C’est l’histoire de ces soldats de deuxième classe, engagés pour servir la Patrie et son œuvre civilisatrice et qui se trouvent engagés dans une guerre cruelle dont ils ne voient pas l’issue. Ils estiment avoir suffisamment donné de leur personne, dans la boue et sous les ordres imbéciles, et après avoir examiné les différentes solutions, déserter, passer dans le camp des « sauvages », ils en trouvent une qui apaise leur conscience tout en leur évitant de mettre en cause les mobiles du conflit comme le font certains extrémistes. Leurs compétences leur permettent de postuler pour un poste d’infirmier. Il faut dire que le besoin, dans les hôpitaux de campagne est immense, tant les blessés affluent.

Sitôt promus, ils font leur travail, consciencieusement, pansent les plaies au mieux pour que les blessés repartent au combat où beaucoup laisseront leur peau. Certains reviennent plusieurs fois car les plaies ne se referment pas. L’hygiène du champ de bataille, les infirmiers, ils connaissent, la mentalité des gradés, c’est marche ou crève, celle des trouffions, c’est chacun se démerde.
Et puis voilà, la guerre s’envenime, les compagnies sont décimées, on manque de fusils. L’Etat-major décide de remettre au combat la moitié du corps d’infirmiers. L’autre moitié devra dispenser des soins itinérants et le Ministre de la Guerre laisse entendre que la vie des grands blessés n’a plus d’intérêt et que soigner les autres grève le budget.

Clandestinement, les infirmiers se rencontrent, s’indignent : quoi, ils ne serviraient à rien ? Ils s’organisent, rejoignent la Fédération Nationale des Associations d’ Infirmiers de la Défense Nationale (FNAIDN).

Et puis, la situation militaire se dégrade, le gouvernement risque de tomber, la FNAIDN décide de lancer un appel. Quelques infirmiers progressistes regroupés dans son « comité scientifique » en profitent pour faire entendre leurs idées « humanistes » jusque là silencieuses. Selon eux la Défense Nationale devrait être profondément réformée afin qu’on puisse « remplir la mission » civilisatrice en évitant blessures et mort à « tous les soldats ». Leurs camarades sont éblouis par cette audace mais tiennent à ce que l’appel, au demeurant assez lucide sur l’origine de la guerre, tout en évitant de heurter les patriotes sincères, se termine en déclarant que la première mesure d’urgence ( imprimée en gras) devrait être
« que l’on revienne dès maintenant sur la suppression de l’ensemble des postes d’infirmiers, sans lesquels il serait, en fait, impossible – compte-tenu de l’hémorragie antérieure des moyens spécialisés, de la perte corrélative des savoir-faire professionnels et des délais nécessaires pour les reconstruire en formation – de prétendre commencer à lutter de manière efficace contre les dégâts visibles de la guerre ( morts et invalides) avant au moins trois années » .
De nombreux collègues civils, infirmiers, chirurgiens, orthopédistes, eux-mêmes en grande difficulté, se déclarent solidaires. Certains sont très conscients de l’origine des maux qu’ils traitent quotidiennement, mais par réflexe, ils signent l’appel, ce qui ne peut pas faire de mal.
Et si le gouvernement tombe, ils feront peut-être, encore une fois, la fête à la Bastille, confirmant Tomasi di Lampedusa :« pour que tout reste comme avant, il faut que tout change »

Raymond MILLOT