Alors que la lutte contre la reproduction des inégalités sociales doit être une priorité dans le système scolaire français, il est possible de s’interroger sur une certaine « doxa » de l’évaluation des copies de philosophie en terminale.

Une copie synthétique et bien argumentée, sans références

Certains enseignants de philosophie peuvent évaluer positivement une copie problématisée à l’argumentation synthétique et claire, mais sans références philosophiques. Ces copies peuvent même être jugées préférables, parfois, à des copies d’élèves qui ont laborieusement appris un cours, mais dont la problématisation est moins pertinente et l’argumentation plus maladroite.

On pourrait être tenté de valoriser la modernité d’une telle conception : « plutôt une tête bien faite, qu’une tête bien pleine ». Néanmoins, il est possible de s’interroger sur les implicites sociologiques et philosophiques d’une telle conception.

Evaluation du travail scolaire ou des compétences socialement acquises ?

La connaissance de doctrines philosophiques par les élèves ne peut être possible sans un travail scolaire de leur part. Evaluer un élève sur un ensemble de connaissances positives, c’est l’évaluer sur un travail qu’il a objectivement effectué durant l’année de terminale.

En revanche, évaluer un élève sur sa compétence à argumenter et à manier correctement la langue écrite, est bien plus vague. En effet, on sait que les compétences langagières sont socialement inégalement réparties, et cela même avant l’école primaire. On sait en outre que le style éducatif des classes moyennes supérieures valorise la négociation et l’argumentation.

Le risque est alors d’évaluer des élèves non pas sur un travail effectué durant leur année de terminale, mais sur des compétences socialement inégalitaires.

Cette inconscience de l’inégalité sociale des compétences langagières est d’autant plus présente chez les enseignants en philosophie que pour la plupart ils sont issus des classes moyennes supérieures et sont passés ensuite par des classes préparatoires littéraires. En outre, nombre d’entre eux méprisent et donc ne s’intéressent que peu aux travaux en sociologie, ou pire en sciences de l’éducation.

Derrière cette conception de l’évaluation se cache en réalité une théorie de l’esprit innéiste déjà présente chez Platon : on n’apprend pas, on ne fait que se ressouvenir (« réminiscence »). Bien que Platon défende politiquement un régime aristocratique, sa théorie de l’esprit concernant la réminiscence semble égalitaire dans la mesure où il s’appuie pour l’exemplifier, sur un esclave, Ménon.

Néanmoins, la théorie de l’esprit que présuppose cette conception de l’évaluation certificative paraît impliquer que des élèves possèdent l’aptitude à redécouvrir par raisonnement les problèmes et les argumentations philosophiques. L’activité philosophique découlerait en effet simplement d’une capacité à penser par soi-même, d’un simple usage de la raison.

Néanmoins, cette thèse entre pourtant en contradiction avec la critique du méthodologisme des pédagogues souvent présent chez les mêmes enseignants en philosophie. En effet, si la capacité à faire de la philosophie tient uniquement à une capacité de raisonnement abstrait, alors il serait plus pertinent de faire travailler les élèves sur la production de formes sans contenus. A la rigueur le mieux serait encore de leur dispenser des cours de logique formelle au lieu de les faire travailler sur des auteurs durant l’année. Néanmoins, il est vrai que si cette aptitude au raisonnement est innée, il est certain que les programmes d’éducabilité cognitive n’auraient de toute façon aucun effet.

Il est sans doute significatif à cet égard que les personnes issues des classes populaires qui ont connu une réussite spectaculaire, mais tardive dans leurs études, mettent en avant leur travail et non des aptitudes innées. En effet, la survalorisation des aptitudes innées – par exemple en compréhension verbale – peut être rattachée au fait que ces acquisitions ont été intériorisées socialement de manière inconsciente. C’est ce que Pierre Bourdieu a défendu à travers la notion d’habitus.

La critique de la survalorisation des aptitudes au raisonnement logique est congruent avec le fait que la réussite scolaire n’est pas avant tout corrélé avec ces capacités de raisonnement, mais avec la mémoire sémantique. Ce qui expliquerait d’ailleurs le peu d’effet des programmes d’éducabilité cognitive. En effet, la maîtrise d’un domaine disciplinaire ne repose pas avant tout sur les capacités à appliquer des raisonnements formels.

La philosophie comme activité transcendantale ou historique ?

Cette théorie de l’évaluation, présente parmi les professeurs de philosophie, renvoie également à une certaine conception de l’histoire de la philosophie. La philosophie serait une activité transhistorique : les problèmes philosophiques seraient accessibles à la raison indépendamment de l’époque et du lieu.

Ce qui n’empêche pas les mêmes enseignants de soutenir à la suite de Hegel et de Husserl que cette universalité de la raison n’a surgie que dans la tradition grecque et qu’il n’y a pas proprement parler de philosophie chinoise ou indienne par exemple.

Cette conception abstraite de la raison et de l’activité philosophique est liée à une conception universaliste de la raison caractéristique de la modernité par opposition à l’argument d’autorité et à la tradition.

Néanmoins, si l’on soutient à l’inverse, dans la continuité d’une conception herméneutique, que l’activité philosophique se déploie à partir d’une tradition historique, cela ne l’enferme pas définitivement dans le passé et dans une société donnée. Une tradition peut être réinterprétée à chaque époque pour lui donner un sens adapté à la situation présente. Les traditions particulières peuvent s’hybrider, se métisser et entrer en dialogue. C’est par exemple le travail qu’effectue François Julien entre des pensées nées dans les contextes européens et chinois.