La lecture nous offre parfois d’heureux hasards. C’est juste après avoir lu le nouveau billet du triste Brighelli, un éloge de l’élitisme républicain qui a au moins le « mérite » de nous rappeler tout ce qui relie la lutte de tous contre tous du néolibéralisme avec la lutte de tous contre tous de l’école réactionnaire, que je me suis plongé dans un petit texte, signé Marianne Enckell et intitulé Le Refus de parvenir (éditions Indigène).

Cet ouvrage très bref se veut une synthèse d’une série de débats menés tout au long de l’année 2013 au Centre international de recherches sur l’anarchisme autour des enjeux de cette notion de « refus de parvenir ». Avec un petit côté « désuet », l’expression, nous rappelle l’auteure, naît sous la plume d’Albert Thierry, pédagogue et syndicaliste révolutionnaire du début du XXe siècle « Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre ; c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi. » Si la formule peut ainsi être datée, la réalité qu’elle recouvre est plus ancienne, indissociable de la naissance du mouvement ouvrier et de ses combats révolutionnaires. Elle constitue également, avec la grève générale, le sabotage et l’action directe, un des principes du syndicalisme révolutionnaire qui apparaît dans les Bourses du Travail. Un modèle qui a traversé les frontières : en Argentine la Biblioteca Juventud Moderna remplissait la double fonction « d’école, qui offrait une formation de haut niveau, et de barricade, le lieu où les syndicats élaboraient leurs projets d’action directe. », aux États-Unis, c’est Eugene Debs qui déclare à ses juges « When I rise it will be with the ranks, and not from the ranks » (« Si je m’élève, ce sera avec la base, et non en sortant du rang. »). Pour lui, ce sera 10 années de prison et la privation de ses droits civiques…

C’est l’actualité de cette notion que le Cira de Lausanne a voulu interroger : « Nombreux sont celles et ceux qui refusent aujourd’hui encore d’entrer dans la compétition de tous contre tous, et pour qui le respect d’une certaine éthique de vie implique une opposition plus ou moins consciente au monde tel qu’il est : travail à temps partiel pour limiter l’abrutissement de l’esclavage salarial, refus d’occuper des postes de cadres et / ou socialement nuisibles, etc. Le refus de parvenir donne leur cohérence à ces positions, et rappelle qu’il est possible, face à la volonté de pouvoir, de préférer un engagement collectif, égalitaire et libertaire. »

Marianne Enckell consacre bien entendu une large place à la question éducative. Elle nourrit de nombreux exemples cette aspiration à une émancipation collective qui se distingue radicalement du projet éducatif de l’École de la République pour qui, comme le remarquait Jean Foucambert « L’école se voudra libératrice dans la mesure où elle permettra à un plus grand nombre de dominés de rejoindre le camp des dominants ». Dans le même esprit, A. S. Neil, le fondateur de Summerhill déclarait : « Je serais bien déçu si un enfant de Summerhill devenait Premier ministre. J’aurais l’impression d’avoir échoué. »

Dans un second temps, l’auteure s’intéresse à la mise en œuvre de ce concept dans le syndicalisme. Un univers qu’elle connaît particulièrement bien.

Une lecture salutaire qui, pour reprendre la belle formule de la 4ème de couverture, « se lit comme on fait l’école buissonnière, en galopin heureux d’échapper aux dogmes de notre temps. »

Le refus de parvenir, Marianne Enckell, éditions Indigène, 2014, 37 p., 3,10 €