Nouvelle chronique « Émancipation et travail social » signée Romuald Avet, auteur notamment de Maud Mannoni : Une autre pratique institutionnelle (Champ social, 2014) et Éducation et démocratie. L’expérience des républiques d’enfants avec Michèle Mialet (Champ social, 2012)

Le discours actuel sur la prévention des troubles psychiques et comportementaux dans le cadre des pratiques sociales et dans l’éducation que l’on s’accorde à considérer ( à juste titre) comme un progrès repose en grande partie sur un postulat (érigé en certitude) d’un déterminisme qui réifie l’enfant dans un statut d’handicapé et transforme les professionnels en « guetteurs de signes » soumis aux impératifs du dépistage précoce.

S’il n’y a pas lieu de critiquer le principe de la prévention comme telle, il faut dénoncer un modèle de plus en plus prégnant qui engendre des pressions considérables sur les professionnels et modifie profondément le sens de leurs pratiques. Les troubles chez les enfants dépistés de plus en plus tôt, le plus souvent à l’école relèvent aujourd’hui d’une compréhension organiciste, sans égard pour les facteurs environnementaux. Une dérive vers le « tout biologique » est à l’oeuvre qui s’impose comme une pensée dominante. Ces troubles qui ne répondent pas aux normes des prescriptions sociales et éducatives ont vocation à être médicalisé, parfois surmédiqué et font l’objet d’un traitement comportemental. Les évaluations diagnostiques proposées aux enseignants du primaire et aux professionnels de la petite enfance afin qu’ils détectent rapidement les troubles comportant des risques, les inscrivent de fait dans une logique instrumentale de dépistage systématique. Ces évaluations diagnostiques proviennent du manuel diagnostique statistique des troubles mentaux élaboré par l’association américaine de psychiatrie et reconnu par l’organisation mondiale de la santé.

La version 2000 du DSM 4 propose une liste non exhaustive de troubles comportementaux chez l’enfant d’origine exclusivement organique ou génétique susceptible d’annoncer des conduites à risques. Dans ce cadre, les nouvelles pratiques de traitement du handicap offertes en renfort aux enseignants, aux parents et aux travailleurs sociaux s’imposent de plus en plus comme des techniques de rectification pédagogique et comportementale. Aujourd’hui on ne parle plus de désir et de langage ni de psychisme et d’inconscient, ces notions ne sont pas devenus obsolètes pour autant, c’est bien plutôt le savoir dont elle procède qui est en crise dans notre civilisation, à savoir celui de la psychanalyse qui servait de repères aux praticiens. La science cognitive et comportementale dans ses applications sociales aboutit à une désubjectivation de l’abord des pathologies. Corrélativement elle engendre une dépolitisation du champ de l’éducation et des pratiques de soin.

En ramenant la problématique de l’enfant à des dysfonctionnements et à son propre déficit cognitif, le recours à la science cognitive immunise l’institution et le champ social contre toute remise en question. Une alliance objective se réalise entre ce positivisme réducteur de la subjectivité humaine et l’organisation du mode de production et de représentation de la pensée néolibérale. Il suffit d’observer la décomposition de la praxis au sein de la psychiatrie et au retour de la fonction asilaire dans le traitement de la maladie mentale pour s’en convaincre.

La loi de 2005 qui porte sur la prévention des risques en préconisant le dépistage précoce des troubles de la conduite et du comportement a été dénoncé par le mouvement « Pas de zéro de conduite » pour la corrélation qu’elle établit entre difficultés psychiques de l’enfant et évolution ultérieure vers la délinquance. Une telle démarche généralisée et préconisée par le plan gouvernemental de prévention de la délinquance et de la maltraitance de 2005 confond orientation et prédiction. La mise en place d’un tel dispositif de dépistage dans le cadre scolaire et familial inscrit l’enfant hors de sa singularité dans une catégorie objectivante qui participe à une forme nouvelle de stigmatisation précoce. Actuellement nous dérivons d’une prévention large fondée sur un questionnement éclairé qui intégrait l’ensemble des paramètres cognitifs, psychiques et sociaux pour agir en respectant le doute et la prudence nécessaire vers une prévention instrumentale et réifiante soumise aux impératifs d’une idéologie sécuritaire qui repose sur un savoir garanti, estampillé par une expertise savante. C’est un véritable changement de perspective qui fait glisser l’école et les institutions éducatives vers un programme de gestion des risques, programme que Robert castel avait pronostiqué en son temps comme un système en voie de construction qui n’a d’autres effets que de transformer le travail des professionnels en fabrique de savoir prédictible et en agent de contrôle et de normalisation sociale.

Romuald Avet