Questions de classe(s) – Peux-tu expliquer la genèse de ton blog « l’école des réac-publicains » ?

Grégory Chambat – Même si cela fait déjà longtemps que je travaille sur les discours réactionnaires s’attaquant à l’école, la naissance de ce blog est liée à un petit texte que j’ai écrit au lendemain de l’élection d’un maire FN dans la commune de Mantes-la-Ville où je travaille. Ce texte a circulé. Il se concluait par un appel à travailler sur la question éducative dans le cadre du combat contre l’extrême-droite. Le lancement du blog correspond à cette volonté de mettre en place un espace de réflexion et de décryptage de tout ce qui concerne, de près ou de loin, les liens entre l’école et la pensée réactionnaire. Depuis, plusieurs articles ont abordé la question. Je crois que c’est une première : jusque là le lien entre extrême droite et école avait été peu abordé. Dans certains cas, cela a aussi fait grincer les dents du côté des profs qui se sont sentis mis en accusation alors qu’il s’agit de chercher comment transformer un système qui produit toujours plus d’inégalités et donc de rancœur….

Ce qui m’a d’abord frappé, c’est la séduction que peuvent opérer ce type de discours auprès de gens qui se revendiquent « de gauche » et même parfois de « la gauche de la gauche ». C’est autour de la notion de « pédagogie » que se concentre un certain nombre de crispations. Mais dès que l’on creuse un peu, on s’aperçoit que cet « anti-pédagogisme », comme ils disent, sert avant tout à masquer une profonde haine de l’égalité sociale (ou de l’égalité entre les sexes) et de la démocratie. En ce qui me concerne, je pense que la réflexion pédagogique est au cœur de nos pratiques mais aussi de nos engagements militants. La question n’est pas de choisir entre « la pédagogie » et « la non-pédagogie », mais entre deux conceptions de l’éducation. En ce sens, il y a cohérence entre les choix pédagogiques des réac-publicains ou du FN et leur projet social. Cette cohérence, il convient de la mettre à nu et de la présenter à ceux et celles qui pourraient être séduits par un discours nostalgique simpliste et de plus en plus répandu. Parallèlement, ce décryptage doit aller de pair avec la recherche d’une mise en cohérence entre notre volonté de changer la société et nos pratiques pédagogiques, ici et maintenant.

Q2C – Tu essaies de démonter les ressorts des réacs dans l’éducation, en quoi penses-tu que ce soit utile et nécessaire ?

G. C. – J’ai inscrit, comme sous-titre à ce blog, une formule de Jacques Rancière tirée de La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005) « C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé. » Je crois qu’effectivement la question scolaire a été et reste un terrain décisif de la bataille idéologique et culturelle qui se joue aujourd’hui. On oublie souvent que l’extrême-droite s’est emparée de cette question très tôt et de manière particulièrement virulente : l’antisémite et antidreyfusard Drumond faisant fermer l’orphelinat libertaire de Paul Robin, Maurras parvenant à chasser Célestin Freinet de son école, Pétain remettant au pas l’école sous Vichy, l’OAS exécutant les animateurs des Centres éducatifs en Algérie… sans oublier, en Espagne l’exécution de Francisco Ferrer par l’armée et l’Église. Mais l’on pourrait aussi citer la récente offensive contre l’ABCD de l’égalité.

C’est que, comme le dit Rancière, la question scolaire, celle du contrôle de l’éducation, est un élément clé. Finkielkraut aime à répéter que c’est en 1989, lors du bicentenaire de la Révolution que le mot « réactionnaire » est revenu sur le devant de la scène pour qualifier le discours dont il était l’un des représentants. Ce serait dans l’ouvrage Le niveau monte de Baudelot et Establet que l’on trouve réactivée ce terme utilisé pour définir les « pleureuses réactionnaires ». Finkielkraut place d’ailleurs – hélas ! – l’école au premier plan de ces diatribes et il est difficile, pour ceux qui ne l’ont pas lu ou entendu, de voir avec quelle violence il aborde cette question quand il présente les « usines de la mort » « comme l’ultime conséquence des théories que défendent les pédagogues contemporains » ! .

Maintenant, est-ce que ce combat est utile ? J’avoue me poser régulièrement la question. Il est certain que ce n’est pas seulement sur ce terrain que nous pourront faire reculer l’extrême-droite. Il peut même parfois sembler futile au regard des enjeux et de la débâcle générale. Reste qu’il faut quand même lutter pied-à-pied et que cette réflexion permet aussi de renforcer nos positions, de démasquer un certain nombre de liaisons suspectes (Brighelli encensant le programme éducatif du FN dans un récent billet) et peut-être d’armer nos collègues et les parents d’élèves.

Q2C – Est-ce que la faiblesse de la pédagogie dans la formation des enseignants et son éventuel corolaire l’anti-pédagogisme de certains enseignants ainsi que des usagers ou des commentateurs ne sont pas des spécificités très françaises : hyper sélection, recrutements académiques et universitaires au détriment de véritables formation aux métiers de l’enseignement, etc ?

D’autre part, – surtout en éducation prioritaire mais aussi quelquefois ailleurs -, les conditions d’enseignement sont souvent réellement vécues au quotidien comme difficiles. Est-ce que cela ne renforce pas un discours d’ordre et une certaine demande d’autorité ?

G. C. – Je pense que c’est sur cette question de la formation que se cristallisent nombre d’enjeux parce que c’est justement une question pédagogique, peut-être «la» question pédagogique. On y touche du doigt avec effarement le vide de la pensée réac. Que proposent/proposaient-ils ? Rien moins que la suppression des IUFM. Ce qui fut fait sous Sarkozy avec quels délices d’ailleurs dans la perspective des économies réalisées… où l’on voit comment néo-conservatisme et néo-libéralisme savent faire très bon ménage !

Pour revenir à la question de la formation, le tour de passe-passe fut assez extraordinaire : en surfant sur la – souvent légitime mais pas toujours – déception de nombres de stagiaires en IUFM, Brighelli, Polony et… Sarkozy supprimèrent toute formation et passèrent le temps de travail des enseignants stagiaires de 6 à 18 heures… Ce qui disparaissait alors c’était, au minimum, ce temps fondamental de rencontres entre des enseignants débutants,. C’est-à-dire des moments collectifs d’échanges, tout ce que vomissent ces idéologues dont la seule référence est l’école du passé qu’il s’agit simplement de «copier» et de perpétuer à partir de ses souvenirs d’élève… Voilà aussi comment ériger en modèle le «don» pédagogique, l’autorité naturelle et renforcer du même coup les souffrances de beaucoup de collègues.

On constate alors la vacuité absolue de ce discours «consolatoire». Face aux difficultés rencontrées, c’est bien de plus d’échanges, de plus de formation, de plus de questionnements sur les mécanismes d’apprentissages dont nous avons besoin. La déploration, les lamentations – même quand elles prétendent répondre à des situations réelles – ne conduisent, au mieux, qu’à la résignation, au pire à la réaction la plus dangereuse.

Là encore, le défi est bien de ne pas laisser le monopole de la critique de l’institution à la droite extrême et de travailler avec nos propres réseaux, comme cela a été fait dans certaines régions, à l’accompagnement des collègues qui débutent.

Q2C – Quelles sont les difficultés de fond pour analyser les positions des réac-publicains ? Je pense à la question de l’égalité sociale que nous défendons à QdC et à l’enfumage assez subtil parfois sur « l’égalité des chances » défendues par les réac-publicains mais aussi à la facilité avec laquelle de nombreuses personnes « honnêtes » tiennent des discours conservateurs, nostalgiques voire fantasmés.

G. C. – Quand on lit le programme éducatif du FN, on découvre qu’il s’agit d’un véritable copié-collé des écrits de Brighelli, Finkielkraut ou Polony. La question est donc de savoir si ce discours est en lui-même d’extrême-droite ou bien si c’est un habillage de circonstance, une stratégie dans l’entreprise de dédiabolisation du FN. Or, on constate que ce discours est le décalque de celui tenu historiquement par l’extrême-droite en France et qui fut appliqué sous Vichy. Il y a donc bien continuité et cohérence. Assurément c’est un discours ultra-réactionnaire (attaques violentes contre l’égalité, la démocratie, les étrangers mais aussi les syndicats et les enseignants en général), c’est le discours du fascisme sur l’école dans les années 30 (il suffit de remplacer « IUFM » par « Écoles normales », « Collège unique » par « École unique », quant aux propos sur la chute du niveau, ce sont exactement les mêmes qu’il y a 80 ans !).

Ce qui brouille aujourd’hui les repères c’est que ce discours d’une rare violence a été distillé depuis maintenant 30 ans (De l’école de Milner est publié en 1984 et marque le renouveau de cette mouvance) par des gens qui ont petit à petit occupé le terrain médiatique (de Finkielkraut à Polony). Un certain nombre se revendiquent depuis le début d’une droite extrême mais la plupart sont issus de la gauche, parfois de l’extrême-gauche. Ils témoignent – mais ont aussi grandement contribué – au glissement réactionnaire du discours public.

Alors que leurs propos sont bien dans la lignée des discours d’extrême-droite sur l’école, ils s’en défendent avec acharnement (enfin, la plupart, puisque depuis quelques temps, « réactionnaire » devient une sorte de brevet de non-conformisme, phénomène analysé par Jean-Michel Barreau dans son dernier ouvrage Les formes réactionnaires). Il est pourtant assez facile de repérer une convergence et la répétition des mêmes postures : prétendre défendre l’école tout en l’attaquant avec virulence en opposant l’âge d’or d’hier à la décadence d’aujourd’hui, combattre l’élargissement de l’accès aux études au nom de la sélection, du mérite et de l’élitisme, pourfendre la pédagogie et l’attention aux élèves, à leur conditions de vie ou de travail en célébrant les méthodes autoritaires d’enseignement… On assiste à une bataille des mots : on ne dit pas « égalité » mais « égalitarisme », on ne parle pas de « démocratie » mais de « République », on ne dit pas « pédagogie » mais « pédagogisme », quant aux IUFM ils étaient comparés à des camps de rééducation maoistes…

Mais je pense que ta question interroge aussi la manière dont on doit qualifier ces « réac-publicains ». Sont-ils des fascistes ? Sont-ils anti-démocrates ? Forcément, on ne les imagine pas se revendiquer ainsi. Cependant, ils insistent bien sur la ligne de fracture qui les oppose à leurs ennemis dans un combat d’une rare violence. Ils placent la Nation et la République au-dessus de la démocratie ou de l’individu, ils opposent l’élitisme et les hiérarchies à l’égalité, ils se revendiquent d’une école de la tradition, de la discipline, de l’ordre, de la séparation des classes sociales (dans l’intérêt des « pauvres » affirment-ils !).

Pour moi, la question est donc moins d’étiqueter comme d’extrême-droite ces idéologues que de pointer les effets de leurs discours. On peut cependant rappeler que ce qui a caractérisé, partout en Europe, l’accès au pouvoir des fascistes, comme le démontre Zeev Sternhell dans son dernier ouvrage (Histoire et Lumières, changer le monde par la raison), c’est bien la révolution conservatrice qui a précipité l’arrivé du fascisme « ce sont les hommes de la « révolution conservatrice » qui préparent le terrain au processus dans lequel vont finir par s’engouffrer les classes supérieures allemandes, les classes cultivées. »

Q2C – Tu poursuis par ailleurs une démarche de vulgarisation et de mise à jour des pédagogies socialement critiques dans la revue N’Autre école et dans tes livres. Peux-tu faire le lien entre d’une part la dénonciation des réacs et la mise à disposition de textes et d’analyses émancipatrices dans l’éducation ?

G. C. – La stratégie des réac-publicains est de s’accaparer la critique de l’école (comme certains s’accaparent la critique du système) et de définir leurs opposants comme des adorateurs béats de l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. De la même manière qu’on ne combat pas le FN en le traitant simplement de fasciste et en défendant la société telle qu’elle est, on ne peut s’opposer au discours réactionnaire sans porter un projet émancipateur pour l’école. C’est un combat à double facette d’autant que l’école d’aujourd’hui ressemble de plus en plus au projet de ces réactionnaires : la disparition de la formation (on ne sait pas encore précisement à quoi vont ressembler les nouveaux centres de formation), la médiatisation des méthodes traditionnelles (l’affaire Fontanieu), les reculs sur l’enseignement anti-sexiste, les programmes de 2008… tout cela constitue une régression qui montre que leurs discours portent. Face à ces évolutions, le combat pédagogique, celui de Robin contre Drumont, de Ferrer contre l’Église et l’armée, de Freinet contre Maurras, des éducateurs algériens contre l’OAS reste toujours d’actualité !

Propos recueillis par François Spinner pour Q2C.

Grégory Chambat anime le blog L’école des réac-publicain, blog lié à Q2C.

Prochain ouvrage à paraître : L’école des barricades aux éditions Libertalia, août 2014.