C’était une promesse du candidat Hollande : l’éducation est effectivement depuis plus d’un an au cœur des débats. Associations de parents, syndicats d’enseignants, enseignants syndiqués ou non, politiques se déchirent sur la question des rythmes, sans que les camps ne soient si facilement identifiables, contrairement à ce que les médias de manière quasi unanime ont pu affirmer : ce serait le bien-être des enfants contre celui des enseignants.

La question des effectifs par classe est également posée, de même que celle de la formation des enseignants. Un certain nombre d’annonces de réformes sont faites, censées poser les bases d’une refondation de l’Ecole. Ce terme même de « refondation » sous-entend en soi une rupture avec ce qui existait.

Je ne rentrerai pas ici dans les détails de ce projet de réforme. J’aurais pourtant beaucoup à dire : le recrutement annoncé, ne distinguant pas la création de postes du remplacement des départs en retraite, sera-t-il suffisant ? Est-il cohérent de mener une réforme des rythmes scolaires en déconnectant les temps quotidien, hebdomadaire et annuel ? Peut-on réellement lutter contre l’échec scolaire sans redonner aux RASED la place qui leur revient ? Qu’en sera-t-il réellement de la formation des enseignants, et pourquoi maintenir un recrutement au niveau bac + 5, quand on connaît les difficultés financières pour mener des études de cette longueur, qui renforcent la sélection par l’argent ?

J’ai bien ma petite idée quant aux réponses à ces questions, et l’on pourra les reposer plus tard sur ce site, mais j’ai envie aujourd’hui de poser une toute autre question, qui a été (volontairement ?) oubliée par le gouvernement : Quelle école voulons-nous ? En d’autres termes, quels étaient les objectifs de l’Ecole avant le PS, et quels seront-ils désormais, puisque nous sommes censés assister à un « changement » ? Cette question devrait pourtant être la première à se poser.

Les perspectives d’emploi dans tous les esprits

La période de crise que nous vivons a renforcé l’inquiétude, légitime, des parents et des élèves face à la question du chômage. L’espoir d’échapper à ce spectre est placé dans le système éducatif, présenté depuis toujours comme garant de l’égalité des chances. La garantie d’accéder au marché du travail est l’une des attentes principales de la population (comme en témoigne le sondage IPSOS effectué pour le hors-série de Marianne et l’Histoire sur « l’école de la République » en septembre 2011 ).

Aussi, quant un gouvernement propose des réformes pour réduire l’échec scolaire, pour augmenter les chances pour tous d’obtenir un emploi, comment être opposé à de si nobles objectifs ?
Attention pourtant, donner à tous les chances d’accéder au marché du travail ne signifie pas que tous auront les mêmes chances d’accéder à des emplois épanouissants, bien rémunérés, stables. Or il est déjà plus délicat d’expliquer à ces mêmes parents inquiets que, certes, leurs enfants auront un emploi, mais que celui-ci pourra être vecteur de précarité (auquel les gouvernants préfèrent souvent le terme de « flexibilité »), qu’il nécessitera une faible qualification et sera en conséquence mal payé.

Pour expliquer ces allégations, intéressons-nous aux conceptions en matière d’éducation de la commissaire européenne à l’éducation, Mme Androulla Vassiliou. Pas besoin de les chercher très loin, il suffit de se promener dans l’espace qui lui est consacré sur le site de la Commision Européenne ( http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/vassiliou/index_fr.htm ), on peut y lire les nécessités d’«améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés », d’« aider l’Europe à engager la compétition globalisée », d’« équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » et de « répondre aux conséquences de la crise économique».

La plupart des dirigeants européens s’inscrivent dans cette pensée, et le gouvernement socialiste ne fait pas exception à la règle lorsque Vincent Peillon affirme, dans une interview accordée aux échos le 2 octobre 2012 : « L’éducation nationale est capable de changer le contenu de ses diplômes et de ses formations pour répondre rapidement aux besoins de l’économie et des entreprises ; elle est mobile. La co-éducation, c’est aussi cela. »

Quand la Commissaire européeenne à l’éducation ou bien les dirigeants européens évoquent ces « besoins de marché », ils pensent à la mutation que subit le marché du travail depuis plusieurs années : on assiste à une « polarisation dans la demande de compétences ». En effet, de nombreux économistes ont observé que les besoins en main d’oeuvre se traduisent par l’expansion de deux types de carrières en particulier. D’un côté, l’emploi hautement qualifié, c’est-à-dire nécessitant de faire des études supérieures, augmente fortement. De l’autre, ce sont les emplois des secteurs de service, ne nécessitant que peu ou pas de formation spécifique, qui sont en pleine croissance. La plus faible croissance concerne les emplois à qualification intermédiaire.

Il est important de préciser que par formation, on entend la formation spécifique avant de commencer un nouveau travail. Mais il existe un préalable indispensable à toute formation spécifique : c’est le bagage commun à tous les individus, l’ensemble des compétences qu’ils doivent maîtriser avant de se lancer dans une formation, qu’elle soit courte ou longue. Ce bagage commun, c’est le socle commun de compétences, sans lequel l’accès à un emploi est censé être impossible. Il s’agit bel et bien d’une formation, mais non reconnue comme telle puisqu’elle est dispensée par l’Ecole !

Prenons un exemple concret. Pour devenir serveur dans une chaîne de fast food comme McDonald, il faut savoir se servir d’interfaces numériques, s’exprimer correctement dans sa langue maternelle, connaître des rudiments d’anglais, sans parler des compétences d’initiative, de coopération,… Sans compter les autres compétences permettant d’être flexible, puisque ce serveur sera amené à changer d’emploi à de nombreuses reprises au cours de sa vie. Il doit donc être polyvalent, mais de manière non approfondie.

Avec Nico Hirtt [[ Nico Hirtt, les compétences contre le savoir, le Monde Diplomatique, octobre 2010. ]], nous pouvons donc nous poser la question : « quel peut être le socle de formation commun à de futurs ingénieurs d’une part, de futurs travailleurs faiblement qualifiés d’autre part ? »

Sélectionner ceux qui iront loin plutôt qu’avoir de l’ambition pour tous

Il s’agit d’un socle commun de compétences a minima, utilitariste et constitué d’apprentissages systématiques. Car pour plus d’approfondissement, pour s’améliorer en anglais, en mathématiques, ou quelque soit la matière, il faudra poursuivre son cursus au sein du système éducatif au-delà de ce socle.

L’OCDE [[L’OCDE, l’Organisation de Coopération et de Développement Economique, est un organisme indépendant au service du libéralisme économique ]] le reconnaît d’ailleurs explicitement : « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” — en fait, la plupart ne le feront pas —, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». De même, en France, dans un rapport remis à François Fillon, alors ministre de l’éducation, on pouvait lire : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois.[[Claude Thélot, Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la commission du débat national sur l’avenir de l’école, La Documentation française, Paris, 2004. ]]»

En plus de lutter contre le chômage, ce socle commun a un autre avantage, si l’on se place dans une logique libérale. Il permet de lutter contre la surqualification. Car si un employeur éprouve des difficultés à recruter un travailleur « non qualifié », par manque d’individus ayant acquis ce socle, il sera contraint de faire appel à des personnes « trop » qualifiées, donc plus coûteuses. La généralisation de l’accès aux compétences de base permet d’augmenter l’offre en main d’oeuvre adaptée à la demande en travailleurs non qualifiés. Ainsi, « la commission escompte une pression vers le bas sur les salaires [[Nico Hirtt, les compétences contre le savoir, le Monde Diplomatique, octobre 2010.]] »

La réussite de tous : oui mais quelle réussite ?

On arrive là au cœur des questions d’échec ou de réussite scolaire. Car une réussite ou ou un échec se définit par rapport à des objectifs à atteindre. Or les objectifs de l’école du socle, de l’Approche Par Compétences sont clairement néolibéraux. Les besoins des entreprises priment sur ceux des élèves, qui vont subir leur orientation en fonction de la logique du marché.

Point d’égalité des chances dans cette école. L’égalité des chances est un leurre s’appuyant sur ce socle commun auquel tout le monde devrait accéder, combiné avec une école de la méritocratie et de la mise en concurrence, dans laquelle seuls les « soi-disant meilleurs » accèdent aux métiers les plus prisés, en niant totalement les inégalités sociales.

Est-ce pour cela que nous militons ? Est-ce l’Ecole que nous voulons ?

Nous voulons l’émancipation des individus, les néolibéraux veulent privilégier l’employabilité. Nous voulons l’égalité des chances, ils sont pour la sélection, la mise en concurrence et la reproduction des inégalités sociales. Leur réussite scolaire, c’est celle de l’accès au Socle commun de compétences, un enseignement a minima pour fournir les entreprises en main d’oeuvre bon marché, flexible, précaire, obéissante. Notre réussite scolaire, c’est l’accès à de véritables savoirs polytechniques, la capacité de construire soi-même ses savoirs, que les individus soient critiques, libre penseurs.

Pour toutes ces raisons, on ne peut s’accommoder de cette idéologie du socle commun de compétences, et de tous les outils qui la systématisent au profit des entreprises, qui déshumanisent l’éducation en ne considérant les élèves que comme de futurs employés manipulables à merci : le Livret Personnel de Compétences, les évaluations nationales, la territorialisation de l’Education qui cesse d’être nationale, la mise en concurrence des individus, des établissements.

Tout ce système doit être combattu. Tant que leur réussite scolaire ne sera pas la nôtre, leur combat contre l’échec scolaire ne sera pas le mien.