Nestor Romero nous invite à partager ses réflexions sur son blog à la suite du dossier sur l’école publié par le journal Le Monde cette semaine.

Il est pour le moins surprenant de lire dès les trois premières lignes de la présentation d’une « enquête en cinq volets » (Le Monde du mardi 4 février 2014-éducation : pourquoi le modèle français est en panne) que « le système éducatif ne remplit plus son rôle d’ascenseur social ».

Surprenant en ceci qu’avant même que soient dévoilés les éléments de l’enquête, sont ainsi fixés, a priori, les missions de l’école, laquelle doit donc remplir son rôle d’ascenseur social, mais aussi construire la compétitivité du pays puisque un nouveau postulat est fixé quelques lignes plus loin : « la compétitivité d’un pays se construit à l’école ».

Curieuse démarche donc, qui préalablement à la diffusion des résultats de l’enquête, pose comme allant de soi deux postulats qui nécessairement orientent celle-ci, la limitant à la recherche des raisons pour lesquelles « l’ascenseur social ne fonctionne pas et la compétitivité ne se construit pas ».

Supposons un instant que les postulats posés soient quelque peu différents, ceux-ci par exemple :

L’école ne donne pas à chacun(e) les moyens, les connaissances, les savoirs lui permettant de prendre conscience de ses capacités, potentialités et talents et ne l’autorise pas à opérer les choix lui permettant de réaliser ces potentialités, sachant que « En prenant acte de la nature des vies humaines, nous sommes fondé à ne pas nous focaliser sur ce que nous réussissons à faire mais à nous intéresser aussi à la liberté réelle dont nous disposons pour choisir entre différents modes de vie. La liberté de choisir notre vie peut largement contribuer à notre bien-être, […]. Etre en mesure de raisonner et de choisir est un aspect déterminant de la vie humaine. » ( Amartya Sen, « l’Idée de justice »).

Puis, autre postulat possible : l’école ne considère plus l’enfant comme fin en soi mais, réifiant sa personne, l’appréhende comme moyen, comme ressource humaine constructrice de productivité.

Il en résulterait évidemment une orientation de l’enquête à venir singulièrement différente.

Revenons pour le voir plus précisément à la métaphore rebattue de « l’ascenseur ». Elle présuppose que le fonctionnement social ne peut être autre que fondé sur la domination d’une catégorie de la population, minoritaire, sur une autre partie largement plus nombreuse mais dominée.

Une bonne école, dans cette configuration, est donc celle qui permet à une infime minorité de dominés (l’ascenseur est par construction exigu) de passer la frontière, de monter et s’installer dans les sphères dominantes.

Et corrélativement, une école efficiente est celle qui, en outre, obtient de la multitude des dominés non admis dans l’ascenseur, la construction d’une convenable « compétitivité du pays ». Mais on le voit, quelle que soit la capacité de l’ascenseur, la situation de la multitude dominée ne s’en trouve pas fondamentalement modifiée plus encore, dans cette configuration, celle de l’ascenseur, elle ne peut l’être.

Animal laborans

Elle ne peut l’être car les « choses prosaïques » (Morin), les tâches «avilissantes » (Marrou), le travail (et non l’œuvre) qui fait de l’homme un animal laborans (Arendt), ces tâches inéluctables et mortifères que nul ne choisirait d’assumer s’il avait le choix, ces tâches sont là et doivent être assumées. Comment ? Comment peuvent-elles l’être… en justice ?

Questionnement qui nous jette au cœur de l’aporie, au plus sombre de l’impasse : comment désigner celles et ceux qui leur vie durant auront à assumer ces tâches prosaïques, comment les désigner en justice ?

On le sait bien, la manière républicano-libérale de s’extirper de l’impasse consiste à convoquer les figures idéologiques de ce mal-nommé libéralisme que sont précisément « l’ascenseur » et les mécaniques qui le meuvent, le «mérite » et « l’égalité des chances ».

Figures idéologiques, dis-je, car le mérite est une construction purement imaginaire qui n’a plus d’autre fonction, après un lumineux passé, que de justifier l’inégalité sociale. Car, comme le dit John Rawl, « nul ne mérite son mérite » (Théorie de la justice) ou, comme le vitupère Paul, « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu pourquoi t’enorgueillir comme si tu ne l’avais pas reçu » ? (Corinthiens).

Quant à l’égalité des chances, « laissons cela à la Française des jeux » (Meirieu).

De sorte que poser en postulat l’ascenseur social et la construction de la compétitivité, c’est tenter de mieux produire des ressources humaines (de la main d’œuvre, disait-on antan) adaptées à une économie fonctionnant à la compétitivité. Ce n’est en aucun cas tenter de sortir de l’impasse des tâches prosaïques, ce n’est évidemment pas œuvrer à la réduction des inégalités, ce n’est pas faire œuvre de justice.

Un projet professionnel pour qui ?

Et l’on n’est pas étonné alors de trouver en double page intérieure, dans la relation d’une enquête menée dans un collège « défavorisé » de Tourcoing l’observation suivante : « Pour faire progresser des élèves majoritairement très faibles et très éloignés de la culture scolaire, le collège doit donner un sens aux études en aidant les adolescents à construire un projet professionnel ».

Ce qui revient à confirmer ces adolescents dans cette conviction ancrée en eux depuis toujours, inculquée par l’école mais aussi par leur entourage familial et social, qu’ils ne sont bons qu’à cela, qu’à ce « projet professionnel » qui les convertira en animal laborans .

Il ne viendrait, en effet, à l’idée de personne de proposer aux élèves des écoles, collèges et lycées prestigieux du centre-ville de construire un projet professionnel. Ils auront, eux, à choisir, et le temps et les moyens leur seront donnés pour cela, la carrière dans laquelle selon leurs goûts et leurs talents, ils souhaitent s’engager.

Serait-ce alors que ces enfants de milieux défavorisés ne disposent pas des mêmes « capacités cognitives » que les autres ? Non, répond Stanislas Dehaene, que l’on ne s’étonne pas de retrouver là puisqu’il est partout. Non, dit-il, «les réseaux fondamentaux de la vision et du langage sont effectivement les mêmes pour tous. Ce qui manque, ce faisant, aux plus démunis, c’est un environnement stimulant ».

Ce qui peut se traduire ainsi : ce qui manque aux pauvres c’est d’être riches.

Intelligences égales ?

Et, partant de si notable constatation, Stanislas Dehaene, tout savant prestigieux qu’il soit, s’empêtre, à son habitude, dans la dénonciation de méthodes d’apprentissage de la lecture qu’il appelle «mixtes » quand ce n’est « globales », et que manifestement, comme le montre son dernier livre, il traite avec désinvolture, pour le moins.

Il s’empêtre dans la dénonciation de tout ce qui n’est pas le B,A-BA, sachant fort bien que nombre d’enfants « privilégiés » par la naissance (hasardeuse comme toutes les naissances ce qui infirme tout mérite) n’ont nul besoin de quelque méthode scientifique que ce soit pour apprendre à lire, comme nul enfant ne recourt à quelque méthode scientifique que ce soit pour apprendre sa langue maternelle et jusqu’à, si les conditions familiales s’y prêtent, pour apprendre deux langues simultanément (Hagège).

IL s’empêtre sous le regard sarcastique de spécialistes autant que lui (Foucambert, Goigoux ), feignant d’ignorer (ou ignorant ?) que Sartre nous raconte (Les mots), comment il apprit à lire seul en compagnie d’un livre (Sans famille), feignant d’ignorer (ou ignorant ?) qu’un illustre pédagogue du 18°, Joseph Jacotot, postulant l’égalité des intelligences, vision prémonitoire de l’identité « des réseaux fondamentaux » constatée scientifiquement par S. Dehaene, montre comment il est non seulement possible mais efficace d’apprendre seul.

Mais il est vrai que quoique bardé de diplômes, Jacotot ne se présentait pas comme un puits de science mais comme « un maître ignorant » (Rancière).

En attendant de prendre connaissance des derniers volets de l’enquête, il n’est pas inutile de s’interroger sur les conséquences de l’assertion de S. Dehaene selon laquelle tous les enfants disposent des mêmes capacités cognitives et que ce qui manque aux défavorisés, n’est rien d’autre qu’un environnement stimulant.

Ne suffit-il pas alors, en toute scientificité, de procurer à ces enfants cet environnement… ce que ne cessent de préconiser depuis les Lumières tant de pédagogues, et ce qui ferait de S. Dehaene, s’il en acceptait l’augure,… un révolutionnaire.

Exception française ?

Parvenus au terme de cette enquête structurée en cinq questions nous serons informés que :

1 – Les enfants pauvres ne sont pas condamnés à l’illettrisme (surtout si l’on ne suit pas les conseils de S. Dehaene).

2 – Qu’on peut enseigner l’orthographe à tous.

3 – Qu’il n’est pas nécessaire d’être malheureux pour apprendre car voici que l’on redécouvre Montessori et des bribes de pédagogie active (classe inversée) en attendant sans doute de redécouvrir Dewey, Rogers, Ferrière, Cousinet, Claparède, Decroly, Freinet, Oury, Freire…

4 – Qu’il ne faut sans doute pas en finir avec le collège unique (sauf Copé qui veut faire de l’école une entreprise comme les autres).

5 – Que nous n’avons pas sans doute les enseignants qu’il faut parce qu’ils ne sont pas assez bien rétribués. Ce dernier point, celui de la rétribution, ne faisant évidemment pas l’ombre d’un doute ne conduit-il pas cependant à se demander comment cette catégorie de la population, instruite par définition, fort souvent politisée à gauche, n’a pas réussi à obtenir de meilleurs salaires ? On se demande.

En tout cas nous sommes fort loin de la situation des enseignants de Shanghaï, le premier de la classe à la mode PISA, dont un proviseur explique que « nous leur faisons un planning de travail pour chaque jour de l’année afin de contrôler le processus éducatif ». On ne le regrettera pas.

Conclusion : rien. Sinon que l’on connaît depuis longtemps les moyens aptes à activer « l’ascenseur » et à produire des ressources humaines pour le plus grand bien de la compétitivité, il suffit de « gérer », peu ou prou, l’école comme une entreprise. Cependant même les conservateurs les plus entreprenants n’y parviennent pas quand ils sont au pouvoir. Y aurait-il une « exception française » ?

L’enquête dont on vient de prendre connaissance ne nous le dit pas, comme elle ne nous donne aucune indication quant à la manière de construire une école soucieuse de démocratie, c’est-à-dire de justice. Dommage.