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La Mastication des morts, Patrick Kermann (théâtre)

Il y a des textes qui remontent sans cesse en haut de la pile de livres qui s’entassent. Un phénomène d’une « inquiétante étrangeté ». Enfin, on aime le croire.
En voilà un, d’un auteur dramatique, tristement disparu un 29 février 2000, Patrick Kerman qui nous rappelle à son bon souvenir au moment où les secrets emprisonnés dans le permafrost affolent la fourmilière.
Il s’agit bien ici et sans aucun doute, de faire allusion aux « affaires » Duhamel, à la souffrance de ses milliers d’ enfants dans les foyers ou logés seul·e·s dans des hôtels par l’aide sociale à l’enfance (dans le 92 par exemple1), aux vestiges des « colonies pénitentiaires2» qui relèvent quant à elles de l’archéologie.
Malheureusement, « sous les pierres3 », après avoir gratté la terre, on tombe sur les fondations de l’édifice : la construction d’une société sur fond d’inhumanité qui se complait dans la maltraitance quasi-institutionnelle ou se vautre dans tout ce qui peut, de près ou de loin ressembler à du bizutage. Des rites… des pleurs mais en silence.
Patrick Kermann était un auteur de théâtre. Sur les pas de ce que pouvait écrire Jean Genet, ses différentes pièces (souvent des chœurs) nous approchent, non pas de la mort comme spectacle, mais du Secret, quitte à le toucher du doigt : « le théâtre sera placé le plus près possible, dans l’ombre vraiment tutélaire du lieu où l’on garde les morts…. Seul viendrait au théâtre qui se saurait capable d’une promenade nocturne dans un cimetière afin d’être confronté à un mystère ». De ce qui n’a pu être dit, vu et surtout entendu. Un théâtre de la catastrophe4. Juste avant, ou juste après elle5, où tout s’est écroulé. Et pourtant beaucoup savaient, sentaient. La « ville au sept portes » est tombée le soir où l’éclair blanc a traversé le ciel. Cette balade théâtrale nous emmène à la rencontre de ses anges déchus : rescapés, bourreaux ou témoins. Comme ce C, un prédateur, qui circulait sur les routes de Haute-Marne dans son camping-car.
La Mastication des morts se rapproche (un peu) de Bobok6, où endormi, le personnage entend sous les tombes la société russe de l’époque qui se rejoue. Mais ici elle s’en éloigne par la géographie du lieu mais aussi par « les monologues » des quelques 160 tombes. Le texte de Kermann se déroule à Moret-sur-Raguse : un village français, dans une campagne au nom fictionnel (faisant référence à la République de Raguse où le droit d’asile était une des règles ! ). Nous sommes invités à suivre le narrateur (l’auteur?) qui reprend le bus (autrefois aux sièges patinés) , qui traverse son village d’enfance en se remémorant les gens, qui ouvre les grilles du cimetière et qui décide de s’y endormir. «  Le jour n’allait pas tarder à se lever. A quoi bon ?, me dis-je alors en me redressant, contemplant le ciel étoilé, les brumes s’effilochant sur la Raguse, le bois de la Meule aux ombres menaçantes, le village endormi. A quoi bon ?, me répétai-je, fermant les yeux ». Dans une écriture d’un enseignant sous la III ème république, comme aimait la définir l’auteur.
Puis chacune des tombes se met à raconter, à rire, à ironiser sur l’état de mort. Chacun son style : la philosophe qui cite Jankélévitch (« Rosalie Jobart née Riboux 1856-1934) , l’artiste qui emprunte la langue de Beckett pour illustrer sa propre fin (Samuel Lespinasse auteur dramatique 1900-1954) ou le pécheur déçu de la taille des asticots.
Entre humour et tragédie, le « flâneur » découvre la vie, les secrets de ce petit village d’une campagne profonde, bien éloignée des plateaux télé prestigieux. Mais ô combien ressemblant…
Au delà des apparences qui pourraient cantonner ce texte en une seule « réserve en monologues » pour une découverte du théâtre, il s’agit bien d’un texte profondément (sans mauvais jeu de mots) politique. Il met en scène l’étroite liaison (dangereuse) entre la petite histoire et la grande. Il réveille les morts, non au milieu des citrouilles en pleine fête d’Halloween, mais les redresse en leur donnant la parole.Et ils déboulonnent les croyances, les mythes nationaux, la morale et les injonctions. Tellement d’actualité.

Des secrets de famille, comme cette Marie Vinchon (Marie Vinchon épouse Maire 1956-1991) : « je sais bien que mon père, un beau salaud on peut même dire – qui me foutait des torgnoles quand je criais – et je criais à chaque fois qu’il emmenait ma sœur Christine dans la chambre – et à pas à cause de ma mère qui ne pipait et me consolait des torgnoles – non – pas à cause de ça que tout le bourg savait ». Ou cette Huguette Blandin (1931-1974), pauvre femme de ménage chez les notables du bourg, retrouvée noyée : « ils ont vu une dernière fois vu, ma poitrine blanche, mes seins blancs et fermes encore.[…] Oui ils ont vu cette poitrine, le Serge Lemoine (le médecin du bourg) qui me pénétrait le vendredi sur la table d’auscultation. […]. Le Serge Lemoine et le Paul Reboul (le maire) , ces hommes qui admirèrent une ultime fois cette poitrine ferme encore, et lourde, ces deux seins qu’ils dédaignaient maintenant.. ». Un bourg bien sous tout rapport, où chacun est à sa place et doit le rester. On en connait tou·te·s un.

Ce pauvre Eugène Grillot (1929-1958) parti en Algérie, électricien et donc rattaché illico à la « gégène ». Il décide d’arrêter tout ça pour se soulager de tant d’horreurs, en « songeant à son bourg, au samedi au café de la Mairie, à ses deux loupiots, l’Odile qu’allait sur ses cinq ans et le petit qu’il avait même pas vu ».

Entre-autres « tranches » de vie, de souffrances englouties, l’auteur a eu le talent d’écrire une partition (un « Oratorio in progress) où l’humour donne à respirer. Le Paul Reboul (1919-1983), premier notable du bourg qui « fut bon père et bon époux », qui « fut relaxé par la chambre civique en 1946 pour charges insuffisantes et faits de résistance », qui « fut à l’origine de la déportation du juif apatride Henri Apfelbaum », (ce pauvre Henri sans sépulture puisque disparu en Haute Silésie qui erre au delà du cimetière) qui « fut désigné par Pierre Debizet comme responsable local du S.A.C. », décoré comme commandeur de la légion d’honneur, « atteint de trois chaudes-pisses lors de (son) mandat de maire ». …«  Bref je fus et bien fus ».

Et comment ne pas nous arrêter devant le monument des poilus où le capitaine ne supportant aucune plainte et le fait savoir : « mon ami pensez à la reconnaissance de la patrie aux pensions d’invalidité aux emplois réservés aux monuments élevés à notre gloire pensez aux tonnes de fonte pour couler notre statue pensez à tout cela soldat Barbin Léon ne soyez pas ingrat […] nous tous enfants de Moret-sur-Raguse tombés au champ d’honneur morts pour la patrie tués à l’ennemi nous les héros glorieux de Moret-sur-Raguse à la France reconnaissants ».

Pourquoi avoir envie de parler de ce texte ? Peut-être par simple résonance. Peut-être parce que cette France décrite de son cimetière va « ressortir », ou peut-être est-elle en train de le faire. Qu’elle est en train d’éclater ses pores bouchés.
Et pourtant, on découvre encore. On s’étonne quand on ne se scandalise pas. On rabroue les mots gênants au profit de plus lisses. Mais il devient quand même malaisé de feindre la surprise ou l’ignorance.
Heureusement la littérature, le théâtre et le cinéma s’en emparent. Encore faut-il qu’ils puissent les faire. Comme si les relents d’une « pédagogie noire7 », de la maltraitance par « tradition », des abus de pouvoirs étaient des cicatrices mal fermées car jamais élucidées. Qu’elles remontent par capillarité dans un édifice tenu à bout de bras et cimenté par celles et ceux qui en détiennent les clés. Ce tout qui devra s’écrouler.
Le chemin est long et bien cahoteux.
Savez-vous que très peu de compagnies8 ont pu adapter le texte de Kermann ? Savez-vous que certains élus de municipalité ont refusé d’installer un cimetière dans leur ville ? Savez-vous que certains directeurs de Festivals n’ont jamais pris le risque de programmer un tel texte ?
La force du pouvoir « qui fait taire » reste incroyablement puissante. Elle se glisse partout. Et elle tente encore de maîtriser ce qui doit être dit, su et compris. Jusque dans les institutions, des plus grandes au plus petites. Pouvons-nous laisser disparaître l’expression libre, partout et à l’école au nom des « valeurs de la République » initiés par celles et ceux qui « sont bien et bien sont » (des Paul Reboul) ? Ne devrions-nous pas être bien plus vigilants au risque que disparaissent les pratiques émancipatrices dans les écoles ? Des villes et des champs ? Dans tous les détails  ? Car l’émancipation c’est aussi ce chemin difficile qui tente de se libérer, avec les autres, de tous ces (ses) maux.
Valéry Deloince

Patrick Kermann, La Mastication des morts, Ed. Lansman (Carnières-Morlanwelz, Belgique), 2019 [1999], 128 p., 14 €.

1- Pièces à conviction – France 3
2- Emmanuelle Jouet – La révolte des Vermireaux – Ed. L’oeil d’or
3- Edgard Lee Masters – Des voix sous les pierres. Les épithaphes de Spoon River – Paris – Phébus – 2000
4- Howard Barker – Arguments pour un théâtre – Les solitaires intempestifs – Besançon – 2006
5- Patrick Kermann – De quelques choses vues la nuit – Tapuscrit 77 – Paris – Théâtre ouvert – 1994
6- Dostoïevski – Bobok – 1001 nuits – Paris – 1994
7- Alice Miller
8- Le Groupe Merci – Le Théâtre du Soliloque – Eva Vallejo et Bruno Soulier

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