Écoutez le discours sur l’École de l’intellectuel ou du polémiqueur… Il y parle de l’Élève. Au singulier, avec une majuscule. Comme on dit « la Vache » en titre inaugural d’un cours magistral d’Histoire Naturelle. Singulier indéfini pour désigner des êtres indifférenciables, comme fish en anglais qui reste au singulier. Comme on dit du fretin.

Moi, j’ai vu des générations d’élèves. Avec le S du pluriel. D’élèves et d’élèv(e)s pour insister sur les petit(e), les grand(e)s, les mutiques, les bavard(e)s, les allumé(e)s, les endormi(e)s, les solitaires, les inséparables, et toutes et tous les autres.

Cette négation de la pluralité des cohortes (quel joli mot institutionnel) d’élèves aboutit au débat désolant entendu sur France Culture Samedi 19 septembre. (télécharger) Alain Finkelkraut et François-Xavier Bellamy font la leçon à Marie Duru-Bellat et François Dubet : Le bon élève – qui a de bons parents qui souhaitent le meilleur pour lui – va fuir la classe égalitaire où il s’ennuie vers une école privée où l’on apprend encore à lire avec la méthode syllabique, où l’on fait des dictées quotidiennes, du vrai latin, et où l’on s’émule et se délecte avec Tacite, Racine et Kant.

Montessori a le vent en poupe. Choisi par des parents ignares,irresponsables, sans culture classique ? Les enfants qui fréquentent les écoles Freinet, Steiner, les lycées autogérés y réussissent-ils moins bien leur scolarité ou leur vie ?

Je défendrai donc que l’étude du développement durable fait partie de la Culture – avec un grand C comme classique, même si ça urtique les déclinistes. Parce que sa compréhension nécessite d’étudier la géographie des climats, l’histoire économique depuis la révolution industrielle, la chimie des carbonates, la géologie du volcanisme, la toxicologie des polluants, la biologie des abeilles, la philosophie de la morale, les modèles dynamiques. Et même les équations différentielles ! Finkelkraut, quand tu parles de Culture, pourquoi tu ne parles jamais des équations différentielles, de Leibniz, Newton, Euler, Cauchy, Lagrange, Bernouilli ?

Pour auto-socio-ingurgiter tout ça, certains élèves s’y mettent même à plusieurs.

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Cerise sur le gâteau : il faut lire « Théorie de l’éducation naturelle et attrayante » (1844) de Victor Considérant. (télécharger) Petit échantillon, dans son orthographe d’époque, pour se mettre en appétit :

Voyez ces enfans qu’on amène dans les collèges; ils diffèrent à mille titres. Ceux-ci sont colorés, bruns, sanguins; ils ont du vif-argent dans les veines, des ressorts d’acier tendus dans les membres ; c’est le mouvement, la pétulance : d’autres ont de grands fronts mélancoliques, et des yeux noirs qui rêvent, — natures d’artistes, gravitant instinctivement vers les régions vagues et inconnues de la poésie ; leurs longs regards s’élèvent et nagent dans les domaines de l’imagination et de l’intelligence; ils sont de la famille du bel enfant anglais de Lawrence : — là, vous avez les cheveux forts et crépus, les fortes volontés, les tempéramens bilieux, les âmes vigoureuses et trempées dur, dans des corps qui déjà accusent des formes rudes et carrées : et à côté, les blonds rosés, aux yeux bleus et doux, petits garçons timides et féminins, frêles et délicats, aux formes rondes et molles, pleins de gentillesse, et tout semblables aux jolies fleurs qu’ils aiment. Vous trouverez mille natures, mille tempéramens, mille caractères; car le genre humain a été créé par excellence riche en races, en espèces, en variétés infinies. Les natures et les caractères des enfans des hommes sont plus nombreux que les couleurs, les reflets et les formes des fleurs, des oiseaux, des insectes et des pierres précieuses qui brillent dans la création ; et tous ces caractères sont appelés à étaler chacun leur richesse propre dans la forme harmonienne, comme des rubis, des perles et des diamans enchâssés dans l’or dune couronne de roi. (…)

Et vous direz que ce n’est pas la question qu’ils vont subir pendant huit ans, que ce n’est pas un supplice, une torture? Comment, grands sots, imbéciles barbus, qui leur faites traduire chaque jour de latin en français, de français en grec et en latin, que la liberté est le premier de tous les biens, que la mort est préférable à l’esclavage , ce n’est pas un supplice et une torture que cet emprisonnement de huit années sous lequel vous les tenez, eux dont les natures vives, alertes et bouillantes, sentent mieux que vous et vos vieux Romains le besoin de liberté ? Les bancs de bois sur lesquels vous clouez pour huit ans ceux pour qui le mouvement est la première condition de vie, ce ne sont pas des instrumens de supplice? Et vos rudimens, vos dictionnaires, vos syntaxes, vos livres lourds et indigestes, toutes ces belles choses que vous allez vous mettre à leur faire passer, bon gré mal gré, dans la mémoire ; votre science de mots dont vous allez les gorger; toute cette métaphysique de règles à laquelle ils ne comprennent rien, ne peuvent ni ne veulent rien comprendre ; tous ces auteurs latins sur lesquels vous les faites pâlir, et dont chaque verbe ne leur entre dans la tête, avec ses étymologies et ses dérivés, que comme un coin de fer dans le tronc d’un chêne ; toutes ces inutilités universitaires, fastidieuses et abrutissantes dont vous les bourrez aujourd’hui, par la seule raison qu’on faisait ainsi sous Charlemagne, toute cette infâme routine d’éducation, qui est une honte même pour la Civilisation, dont chacun sent le vide, l’absurdité, la malfaisance, et qui ne s’en transmet pas moins de génération en génération ; et puis, vos pensums, vos punitions, vos duretés, vos ridicules caprices, vos vengeances, — car cela se voit chaque jour, chaque jour on voit là des hommes exerçant avec acharnement des vengeances sur des enfans! — vos vengeances, dis-je, et par-dessus tout vos sots sermons, vos morales de chaque heure, de chaque instant!… ah! vous ne voulez pas entendre que cette éducation-là constitue un supplice long et cruel, et que vous n’êtes pas des éducateurs, mais des geôliers et des bourreaux?… (…)

A ceux qui trouveraient ceci de mauvais goût, je dirai d’abord que ce n’est pas de goût bon ou mauvais qu’il s’agit ici, et ensuite que ces désignations et mille autres que les élèves appliquent à leurs maîtres de pensions, professeurs, surveillans, etc., donnent la plus précise et la plus nette expression de la valeur de nos méthodes d’éducation. Qu’on essaie de faire une critique plus forte et plus concise que celle que renferment ces trois mots-là !