Philosophia perennis, Homo numericus et la pédagogie rhizomatique.
Thibault Masset.

Comment rester philosophe conséquent tout en rejetant ce qui dans la philosophie, telle
qu’elle s’écrit ou telle qu’elle s’enseigne, et même telle qu’elle appréhende sa propre histoire,
renvoie à une pérennisation d’un même conservatisme de la pensée, d’une même manière
subrepticement consensuelle d’enseigner, d’un philosopher tacitement homogène, d’une
philosophie officieusement officielle, d’un enseignement dont le contenu serait implicitement
convenu, par lequel tout philosophe digne de porter ce nom devrait passer ? Libérer la
philosophie et les philosophes de la philosophie et des philosophes eux-mêmes. Quel
diagnostic épistémologique produire et quelle solution philosophique et pédagogique apporter ? Telles sont les questions auxquelles ont répondu Deleuze-Guattari par le chapitre 1 de Mille Plateaux et, en cela, ceux-ci vont à l’encontre d’une philosophie perennis.

L’idée leibnizienne d’une philosophia perennis, dont A. Perrin rappelle l’origine dans le De
perenni philosophia d’Augustinus Steuchus, (1540) et que Leibniz évoque dans une lettre à
Nicolas Rémond du 26 août 1714 est en définitive une Idée platonicienne historicisée. En
effet, nous pouvons la présenter de la manière suivante : dans l’histoire de la philosophie,
depuis des conditions antérieures de formulations particulières de vérités, rendues
méconnaissables de ce fait, nous pouvons dégager des formes et retrouver ces vérités comme «on tirerait l’or de la boue ». Telle serait cette philosophia perennis : l’homogénéité, l’identité, la répétition dans la différence historique, comme fondement du philosopher, de
l’enseignement de la philosophie et de la pratique de l’histoire de la philosophie.

A ce titre l’effort actuel de I.Pereira dans le cadre de sa démarche pragmatiste de sociologue et philosophe serait de déceler/révéler/interroger une telle philosophia perennis comme obstacle à la liberté de penser et d’enseigner du philosophe professionnel du secondaire selon trois aspects. 1. L’idée une a-temporalité des vérités philosophiques. 2. La constitution d’une tradition par une liste d’auteurs. 3. La détermination d’objets ou de domaine préjugés comme ne pouvant pas faire l’objet d’une connaissance philosophique. (des éléments de culture économique par exemple, la connaissance principes de l’économie libérale classique ou de l’économie néo-classique et les théories de l’économie institutionnelle)

Et la réponse savante de A.Perrin ainsi que l’entretien suivi entre ces deux philosophes sont éclairants mais ne permettent pas de rejeter totalement l’hypothèse de la prégnance d’une philosophia perennis dans l’enseignement secondaire de la philosophie pour la simple raison que l’épistémologie de la philosophia perennis reste implicitement admise.

Et c’est cet implicite que cherchait à lever dans le chapitre Rhizome de Mille Plateaux G.Deleuze et Felix Guattari. En effet pour Deleuze-Guattari, les principes d’une philosophia perennis se trouvent dans le conservatisme épistémologique suivant : tout d’abord 1. le
primat de l’unité sur la multiplicité ; 2. Un principe génératif de la connaissance : une origine causale ou un fondement duquel découle les éléments seconds 3. Le postulat d’un principe de catégorisation, la différenciation par genre spécifique ; enfin 4. L’usage nécessaire du principe du bon sens comme guide pratique et idéal régulateur de tout effort philosophique( théorique, pratique, pédagogique).

Ainsi donc, si l’on se proposait de sortir d’une philosophia perennis ici et maintenant, il s’agirait donc travailler depuis un dehors et du dedans cette épistémologie latente à la philosophie elle-même, à son enseignement, à la manière dont on fait de la philosophie avec son histoire, avec ses philosophes. Et positivement, cela consistera en la formulation d’une épistémologie rhizomatique, une épistémologie dont découle une autre pédagogie, c’est-à-dire une épistémologie qui fasse primer la multiplicité sur l’unité, qui fasse que l’accroissement par le milieu de causes concomitantes remplace l’origine causale générative de la connaissance, que la différentiation éthologique ou désirante prime sur la différence par genre spécifique, enfin que l’intuition prenne le pas sur le bon sens : proposer une épistémologie des réseaux dont découle une pédagogie rhizomatique.

On peut concevoir la réaction qu’une telle proposition puisse susciter et que certains puissent se dire : Mais enfin où va-t-on avec de tels principes ? et quelle légitimité ? Quelle type de pédagogie peut-on élaborer de la sorte ?

Et à ce titre, il nous faut répondre le plus directement et simplement possible pour justifier cette approche et nous ne proposerons rien d’autre que des faits. Tout d’abord des faits de nature technologique : il y a des ordinateurs, il y a internet, il y a des ordinateurs en réseaux. Développons notre propos :

Le mode de fonctionnement de Google, le T9 ou tout simplement Internet et l’usage de liens
hypertextes, tous ses éléments sont les éléments factuels et en même temps ceux-ci participent d’une épistémologie deleuzo-guattarienne laquelle épouse la mutation de la rationalité contemporaine et l’exercice de notre pensée contemporaine qui est rhizomatique.

En effet, la sélection du terme premier d’une recherche, l’accès au second terme, la nature des relations entre les termes sélectionnés, et en définitive toute recherche de connaissance ou d’information est toujours une construction d’un réseau de termes de domaines séparés et qui donc apparaissent hétérogènes les uns par rapports aux autres mais qui entrent en association cohérente selon l’idée qui est intuitivement élaborée par le désir de connaissance et qui prend forme durant la recherche. Ici encore nous retrouvons nos principes : multiplicité, différenciation éthologique ou désirante, contingence du mot origine non causal, sélection par intuition.

Donnons une autre série de faits, ceux-ci d’ordre scientifiques.

Depuis le début du XXème siècle, il y a la physique quantique, depuis le début du XXème siècle il y a des mathématiques non euclidiennes.

La physique quantique est l’exemple d’un détachement dans les principes de la recherche en physique contemporaine du guide du bon sens physique, à savoir le principe de conformité des phénomènes avec les principes propre à notre l’expérience commune sensible du monde physique à notre échelle, à savoir : la mécanique newtonienne.

De même, les mathématiques contemporaines ont délaissé le bon sens géométrique associé aux espaces communs de la géométrie euclidienne au profit d’intuitions libres proposant de nouvelles possibilités pour les mathématiques actuelles. En atteste la géométrie non commutative d’Alain Connes.

Ainsi, de même que pour la physique et les mathématiques contemporaines, le bon sens ne peut plus être le guide de la philosophie, il en est la contrainte à contourner.

Ayant répondu aux deux premières objections, cherchons à répondre par l’hypothèse à présent pour la troisième. Concernant donc les critères formulés a-t-on une esquisse de pédagogie conséquente à formuler ? Comment concrètement fait-on un cours pour des élèves à partir de cette épistémologie deleuzo-guattarienne ? Il s’agit ici de penser une pédagogie rhizomatique.

Cela va certes à l’encontre d’une conception de la leçon traditionnelle telle que celle proposée par J. Muglioni mais cela ne s’inscrit pas néanmoins dans une absence de tradition, et détachée de toute faisabilité et efficacité puisque cette pédagogie rhizomatique va dans le sens d’une recherche déjà en cours comme celle que réalise P. Mathias en se proposant comme objet d’investigation théorique, le numérique et en pensant un Homo numericus contemporain.

En effet, un cours selon l’épistémologie deleuzo-guattarienne, une leçon rhizomatique ne peut exister que s’ils reposent sur une organisation en réseaux. Il faudrait donc des interfaces interconnectées pour que la classe devienne un réseau. Voici l’esquisse d’un cours de philosophie 2.0.

On peut concevoir projectivement un professeur impulsant et suggérant une idée première puis que chacun des élèves aurait à effectuer un travail premier de mise en relation d’informations et de connaissances depuis son intuition propre de l’idée mais tout en voyant simultanément les avancées différentielles des autres sur son interface-écran d’ordinateur, en ne plaçant en commun lui-même peut-être que les éléments de son travail personnel qu’il estime devoir être retenu dans le cadre du sujet à traiter, le tout contrôlé et fonction des permissions et des instructions du professeur qui gère l’infrastructure du réseau :

Des passerelles pourraient être jetées à certains moments ou à d’autres et une réorientation perpétuelle du professeur s’effectuerait : il ne détiendrait plus face à l’élève un savoir qu’il proposerait et des matériaux qu’il brasseraient comme exemple d’un acte de pensée ou d’une pensée en acte que l’élève aurait pour charge d’assimiler selon sa propre réflexion, il ferait office de guide intuitif, il gèrerait les connexions et il agirait comme un point aveugle qui se déplacerait dans une multiplicité en réseau.

La classe et les élèves devraient trouver la solution savamment orientés à la fois par eux-mêmes, par le groupe et par la sage vigilance du professeur.

On peut donc concevoir- dans une perspective esquissée par C.Lebreton, la pédagogie active par projets multiples- en début d’année, une pédagogie qui travaillerait les affects et les désirs particuliers de chaque élève/et de groupes( et c’est là le lien avec la différentiation éthologique ou désirante).

Par exemple, un élève ou des élèves auraient ces affects-ci : basket, fête, mathématique, questions économiques, etc.

Nous pourrions mettre en place trois modalités de travail différentes et complémentaires et traiter tout le programme de philosophie.

Première modalité : En monade alimentée par le professeur, le professeur envoie les textes
spécifiquement pour chaque élève fonction de ses affects sur son espace numérique personnalisé, lequel possèderait et conserverait sa réflexion propre qui pourra murir tout au long de l’année et se conserver à partir des textes qui travaillent philosophiquement ses affects.

A titre d’exemple, cet élève aimant les mathématiques auraient donc des textes concernant la nature des mathématiques, et il pourrait pencher en faveur d’une réalité matérielle des mathématiques comme langue dans laquelle est écrite le monde et la nature.

Deuxième modalité : En interaction avec les autres élèves sur un même thème du programme ou d’une question sujet de dissertation commune à la suite d’un travail seul effectué sur son interface sur ces thèmes. Ici le même élève pourra interagir avec un autre possédant des affects similaires et une position sur le même thème qui va à son encontre, les mathématiques comme abstraction de l’esprit d’où une interaction une convergence ou divergence argumentée. Autre interaction possible collective sur le même thème, la raison et le réel, une mise en commun des différentes approches et questions.

Troisième modalité : sur un même objet simultanément, un texte étudié collectivement annoté et commenté en temps réel, ou les trouvailles d’analyse les plus pertinentes sont validées par le professeur et affichée sur tous les écrans.

Nous voyons donc par cette hypothèse pédagogique une approche pédagogique et pratique qui répond à l’épistémologie deleuzo-guattarienne et qui préfigure peut-être ce que sera ou pourrait être un enseignement philosophique des sociétés numériques : un enseignement personnalisé, différencié, collectif et un programme commun.

Nous avons vu que pour épouser à la fois la forme de la rationalité contemporaine, et prendre en compte les données et les mutations de nos environnements technologiques actuels, d’autres principes épistémologiques et pédagogiques peuvent être proposés, lesquels travaillent la philosophia perennis non pas contre la tradition philosophique mais pour l’adapter aux enjeux contemporains de telle sorte que nous puissions conjurer la tentation perpétuelle d’un conservatisme de la pensée, théorique et pratique, lequel va à l’encontre de toute la diversité, la fécondité et la liberté de notre si bel héritage qu’est l’histoire de notre discipline et des philosophes qui l’ont forgé.

T. Masset.

Eléments bibliographiques.
Deleuze-Guattari, Mille Plateaux, « Rhizome ».

Anatole de Monzie, Instruction du 2 septembre 1925.
http://skhole.fr/instructions-du-2-septembre-1925-anatole-de-monzie.

Jacques Muglioni, la leçon de philosophie, Philosophie, n°1, Bulletin de Liaison des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles, CRDP, septembre 1992, pp. 25-37
http://www.philosophie.ac-versailles.fr/bibliotheque/pub.lec.phi.BL1.pdf

Paul Matthias, Entretien avec un philosophe de l’internet, Homo numericus,
http://www.rslnmag.fr/post/2011/05/15/Paul-Mathias-entretien-avec-un-philosophe-de-lInternet.aspx

I.Pereira,

– La philosophia perennis : une mythe vivace dans l’enseignement de la philosophie dans le secondaire.
http://www.questionsdeclasses.org/?La-philosophia-perennis-un-mythe

– Ou est passée la pratique philosophique ?
http://www.questionsdeclasses.org/?Ou-est-passee-la-pratique

– La philosophie dans le secondaire.
http://www.questionsdeclasses.org/?La-philosophie-dans-le-secondaire

A.Perrin, Philosophia perennis et philosophie officielle.
http://philo.pourtous.free.fr/Articles/A.Perrin/philosophieperennis.htm

I.Pereira et A.Perrin De la liberté intellectuelle du professeur de philosophie en classe terminale http://www.questionsdeclasses.org/?De-la-liberte-intellectuelle-du

C. Lebreton, Compte-rendu d’une expérience de pédagogie active en philosophie.