Le mot figure en ouverture de ce qui constitue peut-être l’une des plus belles formules politiques et revendicatives qui soit : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Ce programme de la Première Internationale ouvrière renverse d’ailleurs le sens original du terme. À l’origine, dans l’Antiquité, l’acception juridique du mot émancipation désigne l’acte par lequel l’esclave est affranchi par son maître « qui seul a le pouvoir et le droit de l’arracher à sa servitude. »

Il a donc fallu attendre des siècles de réflexion et de combats autour de ce concept pour comprendre que l’émancipation ne pouvait être un processus extérieur, imposé du dehors, que sa dynamique est essentiellement collective et qu’elle est le résultat d’une lutte incessante.

C’est l’histoire de ce concept, de l’Antiquité à nos jours, que le petit livre de François Galichet, L’Émancipation, se libérer des dominations, nous retrace.

Lecture lumineuse mais quelque peu inquiétante aussi tant l’on découvre que l’émancipation se présente toujours comme un horizon qui s’éloigne dès que l’on croit s’en rapprocher… La libération des esclaves, et même l’abolition de cette pratique, n’éliminent ni la domination ni l’asservissement. À l’hypothèse d’une servitude volontaire, formulée par la Boétie, les philosophes des XVIII et XIXe siècles, puis les sociologues et les chercheurs du XXe, viennent sans cesse apporter de nouvelles restrictions. Car, si les processus de domination sont intégrés par les individus eux-mêmes, la possibilité même de leur libération s’en trouve d’autant plus compromise ou du moins d’autant plus problématique.

Le savoir en lui-même n’est pas l’arme absolu. Suffit-il de savoir que l’on est opprimé pour ne plus l’être ? Le retour à l’étymologie est ici aussi fécond : si le savant, le philosophe, l’intellectuel, s’érigent en maître à penser de l’exploitation et de la domination et se réservent le privilège de parler au nom de l’autre pour le libérer, ne retrouve-t-on pas l’aporie d’une émancipation imparfaite puisqu’imposée de l’extérieur ? L’exploité a-t-il besoin qu’on lui enseigne son exploitation ?
Le recours à l’éducation, prôné par un Condorcet, atteint ses limites quand il peine à articuler émancipation individuelle et émancipation collective. Ce qui n’empêche cependant pas François Galichet de placer la question pédagogique au cœur de son ouvrage mais aussi au cœur de tout projet émancipateur. L’émancipation est une pédagogie, écrit-il. D’ailleurs, le mot désignait aussi, comme pour l’esclave, l’acte par lequel le père de famille reconnaissait à ses fils l’accès au statut d’être autonome et indépendant.

C’est sous le titre « les stratégies de l’émancipation » que François Galichet aborde la question éducative et pédagogique, se référant à Condorcet, Jacotot et Rancière, Paulo Freire ou encore Célestin Freinet. Si de l’ignorance ne peut surgir aucune libération authentique, l’expérience a démontré qu’il ne suffit pas d’établir un système éducatif universel pour renverser l’ordre établi. Au contraire, un tel enseignement peut s’avérer, au final, la meilleure garantie d’un contrôle social « Ce qui abrutit le peuple, affirme Rancière cité par Galichet, ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence ». L’égalité est donc, comme la liberté au cœur du projet pédagogique d’émancipation.. C’est dans les finalités de l’éducation mais aussi dans les méthodes développées que s’élaborent l’accès à l’autonomie, ce que l’auteur nomme l’empowerment ou « la puissance sociale » visant à une « alphabétisation sociale ».

Voilà ce qu’en dit François Galichet :

«On pourrait l’appeler alphabétisation sociale, par analogie avec les campagnes d’alphabétisation lancées dans les années 1960 pour enseigner massivement la lecture et l’écriture. L’idée est qu’il existe un “analphabétisme social” analogue à l’analphabétisme langagier […] Cet analphabétisme social ne concerne pas seulement les classes populaires, mais aussi les classes dominantes. L’incapacité à travailler en groupe, à animer une équipe, à développer des procédures de concertation, à déléguer ses responsabilités, à conduire un projet, à prendre en compte des exigences éthiques ; les conduites de harcèlement, les évaluations inappropriées, génératrices de stress et de rancoeur, ne sont pas seulement inefficaces et contre-productives : elles témoignent d’une inculture sociale à laquelle il est nécessaire de remédier. »

« L’école, constate François Galichet, est le premier et principal facteur de l’analphabétisme social : c’est donc à l’école que doit commencer l’alphabétisation sociale. »

Si certaines des conclusions de l’auteur peuvent être débattues, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage reste une remarquable introduction aux problématiques de l’émancipation, à lire donc sans aucune réserve !

(Ce texte est la reproduction de la chronique radio de l’émission des syndicats CNT éducation région parisienne de Radio libertaire)

François Galichet, L’Émancipation, se libérer des dominations, Chronique sociale, 2014, 9,50 €.

Voir également l’entretien que François Galichet a accordé au site Questions de classe(s)