Vous connaissez, bien sûr, l’Environnement Numérique de Travail. Il s’agit d’un « formidable outil » permettant de mettre en ligne les absences et retards des élèves du secondaire, les bulletins, les échanges avec les familles, le contenu de chaque heure de cours, de chaque devoir mais aussi le Livret Personnel de Compétences, le « Passeport Orientation et Formation » ainsi que, peut-être, toutes sortes d’autres données personnelles et confidentielles, tant le pouvoir de l’imagination humaine est infini. Mais savez-vous qui le Département de Paris a chargé d’installer et de gérer l’ENT dans les collèges et dans les lycées municipaux ? La société de conseil en gestion des ressources humaines Sopra Consulting, propriétaire de Orga Consultants, tristement connue pour sa gestion des ressources humaines à France Telecom. À la suite du scandale auquel les suicides ont donné lieu, cette société n’intervient plus à France Télécom. Il en faudrait plus pour décourager la Mairie de Paris, apparemment1…

Ce choix n’a rien d’étonnant. Il entre parfaitement dans la logique qui a présidé à la mise en place du Livret Personnel de Compétences, de l’Espace Numérique de Travail et du Passeport Orientation et Formation.
Une simple lecture du Livret de Compétences2 permet de s’apercevoir de son orientation utilitariste. Les items de la compétence 1, « maîtrise de la langue », ne retiennent du langage que ses aspects pragmatiques, tels que « repérer les informations », « dégager l’essentiel d’un texte », « rédiger un texte bref, cohérent et ponctué, en réponse à une question ou à partir de consignes données » (palier 3 ; fin de 3ème)…
La fonction de la langue n’est pas uniquement d’être « maîtrisée », elle est ce par quoi le sujet se constitue comme tel d’une manière que lui même ignore avant son actualisation dans la parole. Elle est ce par quoi, à travers les siècles, ou dans le présent de l’énonciation nous parvient la voix, la subjectivité d’un autre qui résonne en nous et nous fait grandir.
Mais il ne s’agit pas ici de grandir, ni d’accéder au statut de sujet et encore moins de percevoir l’autre comme tel. L’élève doit prendre sa fonction de relais au sein de la Société de l’Information. Il doit être capable, en fin de 3ème, de prélever les informations et de les restituer sans sortir du cadre imposé. Voici ce dont il a besoin pour valider la compétence 1 au sortir du collège. On ne peut évidemment pas dénier à l’élève le droit d’être capable de relever les informations et de les transmettre. Quelques questions se posent toutefois : qu’en est-il de lui en tant qu’être humain, qu’en est-il de son rôle dans la société et de sa relation à autrui dans cette « Maîtrise de la langue » uniquement centrée sur l’information ?
Dans la compétence 5, « culture humaniste », on trouve bien : « avoir des connaissances et des repères relevant de l’espace, relevant du temps, relevant de la culture littéraire (œuvres littéraires du patrimoine) » et « relevant de la culture civique ». Avec ça, le futur citoyen pourra sans doute satisfaire aux épreuves de QCM et éviter de passer pour un sot dans les dîners. Et attention, il ne faut pas croire que la réflexion et les sentiments soient évacués. Parmi les items de cette même compétence on demande à l’élève d’ « être sensible aux enjeux esthétiques et humain d’un texte littéraire » (« compétence acquise le » : (date !)), ou : d’« être capable de porter un regard critique sur un fait, un document, une œuvre ». Que signifient ces exigences si les autres compétences ont une orientation utilitariste, si l’élève n’a appris à envisager un texte que son l’angle du prélèvement d’information ? Et sur quels barèmes va-t-on évaluer la sensibilité et le regard critique ? Les items de cette compétence « culture humaniste » ressemblent surtout à un relevé de tout ce qui manque dans le Livret. Malheureusement, leur superficialité est flagrante. L’Histoire se cantonne-t-elle à ses « grands traits » ? N’est-il pas plus important d’en interroger les causes et les conséquences, d’encourager les élèves à une véritable réflexion ? Dans ce contexte, comment prendre au sérieux les items relevant de la sensibilité et du regard critique ? On a bien plutôt l’impression d’un verni destiné à mettre un peu de baume sur les plaies des âmes nostalgiques qui déploreraient la disparition de la culture humaniste au profit de celle de la fonctionnalité.
Il en va de même de « l’autonomie et initiative » (compétence 7), pourtant censées être « enfin » valorisées dans le Socle. On comprend rapidement que le Livret emploie ces termes dans un sens bien spécifique. Pour le palier 2 de la compétence 7, par exemple, qui correspond à la fin du CM2, l’élève doit être capable de : « respecter des consignes simples, en autonomie, être persévérant dans toutes les activités, commencer à savoir s’autoévaluer dans des situations simples, soutenir une écoute prolongée, s’impliquer dans un projet individuel ou collectif, se respecter en respectant les principales règles de vie, accomplir les gestes quotidiens sans risque de se faire mal, réaliser une performance mesurée dans des activités athlétiques et en natation et se déplacer en s’adaptant à l’environnement ». Et c’est tout. Respecter les consignes, s’autoévaluer (ou bien mesurer et se sentir coupable et responsable de notre écart par rapport à la norme), en quoi cela a-t-il un quelconque rapport avec l’autonomie ? Et comment, par quel glissement, l’autonomie et l’initiative, fonctions primordiale à l’exercice de la liberté, doivent-elles se plier au service des « consignes », des « règles » et des « performances » ?

En fait, c’est assez clair et ce n’est même pas caché. Les sept compétences du livret sont calquées sur les huit compétences clés élaborées par le conseil de l’Europe en décembre 2006 parce que « les nouvelles compétences de base à acquérir par l’éducation et la formation tout au long de la vie [sont] une mesure essentielle de la réponse de l’Europe à la mondialisation et à l’évolution vers des économies basées sur la connaissance, et que les ressources humaines sont le principal atout de l’Europe. » Donc, « Alors que la mondialisation continue à poser de nouveaux défis à l’Union européenne, chaque citoyen devra avoir à son actif un large éventail de compétences clés pour s’adapter avec souplesse à un monde évoluant rapidement et caractérisé par un degré d’interconnexion élevé. L’éducation, dans sa fonction à la fois sociale et économique, a un rôle fondamental à jouer pour que les citoyens européens acquièrent les compétences clés qui leur sont nécessaires pour s’adapter avec souplesse à ces changements. » (Journal officiel de l’Union Européenne 30/12/2006). Si je résume, en tant que « ressources humaines », les enfants d’aujourd’hui sont le principal atout de l’Europe. Il convient dès à présent de les préparer à s’adapter « avec souplesse » aux changements et de garantir leur « employabilité » (même J.O.). Vient ensuite la liste des 8 compétences reprises dans le livret (sauf « apprendre à apprendre » que le livret ne reprend pas et « esprit d’initiative et d’entreprise » qui a été remplacé par « autonomie et initiative »)3.
Et le pire reste à venir : afin « d’augmenter la transparence », l’archivage numérique des compétences dès la grande section de maternelle et jusqu’à l’âge de la retraite va permettre de présenter nos compétences à nos employeurs partout en Europe et de les mettre à jour constamment afin de rester compétitifs face à nos concurrents (entendez par là les autres êtres humains). Si l’on va sur le site de Pôle Emploi, on nous explique comment enrichir et mettre à jour notre Passeport Orientation et Formation numérisé en y incluant nos activités associatives, culturelles, nos formations diverses… C’est aussi le Passeport Orientation et Formation qu’on trouve dès la classe de cinquième sur l’Environnement Numérique de Travail, dans lequel l’élève doit consigner ses activités et ses compétences extra-scolaires ainsi que ses démarches vers le monde du travail et des formations.
L’ « autonomie » de demain économisera des salaires de cadres et de formateurs. L’homme gérera seul sa formation et sa productivité d’autant plus optimisées. En période d’emploi, comme de chômage. Quant à l’«esprit critique », il consistera (et consiste déjà) à n’écouter que le discours officiel en dévalorisant toute voix dissonante.

On enseigne à l’IUFM qu’il faut maîtriser sur le bout des doigts les « Dix compétences professionnelles5 » indispensables au métier d’enseignant. Et surtout la plus importante d’entre elles : « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable ». Heureusement que « fonctionnaire de l’État » est séparé de « éthique et responsable » par la conjonction et, sinon au lieu d’une antithèse, ce serait un non sens. Parce qu’être enseignant dans ces conditions n’est ni éthique ni responsable. Si le monde change, si le chômage galope, ne convient-il pas au contraire d’apprendre à s’entraider ? À trouver aussi notre joie de vivre ailleurs que chez les patrons (dont le terme « adapter avec souplesse» nous fait d’ors et déjà bien comprendre à quelle sauce ils comptent nous manger), à connaître l’Histoire, grande absente du Socle, pour reconnaître les signes précurseurs des époques sombres. Être capable de lutter, d’être solidaires, de créer, de penser… En d’autres termes, ne convient-il pas d’apprendre l’autonomie, l’initiative et l’esprit critique. Dans son vrai sens, cette fois. Pour être autre chose que des « ressources humaines », pour déployer nos ressource d’humains.

C’est donc à un cabinet de gestion des ressources humaines -et non des moindres- que sont confiées les « compétences » des enfants ainsi que toute une série de données sensibles dont la CNIL elle-même relève qu’elles ne sont pas suffisamment sécurisées (délibération n°2006-104 du 27 avril 2006)5. Le travail des enseignants également, heure par heure, ainsi que leur façon d’évaluer car ils sont tenus de renseigner l’E.N.T. , consultable à tout instant par le chef d’établissement, par l’inspecteur et par le DRH. Le Tableau Numérique Interactif enregistre ce qu’on y écrit (non je ne délire pas!), il sera donc impossible d’enseigner différemment. Sopra Consulting veille sur nous6.

On ne peut pas s’en étonner, c’est vrai, mais peut-on l’accepter ?

Notes :
1, Il est vrai que la stratégie de Sopra Consulting est remarquable par la manière dont elle privilégie l’adhésion des acteurs et dont elle intègre l’outil informatique dans la transformation de l’entreprise. On peut en effet lire dans la plaquette intitulée « La conduite du changement dans les projets SI », disponible sur leur site internet : « La mise en place d’un nouveau Système d’Information est la face émergée d’un changement profond qu’il est impératif d’accompagner ». Le mode de fonctionnement du système d’information doit devenir celui de l’entreprise qui sera elle-même en symbiose avec le système d’information. Au lieu de n’être qu’un outil, il fera partie du métabolisme de son organisme d’accueil qui en sera profondément transformé : « L’évolution SI est indissociable d’évolutions d’organisations. Un tel projet de transformation SI est donc une opportunité pour l’entreprise d’optimiser son organisation, d’accompagner le changement, de faciliter l’appropriation et d’intégrer les concepts structurants de l’outil dans l’organisation ». Bien joué !
2, Sur le sujet, voir l’ovrage d’Angélique del Rey, À l’école des compétences, De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, La Découverte, Paris, 2010, ainsi que le site internet du Comité National de Résistance à Base Élève.
3, L’Europe ne fait qu’appliquer les directives de l’OCDE qui, en 2011, affirmait en lançant ses enquêtes sur les compétences mondiales que « Le résultat final servira de modèle pour élaborer et appliquer des mesures tirant le meilleur parti possible du capital humain de chaque pays en favorisant le développement des compétences de ses citoyens -et en les utilisant- afin de renforcer la croissance économique et la cohésion sociale ». (Stratégie de l’OCDE sur les compétences). Un an plus tard, les termes employés sont plus feutrés mais le fond est le même. Les compétences sont « la monnaie internationale des économies du XXIème siècle » Afin de « constituer et d’utiliser au mieux un vivier de compétences de qualité, un pays doit agir au moyen de trois instruments principaux : ceux qui améliorent la qualité et la quantité des compétences ; ceux qui permettent de mettre ces compétences à la disposition du marché du travail ; et ceux qui garantissent leur utilisation efficace. » Nous comprenons que, grâce aux données auxquelles Sopra Consulting a dorénavant accès, cette entreprise pourra agir (et générer bien du profit) au niveau de chacun des « trois instruments principaux » de gestion des compétences.
4, J.O. Du18 juillet 2010
5, La CNIL contraint les établissements à informer les utilisateur de leur droit d’opposition d’accès et de rectification mais combien de parents prendront le risque de marginaliser leur enfant en refusant qu’il soir géré informatiquement ? Et, pour ces courageux, les laissera-t-on faire ? Déjà de nombreux parents qui demandent que leur enfant ne figure pas sur Base Élève se voient refuser ce droit par l’inspecteur d’académie.
6, Dans sa plaquette « Conduire et réussir les grandes transformations d’entreprise », Sopra Consulting nous explique : « La transformation se définit comme l’ensemble des opérations qui conduisent à une modification significative, voire drastique, de la structure même de l’entreprise dans un objectif majeur d’adaptation à son environnement de marché, d’optimisation ou de refondation de ses modes de fonctionnement […] ».
Cette « refondation » ne concerne-t-elle que l’école, ou vise-t-elle à transformer l’ensemble de la société ?