Peu après la chute de l’URSS, j’ai participé à un stage du mouvement Freinet à Moscou. J’avais été sidéré par ceci : alors que les services publics étaient en pleine désorganisation, voire en pleine déliquescence, alors que le salaire d’un prof d’université ne dépassait pas la valeur de deux kilos de saucisson, alors que certains nous disaient que leurs propres enfants devaient être en train de regarder la télé emmitouflés parce que les chauffages des appartements communautaires étaient régulièrement coupés, alors que… quelle était la première revendication de l’association des professeurs de mathématique ? Redonnez-nous un programme !

On aurait pu penser que ces profs allaient s’emparer de la liberté retrouvée et en jouir. Non ! Il leur fallait impérativement un programme.

Certes, notre société de l’informatique a élevé le programme en un objet scientifique, quasi mythique. Tout fonctionne de par les programmes écrits qui doivent faire produire aux machines qui envahissent tous les foyers tels ou tels effets suivant la touche que l’on enfonce ou l’image que l’on caresse sur un écran. On parle alors de bugs dans les programmes quand l’effet escompté n’est pas toujours celui produit. On corrige alors des bugs du programme jusqu’à ce que la machine obéisse. Et elle finit par obéir ! On peut même imaginer la jouissance du programmateur comme l’émerveillement de l’utilisateur. Le programme fait des dieux et finit par être le Dieu.
Et puis aussi, chacun vit dans un programme auquel il ne peut échapper. Nous sommes des programmés en permanence, des régulés par les programmes. L’heure de se lever, d’aller au boulot ou pointer à l’ANPE, de manger, d’aller chercher les gosses à l’école… On programme pour nous le jour de notre retraite, il faut programmer bien longtemps en avance quels subsides nous y feront survivre. Les temps de repos, de vacances sont programmés, peu importe votre état à ce moment, et, si vous en avez les moyens, il faudra programmer longtemps à l’avance le lieu, la location, ce que vous allez faire de vos mômes,… Programmes de carrière, programme d’évolution des salaires,… jusqu’au nombre de chômeurs nécessaire à l’économie libérale de profits ! Bien ennuyés ceux qui ne rentrent pas dans le programme, les SDF et autres qui n’ont pas été prévus par les programmes. Programmes nucléaires, plans sociaux, programmes de réinsertion… Programmation du boulot des OS dans les chaînes, et même OS carrément programmés…
Mais, contrairement aux informaticiens, les programmateurs de nos vies ne peuvent pas corriger les bugs qui s’accumulent, les programmes foirent, mais peu importe, il y a des programmes… Un homme politique, une femme politique, un parti politique, ne doivent pas avoir des idées, des perspectives à proposer, mais des programmes à afficher. Nous sommes la société du programme ou la société programmée ou la société des programmés et gare s’ils se déprogramment !

L’histoire des programmes scolaires devrait faire rire et peut-être fera-t-elle rire un jour. On ajoute, on retranche, on remet, on enlève à nouveau… mais résultat de la course, rien ne change vraiment à la sortie… du programme ! Il n’empêche que l’on recommence. Sans programme et son corollaire, l’évaluation des objets (les élèves) qui passent dans le programme (évaluation qui n’évalue même pas… le programme), point de salut. « Vous êtes en retard sur votre programme, ce n’est pas du programme », fustigent les inspecteurs, « il ne fait pas le programme, il ne suit pas le programme », reprochent les parents aux enseignants qui pratiquent des pédagogies différentes. Le programme est la route tracée qu’il faut suivre en passant dans l’ordre chronologique des pancartes pour être rassuré. Le programme élimine d’ailleurs tout ce qui pourrait le troubler dans son déroulement et il prévoit quelques aires de repos (enseignement artistique, sport,…) pour reprendre l’autoroute comme le préconise bison futé. Tiens ! On n’a pas pensé à créer le bison futé des programmes, encore qu’on a bien créé celui de la préparation au bac !
L’imprévision fait peur. Rentrer dans sa classe sans savoir ce qui va être fait, pire, ce que l’on va faire faire, est insupportable. Pas d’imprévus, ils dérèglent toutes les machines. Les prévisions cessent d’être des hypothèses, elles sont des certitudes auxquelles il faut plier ceux pour qui elles sont faites. S’il y en a qui ne s’y plient pas, comme on ne peut pas les jeter au rebus comme dans une chaîne de production industrielle, il faut prévoir des voies de garage ou de recyclage, des stations de réparation (soutien scolaire, enseignement spécialisé, apprentissage alterné, bacs pros, etc. puisqu’il faut bien les mettre quelque part) pour que le programme puisse continuer à se dérouler chronologiquement pour les autres.

Pourtant, si on pose la question que tout enseignant, tout parent, tout détenteur de pouvoir scolaire devrait sans cesse se poser « comment vos enfants ont appris à parler ? » alors tout le monde a pu observer, sait, convient que cela s’est passé hors de tout programme. Tout le monde comprend aussi facilement les conditions qui l’ont permis. On se rend moins compte de l’extraordinaire apprentissage qui a eu lieu, de son extraordinaire complexité, des extraordinaires compétences dont il a requis la construction. Tous les autres apprentissages, tous les autres langages ne sont rien à côté et ne sont que dans son prolongement. Mais au lieu de s’attacher aux conditions qui les permettent, on s’attache à les programmer.

Alors je repose autrement la question que j’avais déjà posée dans « Peut-être un jour la révolution ». Dans l’affaire qui nous concerne, l’école et le système éducatif, qu’est-ce qui vous paraît nécessaire de programmer ? A quoi servent les programmes ? Qu’est-ce qui se passerait s’il n’y avait plus de programmes ? Réponses… ?????

Bernard COLLOT

Docs perso sur le thème :

Extrait de « l’école de la simplexité » : http://b.collot.pagesperso-orange.fr/b.collot/Evaluation1.pdf

Extraits du « taylorisme scolaire à un système éducatif vivant »

http://b.collot.pagesperso-orange.fr/b.collot/taylorisme/bac_evaluation.htm