Christian Laval a finement analysé la mutation progressive de nos systèmes d’enseignement. Cette mutation se caractérise, pour reprendre ses termes, par « l’incorporation économique qui les transforme en vastes réseaux d’entreprise de formation de « capital humain ». La compétition sociale généralisée est devenue le mode de régulation du système scolaire lui-même. 

Il s’agit bien de comprendre dans ce qu’on pourrait appeler le « pédagogisme » qui accompagne l’évolution des politiques scolaires comment la référence à l’idéal d’autonomie s’offre comme un leurre, une mystification, dont la logique d’assujettissement renvoie à une forme de normalisation sociale propre au capitalisme contemporain. Ainsi beaucoup de mots à l’heure actuelle qui ont une signification subversive tels que l’autonomie subissent de véritables attaques. Leurs sens, produit d’une histoire collective, se trouvent faire l’objet d’un détournement inquiétant. Le bien être ou l’intérêt de l’enfant par exemple se trouvent prônés comme des valeurs suprêmes de l’humanisme contemporain alors que la vie institutionnelle d’élève est pour un grand nombre d’entre eux malheureuse ou sans attrait, sans couleur. Ces mots (autonomie, coopération, désir d’apprendre et d’entreprendre, sécurité, respect de la personne de l’enfant) largement usités dans les discours pédagogiques actuels renvoient exclusivement à une dimension individualiste. Ils répondent à une injonction car comme le disait Robert Castel, « l’avènement de formules inédites de gestion et de manipulation des populations, l’emprise croissante des entreprises de programmation qui culminent dans le projet de se programmer soi-même, l’exigence de rapporter le sens de toute initiative à une rentabilisation immédiate selon les critères d’efficience inspirés des calculs marchands ont progressivement recouverts, ces dernières années, les espaces désertés par une autre conception de la pratique personnelle et collective.»

Les parents, les professionnels de l’éducation et de l’instruction, en vue du bien de l’enfant et de la programmation de son avenir, le plus accompli possible, doivent œuvrer rationnellement à son épanouissement. Si l’épanouissement individuel de l’enfant est le gage de la croissance économique, il doit être cultivé et fructifier comme un capital humain. Ainsi l’effort de responsabilisation individuelle est tel que la sécurisation du cadre éducatif, familial et scolaire et son corolaire, sa surveillance, doivent être érigés en priorité publique. Les doutes et incertitudes sur le rôle des éducateurs, parents, enseignants, se renforcent par le fait même que l’on voudrait s’adresser à chacun comme à un acteur rationnel, économique et stratège. Chaque parent et chaque enfant dans son développement personnel est porteur de risque. Il doit de ce fait être évalué au niveau de ses compétences et surveillé sur le plan des écarts de son comportement. Les parents, leurs enfants et tous les professionnels sont pris dans un vaste réseau où dominent les enjeux d’un nouvel ordre éducatif mondial qui dessine une nouvelle école capitaliste. Au nom du bien de l’enfant et de son avenir programmé s’instaurent en fait de nouvelles inégalités, de nouvelles aliénations, de nouvelles servitudes.

Comment ne pas interroger à l’heure actuelle les dispositifs nouveaux qui sont mis en place à l’école sans avoir une conscience claire des enjeux et des finalités en œuvre. Je prendrais ainsi ce qui me semble exemplaire des contradictions dans lesquelles est prise l’école aujourd’hui avec cette politique dite  « d’inclusion scolaire » qui concerne l’enfance en situation de handicap. Intégrer dans une classe un enfant en grande difficulté (que l’on recouvre actuellement sous la banalisation du terme de handicap) n’est pas nouveau et ne remonte pas à la loi 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Rappelons à ce propos la monographie  « l’année dernière, j’étais mort » signé Miloud  qui revient sur une année de travail dans une classe coopérative avec un jeune garçon en difficulté psychique. Ce qui a permis que l’école, pour cet enfant-là, joue son rôle de socialisation fut tout le travail de pédagogie institutionnelle qui s’avéra thérapeutique pour lui et aussi très positif pour les autres enfants de la classe. Rien ne sert, semble-t-il, d’intégrer un enfant si l’école ne peut assumer cette part d’autonomie et de surprise qui permet une transformation de sa structure interne rendant possible d’accueillir et d’accompagner « sa folie ». Concrètement il s’agit de prendre le pari de la capacité du sujet à se déplacer et à surmonter sa souffrance intérieure, ce qui veut dire aussi la capacité institutionnelle à accueillir la négativité, la souffrance psychique et le délire sans chercher à médicaliser à tout prix en acceptant que l’enfant échappe au cadre que l’on a préalablement établi pour lui. Il faut pour cela ouvrir une variété de possibilités pour que le sujet ne se fige pas dans cette identité de malade ou d’handicapé qui amorce de la part de la société une réaction anxieuse, et une volonté de maitrise en réduisant son apprentissage scolaire dans le seul souci « d’une adaptation comportementale à un monde normalisé », comme l’exprimait en son temps Maud Mannoni.

La notion de handicap dans le discours gestionnaire d’une administration technocratique renvoie exclusivement à la question du statut, statut qui ouvre des droits censés compenser un déficit perçu, une situation à risque nécessitant de programmer un parcours d’adaptation social, scolaire puis professionnel. Mais rien ne laisse supposer que l’accueil du sujet soit pris en compte, ce qui prédispose à des prises en charge arbitraires de ces enfants.

Rappelons que le terme « inclusion » emprunté à une terminologie biologique renvoie soit au déchet, soit à une réserve alimentaire (dans le cas de la cellule), en tout cas élément ou matière organique ou non, étrangère, indésirable, répartie et contenue dans un ordre normal. Etrange emprunt qui renvoie au règne non humain de la matière, à un monde déshumanisé mais organisé selon les principes de la « biosocialité », pour reprendre le terme de Roland Gory. Aussi comprend-on que l’inclusion puisse être imposée, sans que soit permis à l’enseignant en amont, d’interroger son désir de recevoir un enfant « en souffrance », prenant le risque que cela provoque ou renforce l’enseignant dans une position d’emblée défensive et réactionnelle, quand bien même il serait pour un enseignant éthiquement indigne de refuser un enfant sous prétexte de son handicap.

Le dispositif AVS bien que considéré comme un bienfait, renforce du coup cette logique réduite à un dispositif gestionnaire, puisque dans sa double fonction de compensation et de prévention, l’enseignant se voit d’une certaine manière renforcé dans l’idée que la difficulté de l’élève ne le concerne en rien, tant que l’AVS joue son rôle de filet de sécurité, de médicament, de ceinture de comportement ou de contention. Ainsi rien ne s’oppose à ce que chaque enfant évalué et pris en charge par la MDPH puisse avoir droit à son AVS et que dans une classe, si les moyens économiques le permettent, l’enseignant puisse compter sur 5 à 6 AVS. Et puisque le handicap « psychique » est systématiquement renvoyé à la question d’un dysfonctionnement (neuro-biologique ou génétique), s’opposer aux logiques de l’exclusion des enfants handicapés, c’est prévoir la nécessité qu’un agent social, l’AVS, puisse se trouver au plus près de l’enfant afin de compenser sa situation de handicap en se substituant discrètement à lui dans certaines tâches afin de prévenir la situation de décrochage susceptible de provoquer des conduites et des comportements risquant de perturber le déroulement collectif de l’apprentissage dans le contexte d’une classe ordinaire. Oui ordinaire! C’est peut-être là que le bât blesse. Comment de fait ne pas y voir l’AVS comme une sorte de pure prothèse, sans nom, sans parole, une orthopédie, une simple compensation, mais pour qui ?

Ainsi à travers ce dispositif semble se révéler une philosophie politique du social qui lie un discours gestionnaire à une justification à caractère biologisant, proposant uniquement une gestion protocolaire de l’enfant à risque dans une logique strictement médicale, mais étrangement liée à une éthique sécuritaire, car cette voie s’inscrit dans le désengagement généralisé vis à vis de l’accueil des enfants « fous » ou délinquants. Notons à ce titre que le dénigrement assez violent dont fait l’objet la psychanalyse participe de cette logique puisqu’elle a ouvert des représentations positives de la délinquance, avec Winnicott par exemple qui faisait entendre les actes anti-sociaux comme autant de « signaux de détresse » exigeant un accueil spécifiquement ouvert sur la problématique singulière de chaque enfant.
Le retour de la logique punitive de l’enfance délinquante et son corollaire, l’enfermement, le retour aux centres éducatifs fermés pour mineurs délinquants, cela signe plus globalement la fermeture de la société sur ses problématiques actuelles, et que l’enfant symptôme prend le soin de révéler, quitte à endosser la figure du bouc émissaire, faisant ainsi l’objet de manipulation idéologique avec exacerbation des sentiments d’insécurité et manipulation de l’opinion publique tournée vers des formes de vengeance inconscientes.

C’est bien dans ce contexte de mutation qu’il nous faut interroger les dispositifs dits d’inclusion scolaire et ses effets.

L’objectivisme médical s’accommodant (voire peut-être l’accompagnant) d’un versant punitif et d’exclusion du sujet souffrant et de sa parole, il est devenu plus difficile d’entendre quoi que ce soit de la symptomatologie de l’enfant, renvoyée le plus souvent à la catégorie médicale de handicap. Ainsi on entend souvent dire par des enfants accompagnés d’un AVS et diagnostiqué comme handicapé : «  je n’y peux rien, moi qui suis un dys… » Ou bien, de la part de la famille ou des enseignants : « j’attends qu’il soit diagnostiqué… » Le discours médical remplit de fait une fonction qui ne devrait pas être la sienne : à savoir une place d’autorité dans les questions éducatives, psychologiques et pédagogiques, justifiant des procédures administratives. Le savoir médical sert à catégoriser les handicaps, les pathologies, pour mieux opérer l’orientation et la surveillance à l’intérieur d’un dispositif hybride médico-scolaire. Ainsi le médical fonctionne comme une technique de sélection et de surveillance dans un souci d’adaptation aux structures en place (sans les mettre en question), « établissant le principe d’une norme, et le symptôme de l’enfant se trouve ramené à un signe objectivable, celui d’une différence à réduire ou à contenir dans une catégorie », comme le dit Robert Lefort dans Un lieu pour vivre.

Les auteurs cités :

Christian Laval, la nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2012.

Donald Winnicott : Les enfants et la guerre, Payot, 1969.

Maud Mannoni, Education impossible, Ed du Seuil, 1973 et Un lieu pour vivre, Points, 1984.

Robert castel, La gestion des risques, Les Editions de Minuit, 1981.

Roland Gori,  Les exclus de l’intime, in Cliniques méditerranéennes, n 77, 2008.

Romuald Avet, Maud Mannoni une autre pratique institutionnelle, Champ Social 2014.