Françoise Dolto rêvait d’une autre école et pensait que la vraie révolution à l’éducation nationale n’était pas de doubler le budget mais de changer en profondeur les mentalités, soit les relations de pouvoir entre les enfants et les adultes, entre les enseignants et les enseignés. Accepter d’être jugé par les jeunes, cela vaut toutes les réformes, disait-elle. Sur ce point, l’utopie d’une telle éducation lucide, affranchie de la servitude d’un autoritarisme et servie par des éducateurs enseignants avertis de la subjectivité des enfants et de leur souffrance psychique, cette utopie-là, c’est à l’école de La Neuville qu’elle l’a vue se réaliser. Elle a accompagné l’équipe pendant plusieurs années en se laissant interroger par son expérience et en lui faisant bénéficier de la sienne. Son idée, c’est une école qui n’enseigne pas uniquement mais qui éduque à la vie sociale par la coopération dans la vie quotidienne. Une école dont les tâches nécessaires à la vie de groupe sont assumées par des enfants à qui on fait confiance dans la mesure où ils sont reconnus comme indispensables à son fonctionnement. Une école où l’on n’est pas obligé de se soumettre au programme mais où l’on cherche à éveiller la curiosité dans la liberté et la responsabilité. Dans cette école il n’y a pas de cancre car chacun peut s’autoriser de lui-même et se trouve valorisé pour ce qu’il sait faire et non uniquement pour ce qu’on lui demande de faire. Il n’est plus un parasite ou un objet répondant passivement à ce qu’on veut de lui, il est un sujet vivant et actif.

De l’hétérogène

Pour François Dolto une telle école peut accueillir et faire évoluer des enfants en très grande difficulté et la présence de ces enfants bénéficie aux autres d’une manière que l’on ne soupçonne pas. Cette position va à l’encontre des idées reçues, c’est-à-dire du principe de l’homogénéité qui conforte essentiellement la norme et la conformité. A l’opposé d’une démarche ségrégative classique regroupant des enfants présentant les mêmes difficultés ou des pathologies semblables, Françoise Dolto considère qu’un milieu comme celui de la Neuville favorisant l’hétérogénéité développe chez les enfants une véritable intelligence de la psyché. « Ainsi quand les enfants voient quelqu’un qui ne peut pas faire la différence entre l’imaginaire et la réalité, qui est pris comme piégé dans des situations que d’habitude les autres ne connaissent qu’en rêve, c’est pour eux, une initiation à la vie difficile des humains qui sont tout le temps pris entre la réalité et l’imaginaire ». Pour les plus en difficulté, la tolérance qui se développe sans que pour autant les uns soient contaminés par les autres les aide en leur offrant des conditions meilleures pour s’en sortir, voire dit-elle pour faire une psychothérapie. L’enfant se sent autorisé à se montrer tel qu’il est, instruit par l’exemple des autres sans avoir à se préoccuper ou à se défendre de leur opinion ou de leur jugement. « Partout où l’on « monte la barre » de la normalité l’enfant se sentira handicapé par ses défauts et les cachera comme honteux », rappellent les enseignants de l’école. Néanmoins pour qu’un tel milieu demeure accueillant à l’altérité, il faut comme le rappelle Jean Oury qu’il soit traversé, structuré par une dimension éthique : le respect d’autrui. L’enfant doit se sentir respecté dans sa personne au delà de ses symptômes. Il y a peu de chances dans ce contexte qu’un enfant devienne le bouc émissaire d’un groupe comme on le voit dans les écoles traditionnelles conduisant à des drames subjectifs souvent méconnus par l’entourage.

– La parole

Si l’on conteste et si l’on veut modifier les choses du quotidien ou les règles instituées, la réunion ou le « conseil » (pédagogie institutionnelle) est faite pour ça et chacun petit ou grand peut s’exprimer et faire des suggestions, des propositions. Lorsque les enfants s’aperçoivent, nous dit Françoise Dolto « qu’ils peuvent vraiment dire tout ce qu’ils sentent, tout ce qui est négatif dans les relations qu’ils subissent de la vie institutionnelle, le fait qu’on puisse le dire librement leur permet de l’accepter et de le supporter ». S’exprimer par la parole, ajoute-t-elle, « c’est purger tout ce qui en soi gêne la circulation mentale ». En effet ce qui ne saurait emprunter la voie du symbolique, de la parole, va s’exprimer dans le réel du corps, dans les troubles psychosomatiques, voire dans les cauchemars. Le « râlage » institué à la Neuville chaque fin de semaine est le moyen pour l’enfant de prendre une distance avec ses affects, pour se détacher de leur emprise sur le plan de l’imaginaire. Le râlage de chacun est mis à l’ordre du jour de la réunion et sera lu par le président de séance puis fera l’objet de délibération. On n’a pas pour visée de soigner dans cette école, ce n’est pas un lieu de soin en tant que tel, mais certains symptômes disparaissent quand l’énergie, pour le dire comme Françoise Dolto, n’y est plus incluse, et peut-être employée par le sujet autrement. Janus Korczak en son temps avait bien compris l’importance d’une telle instance de parole. « Ecris-moi et nous verrons, nous en parlerons à la réunion », dit l’adulte à l’enfant. L’instance de parole collective peut aider l’enfant à surseoir à sa propre violence et au « tout, tout de suite », à son impatience agressive, afin d’apprendre à se doter d’une réelle volonté réfléchie en lieu et place de relations duelles fondées sur les rapports de force. Zec Andréa, pensionnaire de la république d’enfants de Moulin Vieux de 1944 à 1950 va dans le même sens : « Le système d’autogestion convenait pratiquement à tous les enfants, du moment que chacun pouvait s’exprimer le soir au cours des réunions journalières. Chacun pouvait inscrire également au tableau mural ses souhaits et ses désirs personnels mais aussi les reproches qu’il avait envie de formuler. Il me semble que cette possibilité de s’exprimer dans la vie quotidienne, de défendre ses idées, de se défendre, faisait que nous acceptions individuellement et collectivement les décisions qui étaient prises par le «syndicat». Le syndicat est le nom de l’instance élue démocratiquement à Moulin Vieux qui organisait et gérait par le biais de commissions tout le fonctionnement de la maison.

– Tenir compte de chacun

Un enfant de l’école : « Si la tête d’un nouveau ne plait pas aux autres enfants ils vont le laisser dans son coin, ils vont rester entre eux. Ces enfants agissent mal, le nouveau aura du mal à s’adapter. En fait, il faut essayer de lui trouver des centres d’intérêts, les sports, l’informatique, l’imprimerie, tous les ateliers… Il a quand même assez de choix. Il commence à trouver de l’intérêt dans l’école… Je ne sais pas comment dire ça, tout ça, ça fait une organisation comme chez les fourmis. L’école c’est une vraie fourmilière, à part qu’il n’y a pas de reine, tout le monde est roi et reine, tout le monde sait ce qu’il doit faire. On sait où on est exactement et c’est ça qui permet un bon fonctionnement de l’école. Mais on n’est pas sous les ordres d’une organisation, c’est nous, en fait qui décidons des règlements ». Une institution, souligne Françoise Dolto, ne tient pas compte de chaque enfant qui y entre. Elle prend les enfants qu’elle forme à entrer dans ses vues, dans son propre système de valeur. Dans l’institution traditionnelle, ce qui est demandé à l’enfant, c’est de s’adapter, l’institution est de ce fait toujours plus ou moins une entreprise de façonnage d’un être conforme aux directives et aux normes sociales dominantes. Dans une école comme la Neuville, ils sont accueillis en tant que sujets, comme membres à part entière de la communauté éducative qu’ils vont pouvoir faire bouger tout en s’y intégrant. La dynamique de la communauté organisée à partir d’une loi commune élaborée par tous constitue un processus de renouvellement permanent. Elle donne aux enfants le sentiment profond que dans un tel milieu de vie et de travail on peut agir concrètement et transformer les choses. Si la structure elle-même demeure invariable en offrant à chacun une sécurité psychique, tout néanmoins dans l’organisation de la vie quotidienne peut-être remis en question. Paradoxalement si l’adaptation n’est en rien forcée dans ce cadre, les enfants développent de réelles capacités d’adaptation qui constituent des atouts certains pour leur avenir sur le plan social (les anciens en témoignent souvent). Ce qui est important dans une école, rappelait toujours Françoise Dolto, c’est de préserver la liberté de communication, de parole et de mouvement. C’est en principe possible dans des écoles libres qui ont chacune leur autonomie de règlement mais impossible dans une « école caserne » comme la désignait il y a longtemps Fernand Oury, une école sous la tutelle d’une hiérarchie administrative sclérosante. Une telle expérience paraissait à François Dolto difficilement exportable même si son enseignement pouvait se révéler bénéfique à tous les éducateurs et enseignants. C’est dans cette mesure qu’elle y a consacré beaucoup de temps à la fin de sa vie, même au prix de sa santé déclinante.

Avet Romuald

Bibliographie :

« L’ école avec Françoise Dolto » Fabienne d’Ortoli et
Michel Amram , Hatier 1990

« Education et Démocratie, l’expérience des républiques
d’enfants » Romuald Avet et Michèle Mialet
Champ social éditions 2012