« (…) Quand l’environnement proche (les collègues) tend à nous marginaliser davantage on se pose des questions sur ce qu’il faudrait réformer. Il faut que l’institution mette en avant nos pratiques pour que l’on ne passe pas pour de simples illuminés… »

Cyriaque Bessard (1)

Voilà un sujet recouvert d’une chape de plomb : les rapports entre les enseignants traditionnels et les enseignants engagés dans des pédagogies différentes. Officiellement, tout baigne : la sacro-sainte liberté pédagogique.

On peut comprendre la perplexité des parents quand ils se trouvent confrontés à laisser leurs enfants dans une classe où la pédagogie est radicalement différente de ce qui se fait partout ailleurs. Qui croire ? Qui croire quand dans la même école, manifestement la présence d’un « illuminé » dérange l’ensemble ?

Parce que cette présence dérange, presque nécessairement. Elle crée une rupture dans la chaîne tayloriste scolaire qui nécessite l’uniformité des pratiques, elle crée une rupture des habitus des objets de cette chaîne (les élèves), habitus tout aussi nécessaires à son fonctionnement. Et surtout elle va devenir dangereuse si les parents se mettent à l’apprécier parce qu’alors l’appréciation risque de signifier désapprobation des autres pratiques.

Dans toutes les « affaires » (2) que j’ai suivies et décortiquées, sans aucune exception, il y a l’ingrédient d’un ou plusieurs collègues qui ont savonné la planche quand ce n’était pas jeter de l’huile sur le feu. Pas ouvertement, bien sûr. Par les petites phrases « votre enfant est en retard mais il n’a pas fait le programme l’an passé », par les silences qui en disent long, les « je ne peux rien dire, c’est un collègue », les sous-entendus innocents, et parfois plus ostensiblement dans les conversations privées avec les parents contestataires allant jusqu’aux « conseils » bien intentionnés « Ecrivez à l’inspecteur mais ne dites pas que c’est moi ». C’est encore plus accentué dans les RPI (Regroupements Pédagogiques Intercommunaux) où il est plus facile de se dédouaner sur le collègue précédent de l’autre village et où il n’y a aucun risque de le côtoyer à la récré ou dans la salle des profs (3). Ceci est un fait… soigneusement occulté.

Mais, paradoxalement, je comprends ces attitudes. Comprendre n’est pas excuser. Pratiquement tous les enseignants sont de plus en plus fragilisés. Les certitudes sur lesquelles ils s’assoyaient s’effritent, les demandes de l’Institution ou des parents deviennent plus pressantes, souvent contradictoires. Les fameux « résultats » et leur culte ne remontent pas plus que ne diminue la courbe du chômage. Faire bloc dans l’uniformité des pratiques, c’est aussi s’auto-protéger individuellement. La pédagogie ? Il n’y en a qu’une et c’est la même pour tous, ce qui procure une relative tranquillité, les causes de l’échec de l’école pouvant être externalisées.

Il est rarissime, dans la cour de récré, dans les salles de profs et même dans les réunions, que les enseignants parlent entre eux de pédagogie, de leur pédagogie. C’est dire quelles craintes cela suscite. Bonjour les équipes éducatives ! Que chacun se débrouille et ne fasse pas de vagues qui gêneraient les autres. A l’époque où il y avait des classes de perfectionnement ou de transition, il était courant que les inspecteurs pour débarrasser une école d’un trublion l’incitent très fortement à demander ces classes : « Là, vous ne gênerez personne ! ». C’est encore le cas avec les SEGPA.

Alors ? Alors, au moins dans l’immédiat, il serait temps que l’Institution elle-même admette officiellement et publiquement, même sans trancher, qu’il y a bien deux approches différentes, voire opposées, de l’acte éducatif. Il serait temps que ces deux approches fassent l’objet d’analyses dans la formation, deviennent même le point central de cette formation. Admettons qu’elles puissent encore se discuter (mais cela ne pourra se faire ad vitam eternam) et déterminer un choix professionnel. Il serait temps alors que les projets d’école deviennent des projets éducatifs permettant la constitution d’équipes éducatives basées sur des conceptions pédagogiques clairement affirmées et que ces projets puissent être pérennes, c’est-à-dire que l’obtention d’un poste dans une école soit impérativement liée à son acceptation.

Oui ! Mais ! Oui, mais simultanément il faudra bien que les parents aient alors eux aussi le choix. Pour l’avoir, d’une part il faudra que tout établissement explicite sa conception pédagogique et sa mise en œuvre, d’autre part… qu’il y ait les deux propositions tant qu’il y a encore divergence d’opinions. De la carte scolaire (qui est aussi celle des territoires socioculturels), on passerait à la carte scolaire des pédagogies dans un territoire (4).

Aïe ! Vous allez me dire « concurrence ! », « surtout pas dans le public !», « vous faites le jeu des libéraux ! ». Je ne pense pas qu’il s’agisse de concurrence au sens habituel des résultats. Depuis longtemps il est bien apparu que les parents qui font le choix des pédagogies différentes ne le font pas dans leur grande majorité pour des « résultats » mais essentiellement pour l’épanouissement de leurs enfants. Il s’agit alors d’un choix délibérément citoyen.
Ce n’est pas encore l’école du peuple ? D’accord, mais le peuple, pour une fois, pourra, devra s’interroger, penser.

Bernard COLLOT

(1) Extrait d’un commentaire du billet « un jour, peut-être la révolution »

(2) Les « affaires N » (voir dans questionsdeclasses) se multiplient, pratiquement identiques, avec les mêmes ingrédients, les mêmes potentats de l’administration.

(3) Dans les travaux de Françoise Oeuvrard sur les résultats scolaires (1990) si les classes uniques se trouvaient dans la partie supérieure de la fourchette nationale, les RPI, eux, se retrouvaient dans la partie inférieure. Cette partie du rapport avait été censurée sur l’ordre du ministère d’alors.

(4) La ville de Gand (Belgique) a une partie de ses écoles communales officiellement en pédagogie Freinet. Il est vrai qu’il y a des listes d’attente pour y mettre son enfant et que ce n’est pas pour cela que la ville en augmente le nombre, mais cette restriction est alors un choix politique (municipalité progressiste lors de cette instauration – 1986 -, de droite par la suite) A lire (http://www.gent.be/docs/Departement%20Onderwijs%20en%20Opvoeding/Pedagogische%20Begeleidingsdienst/DOO%20Livre%20du%20colloque%2025%20ans%20enseignement%20Freinet%20%C3%A0%20Gand%20ebook%20pdf%20mail.pdf)