Menu Fermer

questionnaire Blanquer, décryptage

Vue comme une opération de communication ou encore comme un vulgaire questionnaire de satisfaction envoyé par une entreprise suite à l’achat d’un produit (la très large mobilisation des trois derniers mois ?), cette enquête suscite de nombreux commentaires tant sur la forme que sur le fonds. Je me suis proposée d’apporter ma pierre à l’édifice et de l’analyser en détail.

Pour commencer, le passage du questionnaire au crible d’un logiciel d’analyse du discours permet d’en révéler les mots les plus évoqués : métier, élèves, enseignants/professeurs, certes, mais aussi relation et formation. Ces deux derniers structurent le déroulé du questionnaire, et certainement le propos qui se veut, selon les déclarations du Ministre de l’Education une prise de température du ressenti des enseignants. Toujours d’après les déclarations du Ministre, l’enquête se veut exhaustive. Nous verrons pourtant que si elle envisage en effet certaines facettes du métier, elle en oblitère de nombreuses autres, dans un métier que nous pourrions représenter, étant donné sa complexité, comme une boule à facette comportant… de très nombreuses facettes, méritant toutes d’être étudiées et prises en compte.

Si l’on observe sa construction, on peut comprendre que ce questionnaire a été l’objet d’une commande portant sur deux volets : questionner le ressenti ; puis proposer des remédiations (…) par de l’action de formation dont nous comprenons qu’elle a déjà été pensée en amont et dont les propositions sont balisées, nous le verrons. On comprend qu’il s’agit de prendre un instantané du métier vu par les profs (ou pas) qui participeront (ou pas, les appels au boycott ou au « bourrage des urnes » étant nombreux) à ce questionnaire, ce qui pose une question évidente de représentativité et, sur le plan scientifique, de validité, d’autant plus si ce document doit être une enquête préalable à des prises de décision. En effet, la photographie y est prise sous un angle, celui des concepteurs de cette enquête, qui, on peut le voir dès les premières questions, ne sont ni pédagogues (étant donné l’appel récurrent à une logique binaire dans la formulation comme dans l’enchaînement des questions, alors que nous enseignants nous attachons à former chaque jour du mieux que nous le pouvons aux pièges de la pensée binaire et à construire la pensée complexe), ni dépourvu de leurs propres perceptions du métier, celles-ci présidant à la construction simpliste de certaines parties du travail, dont particulièrement celui sur les relations.
Voyons ensemble ce qui y est mis en lumière et discutons des points d’ombre, question après question, ou par grappes de questions, du questionnaire Blanquer.
Les deux premières questions portent sur les mots que les enseignants eux-mêmes, et, qu’à leur avis, la société, utilisent pour qualifier le métier. Pour ma part, ce qui me vient tout de suite à l’esprit pour exprimer mon ressenti est le mot violent, ou violence. Toutefois je me réfrène car je ne me vois pas écrire à la première question de la première page du questionnaire le mot « violent » d’autant que mon métier est bien plus que ça, et d’autant plus que ce n’est pas notre métier qui est violent mais les conditions dans lesquelles nous exerçons, augmentées par les injonctions paradoxales que nous mais aussi nos élèves, nos parents d’élèves subissent, qui le rendent violent. Je m’auto-censure et hésite à déposer ce mot : complexe. Une complexité que ce questionnaire ne permet pas d’analyser par ailleurs, cherchant à mettre en exergue des tendances générales. Je passe, car je pense que j’aurai l’occasion de les évoquer plus tard mon ressenti dans d’autres questions. Je fais erreur : s’il est possible à priori de recommencer à volonté, voire de répondre plusieurs fois au questionnaire (sic !), il n’est pas possible de revenir en arrière quand on passe à la page suivante.
La question suivante justement interroge les correspondances entre attentes et réalité du métier. Si elle se veut diachronique, la question interroge toutefois, dans ce moment très particulier que nous vivons, signalé avec force marches et participations à des jours de grèves de la part de milliers d’enseignants depuis le 5 décembre, où les collègues, depuis l’annonce du projet de la retraite à point, ressentent violemment une absence de visibilité sur leur retraite, leur carrière (et la redéfinition des missions du métier qui planent au-dessus de leurs têtes), bref sur leur avenir. De quelles attentes et de quelles réalités parle-t-on dès lors ? De quelles règles du jeu, celles-ci changeant, les enseignants le disent, constamment, qui plus est, en cours de partie, point le plus douloureux pour eux (« moi, je n’ai pas signé pour ça » me dit un collègue ; « si j’avais su, pour le congé parental et mes années à temps partiel, je me serais organisée autrement avec mon homme » me confie amèrement une autre.)
Viennent ensuite deux questions portant sur les points de satisfaction et de déception des enseignants face à leur métier. Comme pour la suite du questionnaire, cette construction en apposition de deux termes contraires invite à une lecture binaire. Ce métier est en effet si complexe que la même réponse pourrait convenir à la fois comme point de satisfaction et de déception, pour le même enseignant. Je prends pour exemple la réussite des élèves. Nous enseignants travaillons avec de l’humain. Tout est en perpétuel mouvement. Un enseignant peut dès lors à la fois ressentir de grandes satisfactions comme de grandes déceptions face à la réussite ou au manque de réussite d’un élève ou de ses élèves, et ce, dans sa carrière, dans une même année scolaire, parfois dans une même journée d’école. S’interroger sur les conditions de satisfaction comme de déception aurait été bien plus riche et bien plus révélateur à mon sens.
Suit une nouvelle question sur les attentes, portant sur la correspondance entre le vécu et ce à quoi les enseignants s’ attendaient à vivre en début de carrière : rémunération, charge de travail, mission, reconnaissance, perspectives, conditions, ceci dans un contexte et c’est là où le bât blesse, où les missions, perspectives d’évolution de carrière et conditions de travail sont en perpétuelle redéfinition, ayant changé depuis le début de nos carrières, et étant annoncées comme étant appelées à évoluer… mais comment ? On entend parler de l’application à venir des règles du New Public Management, alors que les pays qui ont été pionniers (Royaume Uni, Danemark par exemple) font marche arrière ou régressent aux évaluations internationales aujourd’hui alors que ces politiques étaient censées les conduire à produire des systèmes éducatifs plus efficaces. Sans réelle définition de ces termes, et notamment ceux de rémunération, missions, conditions de travail et perspectives, comment répondre à la question ? Et comment répondre autrement que par la négative au point particulier que constitue la rémunération, qui donne lieu à l’expression de demandes claires de revalorisation de la part des collègues et pour lequel on pouvait largement se passer d’une consultation.

Suit une question portant sur les conditions de travail : améliorées, dégradées, ni l’une ni l’autre sont les trois types de réponses proposées. Pour moi il manque de toute évidence cette proposition : « les deux », il y a parfois aussi du mieux ! Lors d’améliorations de statut, de conditions de travail ; ou quand des dispositifs mis en place par un collègue, deux collègues, une équipe, une circonscription portent, parfois sur plusieurs mois ou plusieurs années, leurs fruits. Il conviendrait une fois encore d’interroger plus précisément chaque facette que constitue les points d’amélioration d’un part, de dégradation d’autre part, de ni l’un ni l’autre par ailleurs et d’améliorations et dégradations successives enfin, pour avoir un réel visuel du métier aujourd’hui. Par ailleurs et c’est un point de faiblesse important : ce questionnaire ne traite qu’en partie des relations dans le métier, uniquement ces termes : relations enseignant-élèves, enseignant-parents, enseignant-collègues, enseignants-hiérarchie. Il aurait de toute évidence gagné en profondeur à analyser les relations de co-construction, qui structurent ce métier au quotidien.
Les enseignants sont ensuite interrogés sur les deux points les plus satisfaisants, les plus chronophages, les plus difficiles, pour lesquels ils souhaiteraient disposer de plus de temps, les plus pénibles, pour lesquels ils auraient le plus besoin de soutien et ceux qui constituent le cœur de leur métier. Les possibilités de réponses sont aiguillées, pêle-mêle, vers des thèmes comme la préparation des cours, la vie de l’école et les relations de l’enseignant aux élèves, familles et hiérarchie, la difficulté scolaire comme sociale, l’orientation, la discipline et l’administratif. Toutefois les enseignants ne sont pas questionnés et n’ont pas la possibilité de s’exprimer sur les finalités de l’école, la philosophie ou les valeurs de leur métier, à travers des questions comme : quelle école voulons-nous pour quelle société ? questions que tous se posent, membres de l’Education Nationale à différents niveaux, parents, élèves, de lycées notamment. Sur les carrières, les questions affluent aussi tant la gestion de celles-ci, déshumanisée et bureaucratique, relève de plus en plus de la gestion des ressources humaines en entreprise et du pilotage, à contre-courant de la culture de la profession. Plus particulièrement les questions portant sur le temps de travail interrogent : entre temps de travail prescrit et temps de travail réel, la littérature sociologique abonde. De quel temps parle-t-on ici ? La question pourra de même se poser plus tard sur les questions de formation : sur quel(s) temps si ce n’est le temps de travail légal ? déjà estimé par une enquête du Monde de l’Education comme par une autre réalisée par la DEPP à plus de 40h par semaine selon le niveau d’enseignement, l’expérience… et ressenti comme sans fin (« dans ce métier, si tu ne te donne pas une heure, tu n’as en réalité jamais terminé. Tu peux toujours améliorer une séquence, différencier d’avantage » me confiait une collègue IMF.)
Dans ce corpus, les deux items pour lesquels les enseignants déclarent le plus besoin de soutien ne définissent pas non plus quelles sont ces modalités de soutien, d’autant qu’on le voit plus loin, la médecine du travail ou autre CHTC ne font pas partie des propositions à la question posée de ceux vers qui l’on se tourne en cas de difficulté. Faut-il s’en étonner ?
La question d’après porte sur la qualité des outils que les enseignants ont à disposition pour effectuer leur métier. Savoirs, compétences, outils. Mais enfin, quelle place envisagée pour l’humain ?
Un des écueils majeurs dans cette enquête est qu’elle n’interroge pas des personnes, des contextes d’exercice et de vie des répondants (base des questionnaires de satisfaction dans leur conception classique, pourtant.) Les réponses de l’ensemble des répondants, par spécialité et ou lieu d’exercice risquent alors d’être noyées dans le flot des nombreux répondants. Plus il y a des réponses en grand nombre moins les particularités de ce qui fait le métier (les nombreuses facettes de la boule à facette) peuvent apparaître dans les résultats. On peut dès lors s’attendre à un lissage, et potentiellement, dans la communication qui sera faite autour du questionnaire à des commentaires du type : les enseignants apprécient globalement leurs conditions de travail sans préciser lesquelles, à quel moment et pourquoi ; lesquelles sont remises en cause etc…
Il en est de même tout au long du questionnaire où la régionalisation des enseignants notamment n’est pas prise en compte, quand on sait que les conditions d’exercice et de vie ne sont pas uniformes sur le territoire national.
La question d’après, portant sur les problèmes auxquels les professeurs sont confrontés dans leurs relations avec les élèves, les outils, les parents, les collègues et la hiérarchie et sur les relations d’autorité ne permet pas d’évoquer ce dont un collègue partageait, son vécu de harcèlement, de la même manière qu’il ne permet pas d’évoquer de façon plus large un ressenti fort du corps enseignant : la persistance de formes de verticalité dans une profession par ailleurs à 80% féminine dont les supérieurs sont à majorité des hommes, majoritairement d’un certain âge et par ailleurs, majoritairement blancs, pratiquant lorsqu’ils reçoivent ou visitent les collègues ce que ces derniers ressentent et qualifient comme des marques de persistance d’un système patriarcal et en tout cas vertical (formes de condescendances, de mépris, infantilisation, absence d’écoute, absence notoire de bienveillance étant largement évoquées.)
Le questionnaire s’ouvre ensuite sur son deuxième volet, celui de la formation. Il évoque des thèmes souhaités par le répondant pour des formations à venir mais ne précise pas les modalités de cette formation et propose : TIC, développement personnel, droit et réglementation, relations avec les parents d’élèves, pédagogie, enseignement à des élèves à besoins particuliers, formation à la relation avec la élèves, transmission des savoirs et compétences, formation disciplinaire (par discipline d’enseignement), sur les réformes en laissant une case pour ceux qui « ne souhaitent pas de formation. » Malheureusement le document ne permet pas de faire de propositions (pas de question ouverte, donc, privant les enseignants d’exprimer réellement leurs besoins estimés de formation et souhaits.) Par ailleurs il ne précise pas les modalités et les temps sur lesquels ces formations seraient dispensées, à part à évoquer les modalités (modernes ?) de travail sur environnement numérique et à distance ainsi qu’une ouverture à la formation rémunérée sur les vacances scolaires. Encore faudrait-il pouvoir se mettre d’accord sur le terme « rémunéré » quand on sait que la rémunération d’une garde d’enfants sur une journée de travail doit juste être couverte par ladite base de rémunération proposée, le collègue ayant un ou des enfants et n’ayant pas la possibilité de le faire garder pour un à cinq jours comme évoqué dans le questionnaire, se voyant donc proposer un défraiement et non un revenu complémentaire.
Enfin le questionnaire pose la question de l’avenir des missions du métier comme de l’avenir de l’enseignant répondant, une des rares fois où les finalités et valeurs de l’école sont posées, question consensuelle, donc, en bout de course mais qui ne suffira pourtant pas, on peut s’y attendre à créer le consensus autour du questionnaire. Le final, portant sur la suite de carrière envisagée, retombe d’ailleurs dans les travers du reste du document, ne posant pas la question des passerelles vers l’accès à ces fonctions, de l’accès aux congés de formation professionnelle, de la possibilité de se voir accorder une année de disponibilité, qui font partie des chevaux de bataille des enseignants et des syndicats enseignants depuis plusieurs années, de ce que sera la redéfinition annoncée du métier et de ses missions.

Pour conclure : à quoi peut-on s’attendre du traitement de ce questionnaire ? Des tendances anticipables, moyennes, correspondantes aux conditions dans lesquelles il a été produit, du type : les enseignants se disent globalement assez satisfaits de leurs conditions de travail, qui occultent toute la complexité du phénomène, voire qui coupent court au débat. On peut aussi s’attendre à ce que les syndicats d’enseignants se voient estimés comme étant globalement peu mobilisés en cas de difficultés exprimées par les collègues ou à ce que des corrélations hasardeuses soient établies, comme le suggérait une collègue, par exemple entre adhésion (relative, donc) à l’action syndicale et adhésion ou non adhésion aux dispositifs de formation professionnels (pour un collègue qui massivement déclarerait demander conseil, aide à un syndicat et ne souhaitant pas participer à des actions de formation par exemple), sans que ne soit défini le dispositif de formation proposé ni le temps sur lequel il serait donné.
Si ces réponses doivent ensuite être amenées à justifier des actions de formation et puisque la restitution aura lieu en cette fin de mois à l’Unesco, je demanderais pour ma part qu’Edwige Chirouter de la chaire philosophie de l’Unesco vienne former tous les enseignants volontaires à la pratique en classe de la philosophie avec les enfants, pour moi, l’expression d’un besoin (de société ?) Ce ne serait qu’un début…
Je conclurais en invitant plus que jamais les collègues à lire ou à relire l’article datant de 1985 produit par Henry Giroux écrit aux US juste avant l’implémentation des principes d’Evidence Based Education (standardisation, évaluation, gestion basée sur l’efficacité) dans ce pays, et intitulé « teachers as transformative intellectuals » : une invitation à penser, encore et toujours le métier pour lutter contre la précarisation intellectuelle du métier d’enseignant auquel on enlève le rôle de penseur de son métier, au-delà de la précarisation tout court du métier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *