Nous inaugurons ici une nouvelle chronique régulière « Émancipation et travail social » signée Romuald Avet, auteur notamment de Maud Mannoni : Une autre pratique institutionnelle (Champ social, 2014) et Éducation et démocratie. L’expérience des républiques d’enfants avec Michèle Mialet (Champ social, 2012)

Dans un livre collectif en 2010 et dans la suite de Pierre Dardot et Christian Laval La nouvelle raison du monde qui décrivent la face sombre de la normalisation néo-libérale, nous dénoncions dans le secteur médico-social une dérive gestionnaire et technocratique. Nous dénoncions une traçabilité de nos pratiques devenue de plus en plus prégnante, un système d’évaluation de plus en plus sourcilleux, des formes entrepreneuriales toujours plus contraignantes, le dictat de la rentabilité et de l’efficacité consacré par le règne des procédures et des protocoles standardisés. Cette tendance dominante imprègne les esprits et modifie profondément la culture clinique des professionnels. Ce n’est pas de la maîtrise et de l’expertise de sa technicité que le praticien tire son efficacité comme on le prétend mais d’une position éthique. Au fondement du métier du soin, de l’éducation ou de l’accompagnement, il y a le souci de l’autre, l’aptitude à se sentir concerné dans une rencontre productrice de sens et à l’exploiter comme une ressource pouvant transformer une existence à la dérive ou en souffrance en l’ouvrant vers un destin plus favorable. On ne saurait l’envisager comme un ensemble d’interventions procédurales mais comme une praxis, un travail de construction qui s’attache à aménager et à penser le lien en soutenant un processus créatif dans lequel le sujet demeure au centre de la démarche du praticien. Ce n’est pas du dehors que se détermine la réalité de son acte, il lui incombe dans chercher le sens à travers un cheminement qui lui est propre. Contrairement à ce qui est préconisé aucun savoir ne garantit la maîtrise de l’acte du praticien car il relève d’un art de dire et d’un art de faire qui est le produit d’une rencontre dont les effets ne peuvent se lire que dans l’après-coup. C’est cette dimension qu’il faut promouvoir et maintenir dans le travail du soin et le travail social. Le droit et la protection des usagers tiennent lieu de référence aujourd’hui dans le travail médico-social. Ils tendent de plus en plus à encadrer et à réglementer la pratique des professionnels. Le concept de « maltraitance » depuis un certain nombre d’années s’est imposé comme le maître mot et il est devenu une préoccupation quasi obsessionnelle. Une armée d’officiants, de consultants et d’experts en démarche qualité œuvrent à extirper le mal. Il ne s’agit plus d’interroger son acte dans son opacité et dans sa complexité pour le transformer, mais de rectifier des comportements en référence à un code de « bonnes pratiques », d’intérioriser des procédures et des protocoles ( véritable catéchisme de la nouvelle « bientraitance »). Cette évolution dans les pratiques s’effectue au détriment d’une clinique de l’écoute et d’un travail d’élaboration en profondeur qui laisse ouverte la question du comment faire avec sa propre subjectivité et avec celle de l’autre. L’obsession du risque zéro amène le praticien à reculer devant l’exigence de produire un acte authentique et à se réfugier derrière des attitudes et des procédures codifiées. Le malaise ne peut que s’aggraver dès lors qu’il perdra de plus en plus de pouvoir sur son acte, acte qui ne lui appartiendra plus de penser dans la mesure ou il sera explicitement défini dans les cadres autorisés de la démarche qualité. Dans la pratique médico-sociale, le savoir naît de l’expérience du praticien confronté aux questions qui surgissent et auxquelles il va s’efforcer de répondre sans jamais y apporter de solutions définitives. Sa compétence, il ne l’acquiert pas d’un apprentissage codifié mais d’un cheminement à travers lequel il cherche à se repérer pour y asseoir les conditions de son efficacité. L’analyse permanente de la pratique constitue le seul outil fiable dans l’exercice de ce métier et l’équipe est le lieu ou le praticien peut en élaborer le sens et travailler la justesse de son acte.

Elle n’obéit pas à une logique purement organisationnelle et managériale. Il est nécessaire qu’une ambiance de créativité et de liberté soit instituée, respectée, afin que chacun puisse quelque soit son statut ou sa fonction rencontrer autrui et exprimer ce qui se passe, non pas simplement sous forme d’informations plus ou moins rationnelles, mais dans un exercice quotidien de narrativité, nous rappelle Jean Oury. « C’est par le narratif qu’on peut accéder à des analyses interprétatives du contre-transfert individuel et institutionnel ». Cette dimension de la clinique est profondément mis à mal aujourd’hui car les savoirs qui reposent sur le narratif comme celui de la psychanalyse sont attaqués, voir rejetés violemment dans la mesure où ils s’opposent à la dictature du chiffre, de la norme et de l’évaluation qui en est l’instrument. Roland Gori soutient cette thèse avec pertinence. Sans la clinique qui oriente la démarche du praticien et lui sert de boussole pour penser son acte singulier c’est une autre perspective qui se dessine. A s’infléchir de plus en plus vers une technologie normalisatrice, elle se vide peu à peu de sa substance éthique.

Avet Romuald

Une refonte des métiers du travail social est au programme dans un but d’homogénéisation et d’adaptation aux exigences et aux règles de gestion européennes. A travers cette refonte est à l’oeuvre une démarche normative qui ne cesse de s’imposer et qui modifie progressivement le rapport du praticien à son acte. Aujourd’hui en effet l’exercice du métier est placée sous la tutelle d’une idéologie gestionnaire qui s’actualise sous la forme de statistiques, d’audits, de rapports et de circulaires. Le savoir qui est de plus en plus valorisé dans le champ d’intervention des acteurs sociaux est un savoir garanti, un savoir « prêt à porter », un mode d’emploi uniformisé, certifié conforme, facilement et rapidement exploitable et évaluable. Dans cette logique administrative et gestionnaire le législateur cherche à règlementer et à codifier les pratiques pour mieux les contrôler et les rationaliser. La compétence de chacun dans la manière d’exercer son métier s’efface derrière un pouvoir technocratique plus apte à instaurer des procédures et des protocoles comme garantie de « bonnes pratiques » que de laisser la liberté aux praticiens d’élaborer, d’imaginer et d’inventer son acte.