Identifier l’échec scolaire à des troubles de l’apprentissage
relevant d’anomalies de type neuro-psychologique, voilà une stratégie de gestion de la difficulté scolaire inédite en France. Elle ouvre un vaste champ d’intervention aux spécialistes des neuro-sciences cognitives et plus globalement aux professions de santé qui depuis un demi siècle ne cesse de se développer. Ceci confirme la tendance qui n’est pas nouvelle à médicaliser la société. De fait, les politiques scolaires et sociales actuelles dites d’inclusion influent directement sur les comportements individuels en recomposant les formes d’interventions sociales selon de nouvelles stratégies. C’est ce qu’il faut préciser maintenant.

La concurrence s’étant intensifiée depuis que « la crise de l’emploi » n’a cessée de s’amplifier, le recours aux professionnels de la psychologie tournés vers la rééducation et la réadaptation se généralise. Il s’agit surtout de répondre à la demande massive des familles liée à l’investissement scolaire , afin de prévenir les risques de déclassement, de précarisation, de chômage des enfants, mais aussi de soutenir les plus fragiles ( ceux en très grande difficulté psychique comme les autistes par qui ne trouvent de place nul part). Mais cet appel aux spécialistes agit maintenant telle une injonction dont l’effet est la discrimination entre les familles de bonne volonté et les autres, les défaillantes, les démissionnaires dont la stigmatisation est préoccupante.
Entre responsabiliser et moraliser, il n’y a qu’un pas, celui de la destruction progressive de la dimension sociale de l’état. On le voit dans le démantèlement de la pédopsychiatrie, de la psychiatrie sociale et de la prévention dans le secteur de l’éducation spécialisée, mais aussi dans le recours à une justice qui se doit de pénaliser de plus en plus, réponse sécuritaire face à l’émergence de la nouvelle question sociale. En revanche, la focalisation sur les difficultés d’apprentissage des enfants et cela au plus jeune âge, favorise une extension des traitements visant une normalisation. Il faut d’ailleurs bien comprendre que renvoyer les familles à la responsabilité qui engagent leur choix personnels vers une offre de marché concurrentiel dans le champ du soutien individuel, ne peut que favoriser les ménages déjà favorisés et capables de faire les choix les plus rentables sur ce marché. (Voir Stanislas Morel : la médicalisation de l’échec scolaire). De plus, l’ouverture à la logique du marché des traitements et thérapies médico-psychologique impose aux professionnels de se penser comme des techniciens qui cherchent à renforcer leur technicité. Ils manifestent de plus en plus une volonté de reconnaissance de leurs compétences en intégrant largement les principes d’évaluation, d’expertise, de ciblage et de sélection des populations susceptibles d’entrer dans des protocoles efficaces de réussite en obéissant à une logique rentable, sous couvert de scientificité.

Dans le cadre de cette « alliance objective » entre la politique scolaire et la politique de santé et de prévention, les approches cognitivo-comportementales ont de beaux jours devant elles.
Insistons sur le fait que la thérapie comportementale est en train de servir de modèle à de nouvelles formes de pédagogie qui tirent principalement leur caution des avancées dans le domaine de l’apprentissage des neuro-sciences cognitives. Déjà dans les années 60 en France, comme le relevait Castel, ces thérapies ont trouvé des possibilités extraordinaires de diffusion. Thérapeutes et parents définissant ensemble des programmes de rectification du comportement pour les enfants difficiles, qui s’appliquent à chaque moment de la vie, selon une batterie de punitions et de récompenses appelées conditionnements opérants. Ces méthodes sont censées être efficaces pour tout type de troubles, pour tout repérage de comportement anormal allant de la phobie à l’énurésie, du bégaiement au tic, des cauchemars à l’insomnie.
Beaucoup furent séduits par ces approches nouvelles « d’intervention sur autrui » dans la mesure ou ils y voyaient une méthode rationnelle et efficace pour améliorer par conditionnement les déficits moteurs et intellectuels des handicapés permettant de les hisser à un niveau de performance qui les rend capables d’un minimum de vie sociale et professionnelle. Cependant, comme ce n’est plus seulement la sphère du pathologique qui est visée, mais la différence par rapport à des normes de conduite, on a plutôt à faire à des techniques pédagogiques de rectification et non de soin, ce qui ouvre la possibilité d’appliquer ces techniques à tous les individus . L’alliance des thérapies comportementales et des théories cognitives instituent la catégorie de troubles de l’apprentissage et la politique d’inclusion des personnes « porteuses de handicap » à l ‘école constitue le moyen privilégié pour diffuser largement ces nouvelles conceptions de l’apprentissage.

C’est aussi la notion de compétence et le principe d’employabilité, c’est à dire l’exigence de mettre l’école au service de la compétitivité des entreprises qui assure cette importante diffusion des technologies visant une modification comportementale. L’acquisition de compétences cognitives déterminent maintenant les objectifs pédagogiques, elle est soumise à des processus d’évaluation dont le but consiste à faire la preuve de leur opérationnalité, c’est à dire de démontrer leur efficacité, soit leur aptitude à être transférable et mobilisable dans toute situation professionnelle inédite. Dans ce contexte, les Thérapies cognitivo-comportementales, en tant que savoir issu de la psychologie scientifique, tendent à rationaliser le rapport pédagogique en prétendant se référer aux lois supposées de l’apprentissage et repérer ses dysfonctionnements afin d’y remédier. La relation thérapeutique, considérée comme une forme de collaboration active en vue de modifier les schémas cognitifs et les pensées irrationnelles du patient, causes des réponses inadaptées à leur environnement devient ainsi le modèle idéal de l’apprentissage scolaire. Le dispositif d’évaluation des résultats systématiques dans ce type de thérapie emprunté aux sciences expérimentales jouerait un rôle effectif de contrôle scientifique dans le domaine pédagogique. L’ambition serait alors de présenter la relation pédagogique comme un compagnonnage cognitif dont le processus serait soumis à une évaluation continue, et l’acte pédagogique serait pensé comme une technique opératoire capable de prendre en compte le potentiel de l’élève, de développer ses capacités d’élaboration mentale afin de répondre rationnellement aux énoncés, de façon adaptée et efficiente, sinon de remédier à ses faiblesses cognitives. L’élève devient ainsi un « apprenant ».

Stanislas Morel relève le fait que la production du savoir médical se trouvant annexée de plus en plus au champ des pratiques scolaires (et se construisant à partir de ses propres critères : dyslexie, dyscalculie, dysorthographie), la proximité entre la pédagogie et la rééducation est telle qu’il devient pratiquement impossible de les différencier. En effet, les traitements consistent en des protocoles technicisés de renforcement des apprentissages (travail répétitif et intensif, valorisation, renforcement positif, travail sur les compétences, travail de suggestion reposant sur l’empathie), fondés sur un rapport de pouvoir avec un maitre détenteur d’un savoir psychologique à prétention scientifique. Il n’est donc pas exagéré de dire que c’est à une nouvelle vision du monde et de l’homme que nous avons à faire et obscurément à des conditions d’ émergence et d’institutionnalisation d’une idéologie scientifique prescrivant des choix politiques, directement liés à la reformulation de la valeur d’un être humain.
Les représentants du courant des neuro-sciences cognitives, influents dans les comités d’experts constitués autour de l’apprentissages des savoirs fondamentaux, et qui œuvrent à la reconnaissance des causes organiques et génétiques des troubles de l’apprentissages et du comportement, justifient l’inscription des neuro-sciences dans le référentiel de compétences des enseignants depuis 2011. Clairement, « le choix de la médicalisation de l’échec scolaire » s’inscrit dans une logique de réorganisation des politiques publiques.

Dans cette culture de l’efficacité et du résultat, la catégorie « d’élève en échec scolaire » est devenue une priorité de l’action publique et c’est la non maitrise des savoirs fondamentaux acquis idéalement à l’école primaire, qui devient le point de mire de l’évaluation de la performance de l’action de l’Etat en matière de politique scolaire. (Voir Stanislas Morel)

A partir de 6 ans, les compétences minimales attendues aux différents niveaux de la scolarité servent de critères à partir desquels évaluer les progrès des élèves et l’efficacité de l’action des enseignants. Dans ce cadre, en explicitant les seuils objectifs que les élèves doivent franchir d’une année à l’autre, d’un cycle à l’autre, le socle de compétences a une double fonction : élaborer des outils objectifs d’évaluation des compétences et des remédiations immédiates et personnalisées. Stanislas Morel relève que les difficultés scolaires attribuées à des troubles médico-psy représentent 10 à 15% d’une classe d’âge à partir du moment où se multiplient les enquêtes de types épidémiologiques des troubles de l’apprentissage. Concrètement, la recherche des diagnostiques médicaux s’étend à tout type de déficit, qu’il s’agisse d’un enfant de réfugié allophone ou d’un dyslexique, reléguant au second plan la réflexion sur le rapport social dans la construction de la difficulté scolaire.  Le cadre de référence des politiques scolaires n’est plus le rapport des différents milieux sociaux au système éducatif, mais l’adaptation de celui-ci à la diversité des individus, diversité de plus en plus construite à partir de critères médico-psychologiques.

L’un des effets de cette logique est que les enseignants en intériorisant la fonction des autres spécialistes pour traiter les problèmes scolaires, paraissent de moins en moins comme les détenteurs légitimes des discours pédagogiques pour traiter l’échec scolaire, ce qui conduit à affaiblir leur groupe professionnel. Ils sont de plus en plus soumis à la tâche de technicien informatique de repérage de tout écart de conduite (via des logiciels tel Pronote, utilisé pendant l’heure de cours et assurant une interconnexion immédiate des données de suivie des élèves) et de dépistage des anomalies, tout en étant de moins en moins assurés de leur compétence à prendre en charge les difficultés individuelles et relationnelles de leurs élèves. On ne voit pas bien en quoi cette orientation pourrait répondre sérieusement au taux d’échec massif des enfants vivant dans ce qu’on appelle les zones urbaines sensibles où le rapport aux représentants des institutions scolaires, en particulier, se dégrade. Cette dégradation étant essentiellement la conséquence d’une logique de ghettoïsation dont les enfants ne sont pas dupes et à laquelle ils se voient contraints de participer. Ce problème concerne toute la société et fait de l’école un enjeu de luttes symboliques d’une très grande complexité qu’il est urgent de prendre en compte au risque d’une régression dans des processus de massifications difficilement tenables. La solution la pire étant de laisser s’imposer comme seule alternative des formes d’organisations strictement ségrégatives et homogénéisantes.

Le discours médicalisant et psychologisant qui imprègne de plus en plus massivement la pratique des enseignants s’il est plus adapté à la culture des milieux favorisés, offre un champ de nouvelles stratégies dans la lutte concurrentielle qui produit de nouvelles inégalités sur fond d’inquiétude et d’incertitude concernant l’avenir des enfants, leur bonheur et leur intégration sociale et professionnelle.

ELSA AVET