International : Tunisie, notre école et la révolution
Le système éducatif tunisien traverse une crise profonde.
Quelles que soient les limites de ce type d’approche, la relégation à la 70 e place en Afrique de la première université tunisienne dans le classement du site 4icu a été durement ressentie dans un pays qui s’est longtemps cru exemplaire dans le domaine. Dans le primaire et le secondaire la crise prend la forme d’un large mouvement de désaffection. En 2012-2013, 100 000 élèves ont quitté leur établissement en cours d’année pour rejoindre le tiers d’enfants non scolarisés que compte le pays, le double de l’année précédente. Lotfi Ben Salem, surveillant général du lycée de Menzel Hayet, 35 km de Monastir, témoigne : « En 2012-2013, nous avons eu 85 abandons, rien que depuis la rentrée de septembre, nous en sommes déjà à 40. Mais c’est normal, les conditions sont insupportables. Les élèves se lèvent à 5 h 30, la plupart parcourent plusieurs kilomètres à pied avant d’attraper le bus, ils arrivent ici à 7 heures, commencent à 8 heures et ne rentrent chez eux que vers 18 heures-18 h 30. 2 » Même constat au collège de Grawa (160 km au Sud-Est de Tunis) « Rien que pour ce premier trimestre 2013-2014, nous avons déjà 28 abandons. Même une fille de seconde, première de sa classe avec 14-15 de moyenne, vient d’arrêter », déclare H. Hamza, le proviseur du collège de Grawa. « Ils viennent tous à pied dans un rayon de 5 km car il n’y a pas de moyen de transport, et il n’y a pas de cantine, pas d’activités culturelles ou sportives. Les jeunes veulent aider les familles. Beaucoup partent en Libye chercher du travail ». À cela s’ajoute, des classes surchargées, des approches pédagogiques rarement adaptées au quotidien des élèves mais, surtout, une crise profonde du modèle d’ascension sociale porté par l’école. L’augmentation des bacheliers et des étudiants et des formations professionnelles – voulu par le régime – sans regard sur les débouchés potentiels, a généré une prolétarisation des diplômés frappés par un chômage massif. Diplômés chômeurs auxquels la révolution tunisienne a donné une grande visibilité.
Les diplômés chômeurs
La question du chômage des diplômés, Kadri Arbi, rédacteur en chef de Notre école et la Révolution, la connaît bien. En décembre 2010, il a créé, avec quelques camarades, l’Union des Diplômés Chômeurs (UDC) de Regueb (gouvernorat de Sidi Bouzid). Née dans la clandestinité en 2006, l’UDC cherche à organiser les quelques 230 000 diplômés chômeurs que compte le pays. Très dépendants des emplois publics, les diplômés chômeurs sont directement confrontés à la corruption et au clientélisme du système Ben Ali et jouent un rôle important dans sa chute. Cela explique l’importance du combat mené par l’UDC pour obtenir des critères de recrutement clairs, objectifs (âge, date d’obtention du diplôme), sociaux (situation personnelle et familiale), privilégiant l’emploi local dans les régions pauvres mais aussi… échappant le plus possible aux évaluations personnelles des dossiers par une administration qui reste corrompue.
Dans un entretien de 2010 3, Kadri Arbi expliquait son combat. « Lorsque l’UDC a entamé son activité, elle ne pouvait pas travailler avec toute la société tunisienne, l’objectif était d’initier un travail au niveau des diplômés chômeurs ». Contre une partie de l’UDC nationale, tentée par une approche catégorielle, Kadri Arbi défend un programme de convergence des luttes tourné vers les chômeurs, les travailleurs, les « vrais syndicalistes » et toutes les « classes sociales marginalisées du pays ». Ceux qui ont combattu ensemble entre décembre 2010 et janvier 2011, laissant morts cinq des leurs lors de l’intervention de la police à Regueb le 9 janvier 2011 4. Pour Kadri Arbi, c’est cette révolution qu’il faut poursuivre, celle « du 17 décembre 2010 et non du 14 janvier 2011, ou du Jasmin ! ». Une révolution pour « un projet de société qui inclut véritablement les classes sociales populaires 5 » et non sa récupération, sous forme de réformes constitutionnelles, par les élites de Tunis. Cette méfiance envers le pouvoir central et la valorisation des combats de la base reste très visible dans la revue.
Notre école et la Révolution
« Le ministère de l’éducation vient de lancer une expérience pilote dans trois lycées et dix écoles primaires de plusieurs régions, dont Monastir, pour tenter de prévenir par SMS les familles de l’absentéisme de leur progéniture. Il suffit de 21 jours d’absence consécutive d’un élève pour qu’il soit radié de l’école, sans que personne ne cherche à discuter avec lui » peut-on lire dans Le Monde 6. En Tunisie comme ailleurs les autorités savent communiquer, donner des noms pompeux, « expérience pilote », à du vent et dissimuler leurs carences en culpabilisant les familles et en excluant les décrocheurs. Le premier mérite de Notre école et la Révolution est de donner la parole à un collectif d’enseignants de base qui n’a aucun intérêt à éluder les problèmes auxquels il est quotidiennement confronté… Un collectif qui ne réclame pas des SMS expérimentaux et pilotes mais des transports scolaires pour Regueb, ou des classes moins chargées 7. Les auteurs de la revue veulent, toutefois, aller beaucoup plus loin et travailler à l’instauration d’un « nouveau modèle éducatif » permettant de lutter contre le divorce entre l’école et ses élèves. Si l’école ne peut résoudre le problème du sous emploi des diplômés elle peut éviter que cela ne génère un rejet global de l’éducation dans les classes populaires. Pour ce faire les auteurs proposent un recentrage de la pédagogie sur le vécu et la culture des classes populaires à l’opposé d’une tendance actuelle, qui n’est pas que tunisienne, à chercher la solution dans l’acclimatation de modèles étrangers miracles. « Les uns sont nostalgiques de l’héritage colonial ottoman ou français, les autres veulent développer des écoles religieuses à l’afghane, écrit Kadri Arbi avant d’ajouter plus loin, ce qui est visé par ces politiques en matière d’éducation, sans relation avec les spécificités locales, c’est la soumission du peuple par l’aliénation ». Un système d’éducation populaire, démocratique, tourné vers le collectif, ouvert sur la société, préférant l’élève conscient et responsable à l’élève sage… Une piste de réflexion très prometteuse, dont l’intérêt dépasse largement la Tunisie. Nous attendons avec impatience le prochain numéro de notre cousine ! ■
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