Nous sommes dans un moment de notre civilisation marquée par la montée en puissance de la science et de la technique et par l’effondrement des idéaux de progrès et d’émancipation. L’idéologie de l’entreprise et sa stratégie de management dans une économie de marché néo-libérale infiltrent progressivement les rapports de production et les modes de représentation culturels et sociaux. Aucun secteur de l’activité humaine n’y échappe, pas plus la santé ou la justice que l’enseignement et l’éducation. Dans notre secteur médico-social, cette normalisation est à l’œuvre, elle tend à rompre radicalement avec l’esprit et avec les références qui ont façonné son cadre et ses pratiques. Il s’agit en effet d’en finir avec un certain héritage qui s’apparentait à un processus d’humanisation.
La période des années soixante-dix a été propice au développement du travail médico-social. Celui-ci s’est construit dans un contexte social et politique marqué par un militantisme actif soutenu par des idéaux d’émancipation et attaché à transformer les pratiques dans les institutions. Il n’y a pas eu d’âge d’or, néanmoins cette période a été caractérisée par l’expression d’une incontestable liberté de création à côté d’un certain conformisme. Elle a aussi connu l’essor des sciences humaines et son développement dans les institutions de soin et d’éducation, mettant le sujet et le praticien au cœur de la relation éducative et/ou thérapeutique. La psychanalyse a contribué à soutenir cette approche par son travail d’élaboration de l’inconscient et du transfert à l’intérieur de son propre champ. C’est cette conception même qui est aujourd’hui remise en cause fondamentalement. On cherche à liquider l’héritage fécond de ces années-là à travers la disparition programmée des métiers du travail social qui en constituait l’architecture. L’ancienne division du travail telle qu’elle a été pensée dans l’organisation des métiers du travail social qui privilégiait la notion de complémentarité et de pluridisciplinarité serait devenu obsolète, on veut lui substituer un système d’homogénéisation dans lequel le praticien devient un instrument malléable, flexible, corvéable selon les exigences des procédures et des protocoles et adaptable aux besoins supposés des usagers, légitimés et encadrés par les dispositifs d’action sociale. Une logique gestionnaire et techniciste est à l’œuvre qui non seulement efface la dimension créative du travail médico-social mais lui retire quoi qu’on en dise toute efficacité. C’est la présence et le questionnement du praticien dans la relation à son acte qui constituent en effet la source majeure de son efficacité et non l’application de protocoles et de procédures. Ces derniers largement plébiscités aujourd’hui sont inopérants pour penser la pratique, ils ne produisent que des réponses conditionnées et normatives. L’impérialisme de la rationalisation technique tente de remplacer comme le dit Roland Gori l’œuvre de métier, l’acte artisanal du soin ou du travail social par des dispositifs et des normes pour le rendre soluble dans l’idéologie dominante. « Cette recomposition des pratiques professionnelles s’accompagne sans nul doute d’une perte de la substance éthique et ontologique de la pratique des professionnels ». La pratique doit se conformer à des critères objectivables, facilement identifiables et évaluables, selon des normes établies, à contrario d’une démarche qui jusque-là plaçait l’exigence de compréhension de la complexité du réel au premier plan, justifiant ainsi un recours à la clinique comme un savoir du singulier. Les questionnaires d’évaluation cherchent à évaluer non pas la justesse, la pertinence ou l’efficacité de l’acte des praticiens dont le résultat n’est jamais garanti mais à vérifier l’application et l’opérationnalité des procédures techniques et gestionnaires. Il ne s’agit pas de s’opposer à tout principe d’intelligibilité de la pratique mais de bien voir que c’est le système de l’évaluation lui-même et sa logique de rationalité comptable qui entraînent les praticiens sur le terrain d’une maîtrise et d’une rationalisation des actes. En défendant la clinique qui ne saurait répondre aux critères d’évaluation préconisée par le législateur nous défendons une éthique du travail social. Certains voient dans cette remise en question des fondements même de nos métiers et de nos pratiques un progrès. Ils y voient l’occasion enfin d’asseoir à travers le leurre du primat de l’efficacité et de la maîtrise technique, un idéal de rationalité fonctionnelle et utilitaire cohérent avec les idéaux de notre époque. Cet idéal de rationalité est accueilli comme un progrès en effet dans la mesure où il annonce la fin du règne de la subjectivité, celle du praticien au prise avec les effets de la rencontre pour accéder à un rapport à l’autre, transparent, nettoyé de toutes scories, évaluable et visant une soi disant objectivité. En nous opposant à la refonte des métiers dans laquelle aucune référence significative à la clinique n’est signifiée – notre conviction étant qu’il s’agit bien de la faire disparaître – nous défendons la liberté du praticien d’élaborer, d’imaginer et d’inventer son acte, seule condition pour assumer pleinement sa fonction d’humanisation .

Romuald Avet