirs (2).
Mais l’opinion a aujourd’hui envahi tout le champ social et s’y est imposée, depuis les « sondages d’opinion » qui se substituent au débat politique jusqu’aux « micro-trottoirs » qui remplacent l’information journalistique, en passant par les émissions télévisées comme la déjà ancienne « C’est mon choix » et par l’avalanche de réactions brutes déversées sur les bien mal nommés « réseaux sociaux ». L’avis étayé donné aux autres dans l’échange cède la place à l’opinion exprimée dans la concurrence ou l’opposition aux autres.
L’opinion prévaut dès lors sur l’argumentation, sur l’analyse, sur la raison, en un mot sur la connaissance, et le risque est grand de voir chez nos élèves, soumis à une telle pression, s’installer une confusion entre défense d’une argumentation et expression d’une opinion.
N’oublions pas enfin que, si l’opinion a pu occuper une telle place, c’est qu’elle correspond aux attentes actuelles des classes dominantes. L’idéologie libérale privilégie l’individualisme, le « chacun pour soi et gagne qui peut » et méprise le collectif et l’égalitaire. Dans le domaine de l’enseignement, comme je l’écrivais naguère (3) : « “c’est mon choix” exclut de fait tout débat, et, partant, toute tentative d’apprentissage collectif, raisonné et critique. » Autant de gagné pour ceux qui entendent réduire les solidarités et les capacités de contestation des futurs travailleurs…
(1) : Les programmes récents en témoignent à leur façon. Ainsi le Programme d’enseignement moral et civique pour l’école élémentaire et le collège (arrêté du 12-6-2015) « met en œuvre quatre principes : principes a)- penser et agir par soi-même et avec les autres et pouvoir argumenter ses positions et ses choix (principe d’autonomie) […] c)- reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie (principe de la coexistence des libertés) ».
(2) Par exemple, depuis 2015, en Espagne, le programme de l’enseignement de religion, qui compte comme option pour le baccalauréat, demande aux élèves de « reconnaître avec admiration et s’efforcer de comprendre l’origine divine du cosmos et de distinguer qu’il ne provient pas du chaos et du hasard ».
(3) Former sans déformer ni conformer, L’Harmattan, 2013.