La politique menée en faveur des personnes handicapées s’inscrit dans un contexte historique particulier dans lequel le handicap s’est construit comme un problème social, exigeant un régime spécial et un traitement adapté.

D’abord conçu comme catégorie de discrimination des individus, puis comme catégorie sociale, juridique et médicale de l’action publique, le handicap est devenu un phénomène repérable institutionnellement. Il est identifié par des dispositifs de prévention, de dépistage, par des diagnostics et des traitements médico-sociaux de l’inadaptation, s’appuyant à l’époque en France sur la logique de production d’un système éducatif et de soin et axé sur la rééducation institutionnelle, sur des techniques individuelles appropriées aux diverses pathologies, organisé par l’appareil institutionnel de la pédopsychiatrie et de l’enfance inadaptée.

La population concernée, devenue clairement identifiable pour des besoins de gestion s’est constituée de fait comme une réalité incontestable, celle d’une catégorie de population regroupée autour d’un trait distinctif et très général, celui d’être considéré comme inadapté ou incapable dans telle ou telle situation sociale où est attendue ou exigée de l’individu une performance sociale.

Depuis une décennie, cette catégorie est devenue l’un des enjeux dans le cadre de la nouvelle stratégie de gestion de la politique publique, dispositifs d’application de la réforme managériale de l’état dans les champs éducatifs et dans le secteur sanitaire et médico-social depuis 2000.

Le sens général de cette politique consiste dans une formule d’individualisation et de personnalisation des offres de prestations sociales et éducatives. A partir de l’expertise de l’individu et du calcul de ses besoins spécifiques s’organise une série d’interventions adaptées à des profils préalablement définis en vue d’assurer la plus grande flexibilité de la prise en charge.

La loi de 2005 en est l’application. Elle se traduit par une formule flexible de prise en charge ouverte sur un large panel de traitements médico-psycho-pédagogiques offert aux élèves à partir du moment où sont repérés des troubles spécifiques.

Dans ces conditions les élèves en difficultés peuvent être maintenus dans les classes ordinaires. L’idée étant de promouvoir une offre scolaire adaptée à la diversité des potentiels des élèves qui cherche à satisfaire les aspirations individuelles. Cette philosophie à l’intérieur du système scolaire est inspirée de la logique économique et libérale du marché et s’étaye sur un certain usage de la science et de la psychologie dite scientifique (dépistage par des tests d’intelligence et évaluations diagnostiques et statistiques des troubles mentaux). Le discours managérial de l’efficacité vient à l’appui en reformulant la finalité de l’éducation publique qui est considérée comme un bien au même titre que n’importe quel bien économique. Dans ce ce contexte surdéterminé la responsabilisation des familles afin de soutenir l’investissement éducatif en faveur des enfants ne peut que s’accroître. Les parents sont devenus des acteurs stratégiques au service de la réussite de leurs enfants et investi dans la cause scolaire.

C’est dans ce contexte que l’on peu comprendre la solidarité et l’encouragement des pouvoir publiques dans la reconnaissance donnée au développement des initiatives privées, des association de parents d’élèves mobilisées pour faire reconnaître à l’école les besoins relatifs à leur enfants handicapés ( dys, surdoués, autistes, hyper-actifs …).

Le sociologue Robert Castel qui interrogeait l’ancêtre de la loi de 2005, celle de 75, « loi d’orientation en faveur des personnes handicapée » écrivait ceci en 1981 dans La gestion des risques : « La notion de handicap met au premier plan les performances sociales. Elle relève d’une mesure de l’efficience du comportement à prétention objectiviste, laquelle s’oppose à la perception du trouble psychique qui a prévalu en médecine mentale. Le fou, peut, à l’extrême être génial ; le handicap représente toujours un déficit. Il renvoie à un autre régime de pensée et à une autre tradition que celles qui ont constitué la psychiatrie. » (…) « Par rapport à la maladie mentale, qui est un évènement même prolongé, et à la limite seulement chronique, le handicap se situe ainsi du coté du figé, de l’état permanent, du statut définitif, même si on y ajoute toujours comme il se doit, « qu’il faut laisser une place aux possibilités évolutives ».

Celles ci peuvent au mieux signifier réparation, dans l’acceptation la plus orthopédique du mot. En ce sens, le discours du handicap promeut une véritable dépsychiatrisation, car même si l’action sur le déficit est entreprise, elle se pense en termes d’exercices de développement, d’amélioration de performances, plus qu’en terme de traitement, et encore moins d’écoute, de réponse à une demande de soin, d’attention à la souffrance psychique, de prise en compte de la problématique du sujet, etc. Travail pour les adultes, résultats scolaires pour les enfants, constituent le double horizon de valeurs d’efficiences à partir desquelles le handicap s’inscrit comme manque. Ce qui se cache derrière le handicap, ce n’est pas l’irruption du pathologique, mais le règne de l’inégalité. Inégalité qui renvoie à la déficience d’une constitution, ou inégalité acquise dans la lutte pour la vie conçue comme un parcours d’obstacle, il mesure toujours une infériorité.
Le handicap naturalise à la fois l’histoire du sujet en faisant du manque un déficit, et l’histoire sociale, en assimilant les performances requises à un moment historique donné à une normalité « naturelle ».

Robert Castel resituait la loi d’orientation dans le contexte plus général d’une transformation de la politique administrative et de sa stratégie de gestion et de prévention. Il constatait une mutation des technologies préventives qui subordonnait l’activité soignante à une gestion des populations à risques. Cette loi, axée dorénavant sur la prévention médico-sociale, imposait dans le cadre scolaire un dépistage précoce des « anomaliques » par l’expertise médico-psychologique.

Ainsi pour Castel, elle inaugurait de nouvelles stratégies de contrôle, caractérisées non plus par des formes répressives ou interventionnistes mais par l’assignation de destins sociaux différents en fonction des capacités des individus à assumer les exigences de la compétition et de la rentabilité.

Dans ce contexte, le savoir psychiatrique et psychologique servira de fondement et de légitimité « scientifique ». La médecine mentale dans sa fonction d’expertise a une fonction de contrôle social, dans la mesure où elle est un instrument de gestion des populations, sans prétention à modifier les sujets concernés.

La notion de handicap, elle, renvoie à une vision instrumentale de l’humain réduit à l’effectivité de ses compétences dans un monde où la lutte des places et la compétition érigée en dogme sont devenues la règle, sous couvert d’égalité des chances. Elle est un moyen efficace pour calibrer différentiellement des catégories d’individus et leur assigner des places précises. L’expertise médico-psychologique est ainsi élevée dit Robert Castel à la hauteur d’une « nouvelle magistrature des temps modernes ».

L’école est le lieu principal où se dessine la filière du handicap, la Loi d’orientation faisant obligation au chef d’établissement de dresser une liste des enfants présentant des difficultés de comportement ou de retard scolaire dans l’objectif de constituer un dossier d’orientation. Les normes scolaires fonctionnent alors comme des repères du développement normal des élèves et des outils de dépistage des inadaptations, sans que leur fonctionnement comme fabrique de l’inadaptation soit remis en question. L’expertise neuro-psychiatrique, à l’école participe ainsi au processus de médicalisation de la société.

Robert Castel rappelle le risque que cette collaboration des professionnels aux nouvelles politiques de gestion n’en passe par la destruction de l’objet de leur pratique car le modèle du jugement de l’expertise s’applique au système scolaire dans un cadre normatif et selon des évaluations « qui mesurent simplement un rapport à des modèles sociaux dominants et de surcroit changeants. On peut imaginer par exemple qu’un accroissement des exigences du système scolaire augmente encore le nombre de ses inadaptés, et par là, des enfants pour qui se posera le question du handicap ».

La prédiction hypothétique s’est donc avérée exacte et dépasse même ce que Robert Castel pouvait anticiper à l’époque. Cette stratégie de gestion dissociant l’expertise du soin, transforme les dispositifs de prévention en dispositifs de gouverne-ment des conduites afin d’assurer et d’organiser des formes de contrôle social inédit des populations.

C’est bien cette logique que ne cesse à l’heure actuelle de dénoncer certains professionnels en psychiatrie comme les 39 (contre la nuit sécuritaire) et le mouvement Pas de zéro de conduite. Renouant avec la logique de 75, la loi de 2005 réintroduit le discours de l’inadaptation. Mais toute l’ambigüité se révèle au travers du discours qui accompagne les nouveaux dispositifs. Ce discours s’inscrit en effet dans un contexte biologisant et essentiellement déterministe. Il semble renouer dans sa logique de médicalisation avec cette politique des années 60/70 de « l’enfance inadaptée » dont les pratiques faisaient apparaître l’implication générale des professionnels du soin dans le cadre d’une gestion administrative de l’inadaptation et de la folie, fortement critiquée pour la violence de son caractère ségrégatif, stigmatisant et de « contrôle normalisateur » (Maud Mannoni entre autres).

Aujourd’hui, la critique de certains de ces professionnels est claire : « Les agités, les redoublants, les insoumis, les peu concernés par l’apprentissage, le plus souvent issus des populations les plus précaires, se voient ainsi psychiatrisés par la voie du handicap ». Comme le rappelle Roland Gori, ces nouvelles pratiques sociales participent au gouvernement des conduites et au contrôle des populations.

« Aujourd’hui, l’exclu, on le met à l’intérieur pour mieux le surveiller et mieux le corriger si nécessaire. Pour cela il suffit de détourner les institutions du soin, d’éducation, ou du travail, des finalités qui les avaient fondées en leur confiant un pouvoir sécuritaire pour le bien être des individus et des populations ».

Que devient en effet l’approche thérapeutique dans ce contexte, si au lieu d’avoir affaire à une personne singulière, elle fait face à une cible abstraite : une population à risque ?

Robert Castel à raison de constater que la collaboration des professionnels médico-psychologiques aux nouvelles politiques préventives et sécuritaires passe par la destruction de leur objet soit de leur pratique et de leur éthique.