Lire Lip en BD entretien avec Charles Piaget
Entretien : c’est avec Charles Piaget, l’un des animateurs de l’aventure autogestionnaire des LIP que nous avons voulu lire la BD : Lip des héros ordinaires. C’est l’occasion de revenir sur la manière dont on peut, au cinéma ou en BD, partager et mettre en image les luttes collectives. Il nous livre également dans ce long entretien (présenté dans son intégralité sur le site) sa vision du combat social.
« On fabrique, on vend, on se paie ! »
Lip, des héros ordinaires, Laurent Galandon (scénario)
et Damien Vidal (dessin et couleurs), Dargaud, 168 p., 2014, 20 €.
La bande dessinée de Laurent Galandon et Damien Vidal raconte les 329 jours de lutte et de grève des ouvriers et ouvrières des montres Lip de Besançon au travers du destin de deux personnages de fiction Solange et Adriel. D’avril 1973 à mars 1974 les salariés de Lip ont mené, contre le démantèlement de leur entreprise par les actionnaires, une lutte exemplaire pour la préservation de leur emploi et de leur dignité en choisissant la réappropriation autogestionnaire du stock de montres, de l’outil de production et l’occupation à plusieurs reprises l’usine.
Le livre est intéressant sur la forme car, à cheval entre le documentaire et la fiction, il cherche un peu à la manière de Ken Loach au cinéma, à raviver la mémoire des luttes sociales en France et à témoigner de leur clairvoyance politique. Comment ne pas voir dans cette lutte autogestionnaire l’aboutissement de l’esprit de mai 68 et la première manifestation d’un refus de producteurs de la globalisation capitaliste et son cortège de désindustrialisation ? Sur le fond, le parti pris fictionnel et sa focalisation sur deux personnages symboliques, Solange une ouvrière qui s’émancipe de son foyer et du machisme, et Adriel fils d’immigré qui s’interroge sur son identité de classe, permettent au lecteur et à la lectrice de suivre les événements de manière chronologique et de l’intérieure. Mais l’identification se révèle parfois un peu frustrante à cause de la limitation de leur expérience : on aurait aimé que le récit s’étoffe d’autres points de vue et soit plus conforme au sous-titre.
De même le choix graphique de la trame grisâtre et du noir et blanc, qui ne sont pas sans rappeler les strips de France soir ou les images de la télévision de l’époque, produit un effet vintage un peu désagréable sur la longueur : pour ceux qui ont connu, enfants, les années 70, cette ambiance tristouille et nostalgique n’est pas raccord avec les moments d’ensoleillement et de couleur que connut la lutte de Lip, notamment lors du rassemblement sur le causse du Larzac…
En dépit de ces restrictions, cette BD constitue un document indispensable. (Éric Z.)
Que pensez-vous de Lip, des héros ordinaires, la bande dessinée de Laurent Galandon et Damien Vidal consacrée à l’histoire du premier mouvement de grève de l’usine Lip de 1972 à 1973 ? Avez-vous été approché à un moment donné de la réalisation de la BD ?
Charles Piaget – J’ai lu la BD. Elle retrace bien cette lutte et s’inspire visiblement du film de Rouaud [1]. Pour moi, le choix de raconter cette lutte en suivant le cheminement d’une ouvrière, Solange, ne détonne pas, au contraire. Je n’ai eu aucun contact avec les auteurs. J’avais reçu par la poste trois pages de dessins, puis des photos (reproduites à la fin de l’album) et la demande de retrouver les noms des personnes y figurant. Je ne savais pas que tout cela se rattachait à la préparation de ce livre. Par contre, lors de la présentation du livre à Besançon, j’ai été sollicité avec d’autres anciens ouvriers pour y participer. Après lecture, nous avons accepté car il nous semblait bien retracer la lutte des Lip.
Les auteurs qualifient la BD de documentaire fiction. Que pensez-vous de leur choix de raconter l’histoire de la grève à travers celle de quatre personnages ?
C. P. – Comment raconter une lutte ouvrière au grand public ? Comment intéresser un lecteur ? Est-il indispensable de personnaliser pour mieux vibrer au cours de l’histoire ? Faut-il concentrer le récit sur quatre personnages ? Je n’ai pas de connaissance particulière pour répondre à ces questions. Mais je sais que Christian Rouaud s’est posé le problème : au début, il voulait centrer le film sur moi, puis il a compris que cette lutte était hautement collective. Donc, il fallait élargir. C’est ce qu’il a fait en construisant le film autour de sept personnages. Nous lui avons demandé d’élargir encore, il manquait tellement de militantes et de militants de valeur dans le champ de la caméra. Rouaud nous a expliqué que ce serait contre-performant : il fallait que le spectateur ne soit pas perdu dans la multiplicité des personnages.
Dans la BD, le choix d’une ouvrière, Solange, comme personnage principal, correspond à la réalité du conflit. En fait, il y avait 51 % d’hommes et 49 % de femmes à Lip. Or toutes les images de la lutte, des AG et des manifs montrent le contraire : la présence des femmes dans le conflit était plus forte, elles étaient plus constantes, plus assidues et plus présentes. Les quatre personnages vivent aussi des conflits familiaux qui rappellent que le conflit social n’était pas sans effet sur la vie intime. L’ambiance dans l’usine Lip et celle dans les familles n’était pas la même. Un jour en AG, un Lip a pris la parole pour parler de cela : « les samedi-dimanche, si je ne suis pas de garde ou en déplacement, dans la famille mon moral baisse fortement. La peur me prend ! Je m’entends souvent dire les propos suivants : c’est bien ce que vous faites mais cela va vous mener où ? Toi, tu es chargé de famille, penses-y ! Tu as des responsabilités envers ta famille… Je déprime. Et le lundi matin en arrivant à Lip, tout est différent : c’est la ruche, tout fonctionne avec entrain. Le moral remonte et la peur s’efface. » Alors l’AG a pris quelques initiatives pour réduire cette différence d’ambiance : invitation des conjoints, conjointes et des enfants au restaurant Lip, organisation de jeux et des soirées festives etc. [...]
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