À l’occasion de la sortie de la brochure de Raymond Millot École ouverte recherche-action société éducatrice, nous avons souhaité l’interroger pour qu’il nous présente ce texte et la démarche de Recherche action.

Cet ouvrage s’ouvre sur un rêve, celui que propose Jaurès à la tribune de l’Assemblée, au moment du vote des lois Ferry, le premier discours du tout jeune député socialiste : « Lorsque la commune aura pourvu à toutes ces obligations envers l’État, déclare Jaurès, lorsqu’elle aura créé le nombre d’écoles publiques exigé par celui-ci, qu’elle ait encore le droit, à ses frais et sans sortir de la laïcité, d’instituer des écoles d’expériences ou des programmes nouveaux, que des méthodes nouvelles puissent être essayées, ou des doctrines plus hardies puissent se produire. ». On mesure ici combien, loin de la nostalgie d’une école républicaine une et indivisible, le mouvement ouvrier à voulu œuvrer à l’avènement d’une autre école, une école du peuple et non pour le peuple. L’expérience de Grenoble, retracée dans École ouverte – recherche action – société éducatrice et signée Raymond Millot, se revendique donc de cet héritage…

Questions de classe(s) – Est-ce que tu peux te présenter en quelques mots et en particulier ton rapport avec cette aventure ?


Raymond Millot –
« Recherche-action » (sans ce titre) a commencé à Vitruve, où je travaillais, avec une première équipe rassemblée par l’inspecteur président du GFEN Robert Gloton. Nous avons eu connaissance du projet (urbanisme et transformation des rapports sociaux) au cours d’un voyage sur l’autogestion en Yougoslavie. Rolande Millot et moi avons écrit un projet pour la petite enfance et pour l’enfance qui a intéressé les concepteurs et a justifié que l’INRP nous propose pour la mise en place puis la coordination du projet (cf. Une voie communautaire, les écoles de la Villeneuve, Casterman). Premier acte « révolutionnaire » la mise en discussion du projet éducatif sur la place publique : démocratie participative qui a accouché d’un projet de charte sur la base duquel ont été recrutés les différents personnels (action sociale, action culturelle, action sportive, écoles, collège…)

Q2C – « Recherche-action », l’expression se retrouve dans le titre de cette publication, peux-tu nous expliquer le sens et l’origine de cette démarche ?

Raymond Millot – L’expression n’a été utilisée que tardivement, on s’efforçait simplement d’innover sur la base du projet et de la charte, d’organiser la réflexion locale (coordination, réunion régulière de représentants des 5 équipes, « communication » interne et externe avec un bulletin relatant les avancées, les projets en cours les difficultés à lever, travail de théorisation). La réflexion nationale était organisée par l’INRP (Jean Foucambert) avec un travail sur différents thèmes comme « élargissement de l’équipe éducative », poursuite de la théorisation, qui nous a conduits ultérieurement au concept « société éducatrice » matérialisé en 2000 par une proposition de pacte (site « www.pacte-educatif.org »).

La référence à une définition donnée par l’INRP a été bien pratique comme introduction à la brochure.


« Recherche-action : en 1986 lors d’un colloque à l’Institut national de recherche pédagogique (IRP, Paris), les chercheurs sont partis de la définition suivante : « Il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations. »

On dira que c’est ce que font les militants de l’ICEM ou du GFEN… la grande différence c’est la dimension collective (obligation de fonctionner en équipe et de se concerter – sans aucune compensation ! sauf les deux postes de coordinateurs– projet partagé avec « la collectivité territoriale » ce qui fait que nous sommes en phase, sans réticence, avec l’idée de PEDT – Projets éducatifs territoriaux – (il est clair que la municipalité ne dictait pas notre conduite, elle la suivait attentivement… jusqu’à l’arrivée de Carrignon… et encore : c’est la mairie qui a publié la brochure Apprendre autrement dans les écoles de la Villeneuve.


Q2C – Peux-tu nous résumer le contexte dans lequel ce projet a émergé ? Les soutiens qu’il a reçus et les oppositions auxquelles il s’est heurté ?

Raymond Millot – J’ai mentionné le voyage en Yougoslavie. Il était organisé par le PSU (Parti socialiste unifié qui défendait l’idée d’autogestion). Le GAM (groupe d’action municipale) comprenait le maire Dubedout et une équipe PSU extrêmement dynamique – disons-le : formée principalement de chrétiens de gauche – ce que nous ne sommes pas !). Grenoble avait été « boostée » par les jeux Olympiques, avait crée le village Olympique devenu un quartier HLM avec des équipements déjà intégrés (maisons de jeunes, maison de l’enfance, services sociaux, bibliothèque, salle de spectacle). L’idée de faire mieux et d’intégrer l’école était dans les cartons au cours des années soixante. L’exercice de la démocratie participative dont j’ai parlé s’est déroulé en 1971 (Rolande et moi sommes arrivés en 70… Nous avions « fait 68 » à Vitruve, pas sur les barricades, mais dans le quartier, en rapport avec le collège technique et ses élèves, avec les ouvriers de Thomson avec la population dans l’école occupée jour et nuit par l’équipe). Nous ne faisions que prolonger à Grenoble notre action Vitruvienne.

Appui du Recteur en bonne relation avec Dubedout, et ami de Bertrand Shwartz, hostilité rentrée de l’Inspecteur d’Académie.
Hostilité totale de la bourgeoisie, du parti communiste – qui tenait la FEN -, du SNI tenu par des socialistes, des maoïstes très actifs sur le quartier (ils ont organisé un tribunal accusant l’école de ne pas préparer les enfants à la dure vie des prolétaires etc.). Indifférence et étonnement des habitants venus simplement se loger qu’il a fallu transformer en adhésion (avec diverses manifestations contre l’administration). Nous avons été beaucoup soutenus par la Confédération Syndicale des Familles, très active (encore des chrétiens de gauche, plus que discrets sur leur foi et très « lutte des classes »). Nous avons usé de nombreux inspecteurs. Le conflit de 78 a déplacé une cohorte d’Inspecteur Généraux dont leur doyen Géminard. La connerie et l’incompétence de l’inspecteur Prospérini a été reconnue. Il a été déplacé (et promu…) mais le syndicat des inspecteurs a tenu à ce que Rolande et moi soyons aussi déplacés… dans un placard au CRDP, et bien sûr nous sommes revenus par la fenêtre à la Villeneuve où nous nous sommes consacrés à la pédagogie, à l’écriture d’un livre collectif (Écoles en ruptures, éd. Syros), à une coopérative éducation, au travail avec l’INRP, etc.)
Le réformisme révolutionnaire n’est pas un long fleuve tranquille.

Q2C – Depuis le discours de Sarkozy, Grenoble, la Villeneuve, sont devenus des lieux à forte connotation symbolique. Un chapitre « C’est arrivé demain » revient sur l’actualité de ce projet, peux-tu nous en dire plus ?

Raymond Millot – « C’est arrivé demain » est une fiction sans rapport avec la Villeneuve mais inspirée de l’expérience acquise.
La Villeneuve est un quartier qui s’est dégradé, du fait de la destruction de la mixité sociale – liée à la conjoncture et surtout à l’action du maire Carrignon. Ce n’est qu’un quartier difficile comme d’autres dont les médias ont instrumentalisé des incidents et crimes qui existent ailleurs. Des habitants indignés par le discours de Sarko, par le survol du quartier avec des hélicoptères et leurs projecteurs, résistent par tous les moyens notamment des réalisations sociales et culturelles. Un montage remarquable et émouvant de ces actions est disponible sur internet (lien ?)

La recherche-action a complètement cessé en 2000. Un inspecteur particulièrement acharné pour la normaliser a sévi pendant 14 ans. Les équipes ont perdu leurs leaders partis à la retraite et n’ont pu continuer la résistance et le maintien de réalisations aussi remarquables que les classes-lecture (au profit de l’agglomération)
le fleuve tranquille !

Q2C – Un des mots clés qui résume cette aventure, c’est celui « d’ouverture », pourquoi cette ouverture est-elle déterminante et en quoi consiste-t-elle exactement ?

Raymond Millot – Cette notion constitue l’essentiel de la partie de brochure que j’ai signée et que tu as lu. Je ne peux qu’y renvoyer pour celles et ceux que ça intéresse.

Q2C – Dans sa belle postface, Jean Foucambert qui a suivi toutes les étapes de la recherche-action école ouverte en tant que chercheur INRP, avance l’idée que la révolution pédagogique ne viendra pas d’une autre façon d’enseigner la grammaire ou les mathématiques mais bien de la transformation du fonctionnement général de l’école. En quoi la recherche-action de Grenoble répond à cette définition ?

Raymond Millot – Petit retour sur Vitruve. Gloton s’est emparé d’une école en perdition d’un quartier alors très populaire, très pauvre. Formidable animateur… non directif, il nous a donné « carte blanche » et (alors qu’il aurait volontiers soutenu une pédagogie du projet !) nous nous sommes attaqués à la lecture, la grammaire (« fonctionnelle ») les maths (« modernes »), la dynamique de groupes, la relation avec les parents… (le tout rassemblé dans À la recherche de l’école de demain, éd Casterman) pour en arriver à la pédagogie du projet que la seconde équipe après notre départ à Grenoble a audacieusement mise en action (En sortant de l’école, éd. Casterman).

Pédagogie du projet, coéducation, projet éducatif partagé avec la communauté locale (rien à voir avec le communautarisme) nous ont mis sur la voie de cette transformation générale. Mais « générale » sous entend aussi un grand mouvement innovateur, or là, ce que nous avons fait et qui a été détruit à Grenoble ne peut être généralisé (et dépassé) que dans la foulée d’un mouvement populaire (68 sans la confusion et avec le réalisme écologique qui s’impose, entre autres contraintes…).

Foucambert, comme nous-mêmes savons bien que l’on ne peut attendre cet hypothétique mouvement (Jean comme marxiste croit plus que moi au sens de l’histoire !) et qu’il faut se battre pour dégager des espaces de liberté pour une innovation audacieuse en nombre suffisant pour passer du qualitatif au quantitatif, et donc espérer une « transformation générale » – forcément en interaction avec d’autres transformations sociétales et économiques. Je pense qu’il existe aujourd’hui dans notre société néo-libérale de nombreuses innovations sociales : Scoop, Amap, villes en transition, Sel, Alternatiba ; des luttes associatives : Dal, Greenpeace, Sortir du nucléaire, etc. J’ai du mal à penser, malgré mon jugement très sévère sur nos collègues, qu’il n’existe pas une importante minorité d’instits et de profs qui en ont marre et souhaiteraient se lancer dans des projets un peu radicaux… Ma volonté de faire le siège de Peillon, Pau Langevin, de fédérer les porteurs (présumés) d’un tel projet (les mouvements pédagogiques… N’Autre école comprise ?) pour obtenir des espaces affranchis des règles administratives est portée par cette idée, par un reste d’optimisme (fort peu réaliste !).

Q2C – Reste un domaine où « ça coince », comme le démontre l’actuelle lutte sur les rythmes scolaires, celui de l’investissement des personnels. Jean Foucambert relève que « Le statut expérimental suppose l’implication de l’ensemble des adultes de l’école pendant la durée légale de la semaine de travail et non pendant celle du « service » en présence des élèves, ceci afin que l’équipe éducative élargie s’engage dans une démarche collective et prenne en charge la conduite d’un projet, depuis son élaboration, les modalités de son organisation quotidienne, ses réajustements, la gestion des groupes, la répartition des fonctions et leur rotation, le développement des outils de suivi et d’évaluation, jusqu’à la participation de membres de l’équipe aux nombreux stages (coordonnés entre les différents terrains par la structure INRP) de mise en commun et d’analyse comparative des pratiques, d’élaboration et d’exploitation d’outils de recherche, de réinvestissement des apports des résultats dans l’évolution des hypothèses initiales, etc.
Le statut expérimental, reconnu par l’inspecteur d’académie, maintient ces écoles dans le cadre déontologique de l’Éducation nationale mais les incite à déroger pour tout ce qui concerne les emplois du temps, l’organisation des classes, les programmes, les démarches pédagogiques, l’hétérogénéité de l’encadrement, la nature des activités et des groupes, etc. »
On peut comprendre, dans le cadre de la défense des intérêts des salariés – que sont aussi les enseignants et les personnels – que cet engagement soit un obstacle et qu’il soit, en tout cas, difficile à imposer « d’en-haut », au risque d’être vécu, légitimement, comme une régression sociale. Qu’en penses-tu ?

Raymond Millot – Tout ce que je viens de dire est basé sur le volontariat pouvant se transformer en militantisme (exemple du groupe de copains, DECLIC 38, qui m’ont soutenu dans l’écriture de la brochure). Les instits qui ne sont pas restés longtemps à la Villeneuve et qui étaient venus un peu par hasard, en sont ressortis transformés. Même l’IA Laureau en convient. Mais ils se sont noyés ensuite dans la grisaille ou le conservatisme des écoles ordinaires.

OUI, trois fois oui, donner du sens social, culturel, (révolutionnaire au sens de Gortz), vivre la solidarité, la coopération, inventer, créer, agir pour la « promotion collective » et le développement individuel, permet de valoriser le métier et donner des arguments, avoir des alliés, pour défendre les intérêts des salariés. La grande majorité des instits de la Villeneuve y sont restés longtemps ce n’est pas un hasard : ils compensaient un salaire (identique aux autres) et un temps de travail plus élevé par la satisfaction qu’ils tiraient de leur rôle, de l’enrichissement culturel et relationnel. Dans un second temps, si un jour cette conception de la fonction devient majoritaire, il sera aisé de revendiquer salaire et considération (cf. la Finlande !)

Au risque de donner matière à la critique des camarades, je pense que même aujourd’hui, avec un salaire médiocre mais avec une liberté dans le travail, des vacances, un travail assuré et protégé, un syndicalisme sans risque, les enseignants sont des privilégiés. Je le dis non seulement au regard de la situation des travailleurs du privé, des chômeurs, des jeunes sans perspectives, mais pour avoir goûté pendant une quinzaine d’années avant d’entrer dans l’enseignement, au travail pénible, répétitif, subordonné, dans différents métiers, pour avoir côtoyé les véritables prolétaires, des fonderies de chez Renault, du tri postal, des manœuvres de l’Air Liquide etc.

Enfin, je reviens encore sur cette postface où Jean Foucambet parle de « révolution Corpernicienne » en matière d’éducation et de pédagogie. Une révolution qu’il définit en ces termes : « Il n’y a, on le conçoit, aucune raison pour qu’une révolution, surtout copernicienne ! échappe à l’hostilité active de la minorité qui accapare le centre du système s (c) olaire et à l’incompréhension de la majorité qui, faute d’autres perspectives, revendique, à titre personnel, d’y trouver « également » une modeste place.

On assiste ainsi dans les années 1960 à la floraison d’innombrables propositions tendant à propager l’idée qu’il est amendable et qu’il serait bien risqué d’en changer. L’attention s’est alors principalement tournée vers des actions de prévention des difficultés et de soutien des élèves que l’orientation adoptée par la psychopédagogie promettait de « dépister » dès la maternelle. L’échec scolaire a été posé comme celui de l’écolier et non de l’école « fille et servante du capitalisme » dont parlait pourtant Freinet cinquante ans plus tôt ! Et non pas étudié comme le refus d’un système économique de promouvoir des démarches éducatives donnant à tout individu les moyens d’accéder à la conscience des rapports sociaux qui le déterminent. L’échec scolaire est déploré, avec beaucoup de charité, comme ce qui empêche la progéniture des milieux populaires de se conduire selon les canons que l’enseignement secondaire a réussi à imposer comme ceux de la réussite scolaire. Individuelle…

Néanmoins, dans une proportion réconfortante de ces lieux innovants, des acteurs (militants associatifs engagés dans l’éducation populaire, enseignants, collectivités locales, parents, etc.) vont s’impliquer dans la recherche d’une autre école et prennent conscience de la passionnante complexité d’un tel enjeu, indissociablement pédagogique, social, culturel et politique. L’école passée et présente est regardée comme outil de compensation des inégalités d’accès aux formes établies de la division du travail et de la mise en concurrence des travailleurs. Une autre école est à inventer comme dispositif engagé, impliquant, selon la formule du plan Langevin-Wallon, tout à la fois l’homme, le travailleur et le citoyen dans l’invention des conditions d’une société où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme. Se transporter coperniquement de l’illusoire course hiérarchique à la réussite individuelle à la problématique et exaltante aventure d’une promotion collective… »

Q2C – Penses-tu que la recherche-action de la Villeneuve ait rompu avec cette école « fille et servante du capitalisme » et crois-tu que c’était l’objectif de l’ensemble des acteurs mobilisés autour de ce projet ?

Raymond Millot – Première question : oui, ou au minimum, on entreprenait réellement cette rupture Deuxième question : non, mais consciemment ou inconsciemment, ils contribuaient à cette rupture. Les ouvriers en grève n’ont pas nécessairement conscience de la mise en cause du capitalisme dont leur grève est (parfois) porteuse. Relire d’urgence L’Établi de Robert Linhart !

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Questions de classe(s)


Raymond Millot est co-auteur de À la recherche de l’école de demain (Casterman), Une voie communautaire (Casterman), Écoles en rupture (Syros), Vivre à l’école en citoyens (Voies-livres) et Émancipation, avenir d’une utopie (Voies-livres).