Par Charlotte Nordmann :

Charlotte Nordmann est essayiste et membre de l’équipe éditoriale de la Revue des Livres. Elle a écrit notamment : Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie (2006) et La Fabrique de l’impuissance 2. L’école entre domination et émancipation (2007).

Comprendre la transformation néolibérale de l’école nécessite de se poser quelques questions initiales et fondamentales. En se demandant : « Qu’est ce qui fait que l’école puisse être dangereusement subvertie par les principes du néolibéralisme ? », il serait bon de se demander conjointement « Quelles valeurs inhérentes à l’école permettent, de l’intérieur, cette subversion néolibérale ? »

Ce questionnement se fait en écho à la thèse défendue par l’ouvrage La Nouvelle École capitaliste de  Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, et Guy Dreux, dans lequel l’’« autonomie » historique et initiale de l’école serait aujourd’hui mise en péril.

On peut tout d’abord faire le constat du fait que les évolutions néolibérales de l’école concernent l’Europe et pas seulement la France. De plus, elles ont été menées aussi bien par des gouvernements de gauche que de droite.
C’est en effet à la suite du libéralisme ; théorie fondée sur l’idée de non intervention, que sont arrivées les théories néolibérales. Ces dernières reposent sur le fait que si une concurrence entre les différents acteurs économiques n’existe pas spontanément, il faut alors de créer cette situation d’inégalité pour stimuler des enjeux de pouvoir. Et c’est en favorisant cette mise en concurrence des acteurs que l’état va jouer un rôle moteur pour créer artificiellement des inégalités.

La question posée est donc : «  Comment a-t-on pu créer ces inégalités là où elles n’existaient pas au sein des établissements ?».

L’effet le plus clair de l’impact du néolibéralisme sur l’école est le développement du privé, ainsi que le fait de pouvoir contourner la carte scolaire. On constate de fait une hiérarchie de plus en plus forte entre les établissements, ce qui conduit à une ségrégation croissante entre étudiants.

Autonomie et prolétarisation des usagers

Il est en effet constatable qu’un autre mode de gouvernement des individus, qui passe par un faux semblant d’autonomie, a vu le jour à l’école. C’est que l’« autonomie » a été présentée pour laisser une marge de manœuvre plus conséquente aux acteurs. Mais cela s’est traduit en réalité par une intensification du contrôle administratif , par le biais notamment des évaluations toujours plus précises et nombreuses.

Il n’y a qu’à comparer ce phénomène avec les analyses montrant les effets de l’évaluation dans l’entreprise, qui en font nettement baisser l’efficacité. Ce dispositif de l’évaluation joue un rôle majeur dans le désamorçage de l’autonomie. C’est un verrou à la libre réalisation d’une autonomie réelle, tant la notation occupe une place importante à l’école.

On peut rappeler le fait que Stuart Hall, figure majeure des cultural studies, a montré à propos du thatchérisme ,comment le discours néolibéral se fondait sur l’aspiration des individus à contrôler davantage leurs existences, ainsi que sur la frustration engendrée par une gestion centralisée « traditionnelle » des biens communs qui échappe au contrôle collectif. Le besoin d’autonomie est donc croissant. Mais le revers de ces modes de gouvernements néolibéraux aura été de déposséder plus encore les usagers de leurs biens, et d’empêcher toute émancipation. C’est ce que l’on constate par exemple avec les mesures concernant l’autonomie des universités. Il en va ainsi du rapport paradoxal de l’école à l’autonomie : elle la déclare valeur première, mais tout est fait pour la rendre impossible.

Reproduction des inégalités et hiérarchisation

Ce discours néolibéral sur la valorisation des compétences et du capital humain s’accompagne de fictions qui encouragent les inégalités. De façon récurrente sont mises en avant certaines filières de grandes écoles qui reposent sur le concept de « discrimination positive ». On permet ainsi à des jeunes « moins favorisés » d’entrer à « Science po » dans un cadre particulier… or cela ne fait que correspondre à une logique néolibérale mise en place par le système. Cette ségrégation est bien évidemment contraire à l’ambition démocratique affichée par l’école.

On constate aussi de plus en plus de dispositifs de contrôles au sein même des écoles : contrôle de l’assiduité, surveillance des mouvements potentiellement dangereux (certains élèves d’un établissement « sensible » n’ont pas le droit de mettre leurs mains dans les poches dans la cour de récréation.).

Segmenter le collectif

D’autre part, on met de plus en plus l’accent sur l’individualisation des parcours, il faut que chaque personne valorise son propre capital humain. Mais derrière le discours visant à mettre en exergue la valeur particulière de chaque individu, on le laisse seul face à l’employeur et on atomise le collectif. L’école est donc un moyen pour chaque personne de « révéler » sa pseudo valeur naturelle, qui est en fait fortement liée à son origine sociale. En promouvant les « capacités individuelles » et les parcours spécifiques on orchestre ainsi une hiérarchie des intelligences.

L’impératif de collectivité.

Parallèlement, ces injonctions visent non pas l’évolution de la qualification des individus. Tout d’abord les systèmes scolaires dits plus « égalitaires » sont plus « efficaces ». Ensuite, il s’agit d’aligner les résultats sous prétexte de faire semblant de maintenir les élèves dans le système scolaire. Mais l’effet de cet « alignement » est une dépossession du sens et une perte de maîtrise de sa pratique. Cela prolétarise les usagers de l’école en général.

Le but de ces stratégies est bien de régler les conduites, car comme la montré Foucault, l’école est un dispositif de contrôle. L’investissement de l’école par les théories néolibérales est insidieuse et difficile à combattre. En tant qu’enseignant on est motivé par la réussite de nos élèves, et on souhaite une valorisation de leur « capital humain », mais on doit garder à l’esprit le fait que ces outils sont proposés pour améliorer la productivité et vont de fait à l’inverse de ce qu’on peut leur souhaiter.

D’où vient cette néolibéralisation de l’école ?

On doit garder à l’esprit le fait que depuis le début, l’école a été mise en place pour faire marcher l’économie et faire taire les révolutions en cours. C’est un redoutable dispositif économique qui prépare au salariat. On peut renvoyer aux travaux de Jean Foucambert, notamment : «  L’École de Jules Ferry, un mythe qui a la vie dure » ouvrage qui montre l’intention politique du projet éducatif de Jules Ferry. Projet qui souhaitait à l’origine « mettre fin à l’ère des révolutions ». 

L’école est donc aussi faite pour que l’état soit maître des processus d’apprentissages. Le but des « pédagogues » n’est donc pas l’émancipation intellectuelle des individus, qui viserait une autonomie, mais la paix civile. 

Des tentatives historiques : l’exemple de L’école mutuelle

Il y a déjà eu dans l’histoire de très intéressantes expériences éducatives visant l’émancipation des élèves. Le rapport au savoir n’a pas toujours été uniquement médiatisé par la figure du maître. On renverra à l’ouvrage d’Anne Querrien, « L’école mutuelle, une pédagogie trop efficace ? »  qui raconte l’histoire de l’école mutuelle sous la Restauration. Mais l’école fut supprimée par les pouvoirs publics parce qu’elle allait à l’encontre du projet politique initial de l’institution. L’école mutuelle a été en effet fondée à l’origine pour les pauvres afin de leur donner un savoir conforme à leur classe sociale : lire, écrire, compter. Mais pour aller plus vite et instruire plus d’élèves, les individus étaient formés à travailler en petits groupes où ceux qui avaient compris expliquaient aux autres. Les professeurs déléguaient donc leur enseignement. Les différences de niveau deviennent alors un moteur intéressant. Mais l’école mutuelle a été fermée parce qu’on lui reprochait le fait que les élèves apprenaient trop rapidement. Surtout, le rapport au savoir et à l’autorité était complètement subverti !

La « méthode des frères » (issue de la communauté des Frères des écoles chrétiennes) était à l’époque la méthode concurrente. Le rapport au savoir était complètement différent : unilatéral et fortement hiérarchisé. Le maître englobait d’un seul regard l’assemblée d’élèves, organisée de façon à ce que le rapport de compétence, et de réussite de chacun, soit visible à l’œil nu dans la salle de classe. Ces exemples montrent comment des éléments et principes inégalitaires, renforcés par le néolibéralisme étaient déjà en germe dans les fondements de l’école républicaine.

Reproduction des inégalités.

La professionnalisation des élèves a quant à elle des effets majeurs sur nos pratiques. On part du principe qu’un certain déterminisme social empêche une société toute entière d’apprendre de la même façon. C’est d’autant plus important de comprendre que l’évaluation est une façon d’enlever du sens à la pratique pédagogique. L’évaluation est en effet omniprésente dans la culture scolaire où  l’apprentissage est instrumentalisé et transformé en simple moyen d’être évalué. De fait, il perd tout sens.   Des auteurs comme Jean Yves Rochex ont montré par ailleurs comment le positionnement des enseignants adaptant leurs méthodes et leurs contenus à certains publics en raison de leurs a priori peut induire et reproduire les inégalités. (Cf. « La construction des inégalités scolaires : au coeur des pratiques et des dispositifs d’enseignement »)

Il ne faut donc pas défendre l’école ancienne, car il est nécessaire d’être clairement conscient des ambiguïtés initiales de l’école. L’enjeu c’est comprendre la nécessité actuelle de diffuser des savoirs critiques, qui sont réformables et critiquables.