ou comment fabriquer de l’utilitarisme scolaire

Des études sociologiques mettent en avant le rapport utilitariste des élèves des milieux populaires aux savoirs (Rochex), des nouveaux lycéens (Dubet) et de leur famille. Cet utilitarisme n’est pourtant pas propre uniquement aux familles de classes populaires, puisqu’il est présent également par exemple chez les familles des classes moyennes supérieures, professions libérales ou cadre dans le privé (Van Zaten) L’utilitarisme qui domine l’idéologie des sociétés modernes est de fait un trait qui tend à investir l’école elle-même (Laval). Ainsi, les enseignants pris dans l’institution scolaire tendent eux aussi à favoriser de manière ambivalente un rapport utilitariste aux savoirs.

En m’appuyant sur mes observations en tant qu’enseignante en philosophie, voici quelques éléments qui me semblent aller dans ce sens :

1) Le traitement du « programme » :

Les programmes officiels constituent une norme d’homogénéisation des apprentissages scolaires : ils permettent de garantir que les élèves acquièrent les mêmes savoirs-faire et connaissances. Ils constituent une norme permettant d’évaluer le travail de l’enseignant : il traite le programme, il a traité tout le programme. Pour les familles investies dans le suivi de la scolarité de leurs enfants, le traitement du programme constitue une garantie du sérieux et de l’efficacité de l’enseignant.

Il ne s’agit pas ici de discuter les mérites ou pas de l’existence des programmes scolaires, mais de mettre en valeur des difficultés générées par une focalisation excessive sur les programmes.

La première passe par les stratégies mises en place par les enseignants (et même apprises dans la formation des stagiaires) pour limiter ou ignorer les sollicitations des élèves les plus intéressés par l’approfondissement des questions du programme ou pire encore qui posent des questions en dehors du programme. Ce type d’élève est perçu comme risquant de créer un trouble cognitif dans la classe ou comme risquant de faire prendre du retard sur le traitement du programme.
Cela dit on peut s’étonner du fait qu’il n’est pas proposé dans le documents de formation des enseignants que j’ai pu lire de trouver d’autres solutions passant par une pédagogie différenciée avec enrichissement des apprentissages pour ce type d’élève (ce qui est par contre recommandé lorsqu’il s’agit d’élèves considérés comme intellectuellement précoces).

Le second effet pervers est lié à la difficulté à mettre en place des processus de secondarisation chez les élèves les plus en difficulté. Ainsi, l’élève évalue la progression de son année, non pas à ce qu’il a compris réellement du programme, mais à ce qui a été traité effectivement par le professeur.
Traiter le programme de philosophie en classe terminale, de mon point de vue, ne présente pas de difficultés en soi, mais ce qui est bien plus difficile, c’est de réussir à faire comprendre aux élèves le contenu du programme, ces enjeux sociaux ou même ceux de l’acquisition des savoirs-faire rédactionnels exigés par cette discipline.
Or, force est de constater que l’on n’est guère aidé dans une telle démarche, lorsque des collègues par un souci d’efficacité discutable aux épreuves du bac insistent fortement auprès des élèves pour qu’ils apprennent des « citations ». Ainsi, des élèves en viennent à demander, comme clé de réussite au bac, que le cours se réduise à un apprentissage de citations commentées comme dans les recueils vendus dans le commerce.

Le troisième effet pervers, c’est que les moments de discussion métacognitive visant à réfléchir aux sens des savoirs peut-être perçu par les élèves comme des pertes de temps sur le programme. Car il ne s’agit pas tant d’avoir compris le programme et la démarche d’interrogation philosophique sur le monde que d’avoir traité le programme.

2) La réflexion personnelle comme obstacle

Il est également surprenant de constater que les enseignants voient dans les tentatives des élèves d’avancer un avis personnel dans leurs copies un obstacle. Certes, il est tout à fait légitime d’être critique face aux opinions subjectives péremptoires et non-argumentées. Mais au lieu de considérer qu’il s’agit alors de former les élèves justement à établir des thèses justifiées et argumentées, on leur interdit tout discours qui serait lié à une conviction personnelle.

C’est ainsi que certains enseignants, même de philosophie, peuvent refuser que les élèves fassent état de leurs convictions par rapport au sujet car ils risquent de l’exprimer maladroitement ou de manière trop subjective.

Ainsi, lorsqu’en tant qu’enseignant en philosophie, on explique aux élèves qu’à la fin de leurs copies, on attend d’eux qu’ils dégagent la thèse qu’ils pensent être la plus justifiée, les élèves inquiets mettent en avant que dans les autres disciplines, on leur a expliqué de ne pas donner leur avis, qu’ils risquent d’être sanctionnés au bac. Néanmoins, il est possible de se demander comment parvenir à former des citoyens sensés être capables de défendre un avis argumenté dans l’espace public à partir de telles attitudes.

Cette peur de tout ce qui peut ressembler à l’expression d’une réflexion personnelle est telle que lorsque j’étais enseignante stagiaire, il m’a été fortement reproché de didactiser la philosophie selon des méthodes personnelles. Pourtant, ce travail en didactique de la philosophie a été l’objet par la suite d’une publication dans une revue de recherche spécialisée.

En définitive, en refusant aux élèves de penser par eux-mêmes, on risque d’éteindre chez eux les qualités qui seraient aptes à produire des personnalités créatives, par exemple dans la recherche scientifique.

Ainsi, si les enseignants se plaignent souvent de l’attitude de consommateur utilitariste des élèves, il est possible de se demander également si nous ne sommes pas -nous mêmes enseignants – au moins en partie responsable de cet état de fait. Sommes nous en effet les enseignants “idéaux” capables de produire les élèves “idéaux” motivés intrinsèquement par les savoirs enseignés ? Rien n’est moins certain…