Pauvres entreprises ! De tous temps elles sont agressées, mises en difficulté : Les congés payés ? La réduction de la durée du travail à huit heures ? La retraite à 60 ans ?… Quelles énormités ! Cela aurait déjà dû être la catastrophe et, bien sûr, la misère dans le pays.

Et voilà que l’Etat (nous ?) veut encore les taxer. Elles vont donc fuir ailleurs. En emmenant leurs sous et leurs machines… mais pas leurs ouvriers ! Les ouvriers, c’est la matière première, moins elle coûte, plus on gagne avec ce qu’on produit avec. Loi du « marché ». Et nous n’aurons même plus de « grands » PDG ! Parce que ce sont bien sûr eux qui produisent la richesse… que personne ne voit en dehors de leurs rémunérations quand on arrive à les connaître.

On peut changer les pdg de Renault tous les six mois sans problème pour les usines ou eux-mêmes. Essayons de changer tous les ouvriers, ingénieurs de Renault tous les six mois pour voir… qui fait l’entreprise.

Bien sûr aussi il est nécessaire que ces entreprises dont nous pleurons les disparitions soient mises en concurrence. Sans concurrence, point de salut. Ce serait elle, la concurrence, qui fait que nous allons pouvoir remplir nos garde-manger et nos placards, elle qui va nous faire riches, avec du travail à veux-tu en voilà, la concurrence qui ferait le progrès, elle qui va faire développer et multiplier… les entreprises dont on a tant besoin.

Les synonymes de concurrence : affrontement, antagonisme, compétition, rivalité. La résultante de toute concurrence est donc… l’élimination des adversaires… jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’un seul… sans concurrents ! Et on appelle cela la mondialisation. Vous n’aviez plus d’épiceries dans votre ville mais vous étiez contents de pouvoir choisir entre un Mammouth et un Auchan ? Hop ! L’Auchan mange le Mammouth ! Au nom de la concurrence. Comme les agriculteurs ne pourront bientôt plus acheter leurs graines ailleurs que chez Monsanto… sur toute la planète.

Vous me direz que c’est simpliste, vous avez raison. Voilà où je veux en venir :

Entreprendre, étymologiquement prendre entre ses mains, c’est commencer à faire quelque chose. Quelque chose, c’est-à-dire n’importe quoi. On peut dire qu’avant « l’entreprendre » il y a l’intention, puis le projet. Le temps entre les trois termes pouvant être réduit à une fraction de seconde. L’enfant met ses doigts dans la prise électrique ! Les enfants ne cessent d’entreprendre, de vouloir entreprendre. L’origine de ce qui est alors une entreprise n’est qu’eux-mêmes : curiosité, envie, besoin, plaisir…

On accole généralement le terme « réussite » à celui « d’entreprendre ». On a inventé la pédagogie de la réussite. S’il y a réussite à atteindre, c’est qu’il y a le risque de son pendant, l’échec. On veut donc éliminer l’échec. C’est d’ailleurs l’incantation réitérée : éliminer l’échec scolaire, quoique prudemment on dit plutôt réduire l’échec scolaire.

Mais alors, c’est quoi la réussite ? L’aboutissement positif de ce qu’on entreprend ? Pour l’entreprise du monde économique, c’est un chiffre, le montant des bénéfices ou les cotations de la Bourse. Les banques ne s’y trompent pas : elles ne prêtent que s’il y a assurance de réussite. « Votre projet est peut-être intéressant, mais sa réussite n’est pas prévisible. Laissez tomber, n’entreprenez pas ou entreprenez, mais uniquement ce qui sera sans risques et tout bénéfice… pour nous ! »

Pour l’école, la réussite c’est la bonne réalisation de ce qui est demandé, marquée par le chiffre d’une note, le tableau d’une évaluation, une appréciation de la « réussite » par celui qui a demandé de réaliser ce qui doit aboutir à ladite réussite. Qu’est-ce que peut entreprendre l’enfant ? Rien dans l’école traditionnelle.

Nous avons bien une sous-ministre de la réussite éducative. « La réussite éducative se définit comme la recherche du développement harmonieux de l’enfant et du jeune. » Bravo ! … « elle tend à concilier l’épanouissement personnel, la relation aux autres et la réussite scolaire ». C’est quoi la réussite scolaire ? PISA !

Je ne nie pas les bonnes intentions de ce secrétariat d’Etat. Mais il en est réduit à agir sur ce que presque tout le monde considère comme annexe sans toucher directement au scolaire, chasse gardée. « Elle (l’action éducative) se matérialise à travers plusieurs démarches, notamment les projets éducatifs locaux (PEL), les projets éducatifs de territoire (PEDT) pilotés par les communes et mis en place dans les écoles dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République, les programmes de réussite éducative (PRE)… ». Exemple : l’histoire récente du décret sur les rythmes scolaires et la levée de boucliers provoquée est significative. Entreprenons, permettons un peu aux enfants d’entreprendre… mais à côté de l’école et de son temps. A l’école, c’est l’exécution. Après avoir exécuté, les enfants étant eux-mêmes exécutés… par l’échec et condamnés à courir après la réussite.

Dans l’optique scolaire, un enfant en difficulté est un enfant en échec permanent : il ne réussit rien de ce qu’on lui demande de faire. On s’est quand même rendu compte qu’ainsi, chaque échec provoquait un « renforcement négatif ». D’où l’invention de la pédagogie de la réussite. On peut la résumer caricaturalement ainsi : ne proposer à l’enfant d’exécuter que ce qu’il a une chance de réussir pour obtenir chaque fois des « renforcements positifs ». Réussir, oui, mais pas n’importe quoi : ce qu’on lui demande de réussir. Même dans le cadre des pédagogies actives, l’entreprendre est limité à ce qui est pédagogiquement correct.

On peut donner une nième définition de vivre : vivre, c’est entreprendre ! Mais dans les contextes scolaires, sociaux ou économiques, les raisons de l’entreprendre sont en général extrinsèques (n’appartiennent pas aux sujets), dictées et encadrées par des obligations quand l’entreprendre est encore possible mais soumis aux normes de réussites édictées. Le plus souvent, il est prudent de ne rien entreprendre dans ces contextes. Même l’entreprendre pour survivre (quand le chômage vous extrait de la soumission au travail… dans les entreprises !) est difficile quand ses facultés ont été étouffées par la soumission à laquelle chacun a été contraint.

Qu’est-ce qui reste pour l’entreprendre-vivre ?

Dans le monde économique ce qu’on appelle les loisirs. Le terme est presque péjoratif. Les loisirs, c’est ne rien faire d’utile pour… « l’entreprise » qui vous octroie un temps pour récupérer de l’épuisement et rester opérationnel dans ce qu’elle vous demande de faire une fois à peu près à nouveau en état. Il vous reste aussi le temps où vous ne serez plus rentable pour vos employeurs et suffisamment épuisés pour ne plus pouvoir entreprendre grand-chose pour vous-mêmes, la retraite. Et ces temps se réduisent peu à peu comme une peau de chagrin.
Dans le monde scolaire le temps de l’entreprendre-vivre est tout aussi réduit, pire, l’école et l’obligation de réussite scolaire occupe même la plus grande partie de ce temps par ses « devoirs » et autres bachotages.

Oserais-je dire qu’entreprendre est devenu dangereux pour soi, pour l’establishment, pour la société telle elle est ? Oui, j’ose !

Libérer l’entreprendre c’est libérer la vie.

Je ne suis pas économiste mais j’imagine que la libération de l’entreprendre dans le monde social supposerait une autre conception de l’intérêt du travail, et pour celui qui l’entreprend, et pour la société dont il fait partie. Ce ne serait que revoir les interdépendances sans lesquelles aucune espèce sociale ne peut survivre. J’imagine qu’il faudrait reconsidérer ce qu’est la réussite qui n’est pas dans les profits monétaires qu’on tire de toute entreprise mais dans ce qu’elle apporte à soi-même et aux autres dans les réciprocités nécessaires. La complémentarité se substituerait alors à la concurrence destructrice. La réussite n’est qu’une société qui vit dans un bien-être, ou chacun est dans un bien-être. Remplacer le PNB par le BNB (1). Utopie ? Dans l’immédiat certainement ! Les économistes et les politiques ne proposent pas beaucoup de pistes.

Dans le domaine de l’école, ce serait beaucoup plus facile, ne serait-ce que parce que les pistes, nous les avons.

Quelle est la réussite à laquelle devrait arriver l’entreprise école ? Que tous les enfants se construisent en adultes autonomes aptes à vivre et à agir dans la société qu’ils trouveront mais aussi à pouvoir être partie prenante de l’organisation et de l’évolution de cette société. Presque tout le monde pourrait être d’accord sur cette finalité à… réussir.

Presque parce que beaucoup assignent encore à l’école le rôle de « l’assimilation républicaine », la finalité est alors un formatage, les moyens étant ceux qui permettent de briser les résistances au formatage, en particulier d’annihiler toute velléité d’entreprendre. D’autres lui confèrent le rôle d’ascenseur social. L’expression en elle-même pourrait faire rire, chacun sait que dans un ascenseur le nombre de place est limité, s’il y a surcharge, l’ascenseur ne peut plus démarrer et dispatcher sa cargaison au fur et à mesure des étages ! En fait d’ascenseur il s’agit plutôt d’alimenter la machine économique suivant ce dont elle a besoin (elle a aussi besoin de chômeurs), c’est d’ailleurs dit « pas d’élèves sortant du système scolaire sans qualification », les diplômes qui en résultent ne garantissant ni une « qualification », ni une place correspondante dans ladite économie. Toutes ces autres finalités ne sont ni acceptables, ni défendables pour l’école.

Reste à savoir ce que les enfants doivent acquérir pour devenir ces adultes autonomes. Pour l’instant on en est toujours à un catalogue de connaissances à assimiler et de compétences à prouver (performances à réaliser et à être vérifiées). Les savoirs qu’un « on » a jugé nécessaires et que l’école doit « transmettre ». Doter les enfants d’un bagage.

Il vaut mieux se poser la question « quels sont les outils de l’autonomie ? ». Les premiers sont simples : la marche bipède verticale et la parole. J’ai longuement explicité par ailleurs (2) que ce sont des langages, des outils neurocognitifs qui se construisent dans l’interaction avec les informations produites par l’environnement et qui permettent d’y agir, de créer et de se représenter les divers mondes dans lesquels on doit vivre (monde physique, monde verbal, monde écrit, monde mathématique, monde scientifique…). Tout le monde peut comprendre que ces deux premiers langages ne se construisent que dans « l’entreprendre ». Si on empêche cet « entreprendre », ils ne se construisent pas ou mal. Il en est de même pour tous les autres langages puisqu’ils sont tous aussi des outils neurocognitifs à construire. La réussite de l’infinité « d’entreprendre » possible, ce sont les nouveaux « entreprendre » permis par ce qui s’est construit dans les précédents.

Le problème de l’école est alors simple : un environnement matériel et une organisation sociale qui inciteront à ce que tous les « entreprendre », quels qu’ils soient, conduisent à utiliser, à construire, à faire évoluer les principaux autres langages devenus nécessaires à nos sociétés. Le problème est simple, sa solution réalisable puisqu’elle a été réalisée (une école du 3ème type !)

L’école devient alors l’espace social des entreprises individuelles et collectives, nécessitant de ce fait et pour ce faire l’auto-organisation sociale. La socialisation dans l’action libérée. Elle devient une auto-entreprise éducative.

Je n’avais pas encore défini ce qu’est une entreprise. Ce n’est plus la définition de celles dont on entend parler tous les jours (3). Il s’agit alors d’un ensemble de personnes collaborant et s’organisant pour atteindre une finalité qu’elles auront définie ensemble (4). Entreprendre à plusieurs pour satisfaire les intérêts individuels dans l’intérêt collectif. L’école est alors une entreprise pour les enfants et les adolescents (finalité intrinsèque pour soi-même ou endogène, elle trouve son origine en soi-même), comme pour ceux qui l’instaurent et lui donnent conditions et moyens (finalité extrinsèque ou exogène, pour les autres). Ce n’est plus alors l’école de l’Etat (5), c’est l’auto-entreprise du territoire dont elle émane. Ce qui suppose alors l’implication de tous les acteurs concernés, dans l’élaboration de sa conception, de ses stratégies, du suivi de ses effets. Ce qui suppose aussi que chacun de ces acteurs se repositionne différemment, que de nouveaux habitus s’instaurent, que de nouvelles modalités de fonctionnement soient inventées, que la recherche du consensus remplace celle des compromis… Autrement dit, dans son intérieur pour les enfants et les adolescents, comme dans son extérieur pour ceux qui doivent la maintenir efficiente, l’école sous tous ses aspects peut être qualifiée alors d’entreprise éducative coopérative.

Le libéralisme (plutôt le capitalisme dit libéral) nous rabat les oreilles avec les entreprises alors qu’il tue l’entreprise sans vergogne. L’entreprise dans son sens étymologique n’est pas libérale, elle est libertaire.

Bernard Collot

(1) Bonheur national brut : Cet indice a été préconisé par le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, en 1972

(2) « L’école de la simplexité », B.Collot, bleu][TheBookEdition.com[/bleu]

(3) Une entreprise est une unité institutionnelle, mue par un projet décliné en stratégie et/ou en politiques et plans d’action, dont le but est de produire et de fournir des biens ou des services à destination d’un ensemble de clients ou usagers. …

(4) Il est significatif que seule la première définition est donnée aujourd’hui par les moteurs de recherche !

(5) « Ecole et société », B. Collot, bleu][TheBookEdition.com[/bleu]