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Travailler “avec” les Familles

L’expression « travailler avec des familles », ou plus sobrement « travailler avec les familles » (i.e des jeunes ou des enfants « pris en charge« ) n’aurait certainement pas signifié grand chose avant le début des années 1980. C’est à dire l’époque où les familles travaillaient encore. Il faudrait faire des études linguistiques et sémiologiques pour expliquer le glissement de sens de l’expression « travailler avec », appliqué dans le secteur du Travail social.

On s’interrogerait certainement alors sur cette coïncidence entre l’inflation du terme « travailler » durant la même période où les acteurs de ce secteur ont eu à faire et affaire avec des usagers de moins en moins concernés par l’emploi durable.

Le verbe « travailler », d’abord , que veut il dire? Des enseignants, des éducateurs des années 70 employaient beaucoup moins ce verbe qu’aujourd’hui. Il était en effet jugé à l’usage trop « vague » et trop expansif. Les premiers préféraient « enseigner » et les seconds , « éduquer ».

Chaque métier avait son verbe et c’est quand l’emploi, au sens de spécialisation dans son propre « métier », a perdu de son prestige, de son importance,n de son évidence, de son universalité, que le verbe travailler, comme par réaction s’est trouvé promu à un usage généralisé. Aujourd’hui , tout le monde est censé « travailler » à quelque chose, ne fût ce qu’à sa propre employabilité.

Le travail est devenu obligatoire au fur et à mesure qu’il devenait rare et qu’il disparaît.

Disparaît aussi bien entendu, le sens de ce mot, surtout appliqué aux sciences humaines et sociales. Célestin Freinet partait en guerre contre le mésemploi du terme « travail ». Il déclarait ce mot usurpé quand il s’appliquait au travail scolaire, au travail artificiel pensé et réservé de l’extérieur pour l’écolier.

Pour lui, l’école traditionnelle, au fur et à mesure qu’elle réclamait ou exigeait du « travail » de la part de la part des enfants et écoliers, perdait le sens véritable de ce mot. Pour Freinet en effet, le travail ne peut que viser à produire, à créer ou à transformer. Apprendre pour apprendre, obéir à un programme, se conformer à des exigences, s’activer sans but ni destination sociale, cela pour lui, n’était aucunement un travail, mais une simple « besogne » , un « labeur » qui abrutit forcément celui qui s’y livre.

Pour le pédagogue, le travail se spécifie en ce qu’il produit toujours de la valeur socialement reconnue; peu importe que ce travail soit économiquement viable, ce qui compte c’est qu’il fasse oeuvre et qu’il grandisse celui qui s’y emploie. On est bien loin du sens trivial de ce que ce verbe désigne, … surtout dans le secteur socioéducatif

A partir des années 80, donc, on s’est mis « à travailler avec les familles », puis très vite à « travailler avec les parents » , alors que ceux ci travaillaient de moins en moins dans le double sens que nous venons d’explorer:

  • d’une part ces derniers, surtout issus des classes populaires, accédaient de moins en moins à l’emploi stable, durable et reconnu, ce que l’on appelait encore à l’époque « une carrière ».
  • d’autre part, dans tous les aspects de leur vie , les parents des classes populaires accédaient de moins en moins à la possibilité d’influencer, modifier , transformer et améliorer leur propre environnement. Ils se déqualifiaient jusque dans leur vie personnelle, jusque dans leurs propres aptitudes sociales ou domestiques

Les adultes les parents des classes populaires ont perdu doublement leur « travail » c’est à dire à la fois leur emploi et le sens profond de ce mot.

Et c’est à ce moment là que le « travailleur social » a fait son apparition, non comme métier, mais comme fonction auprès des personnes dès lors en situation de précarité. Il ne s’agissait pas de produire quelque chose, mais d’amener les usagers, ces parents justement à « travailler sur eux mêmes », faute de pouvoir travailler sur autre chose.

Dès lors, le « travailleur social », à son insu s’est progressivement lui même « déqualifié », « prolétarisé » à son tour .Au fur et à mesure que l’acteur social se voit confier la mission de « travailler » (avec des familles, des enfants, des situations) , le voici qui se met au service de programmes, de mesures et de procédures qui limitent autant son champ d’action que celles- ci prétendent le préciser et l’objectiver.

Il en est ainsi: le travail, quand il est social, se perd toujours des deux côtés à la fois, aux deux bouts de la chaîne, autant du côté de l’acteur que de l’usager.

Ceux qui « travaillent avec » ( et particulièrement avec les familles) , travaillent ainsi de moins en moins véritablement, au fur et à mesure qu’ils ont de plus en plus de tâches, de contraintes, de besognes, de contrôles, d’évaluations et de surveillance. Ils travaillent de moins en moins , au sens de faire œuvre. Ils travaillent de moins en moins du point de vue de donner d’eux mêmes dans ce qu’ils font . Ils ne transforment plus leur travail car celui-ci est pensé et décidé de l’extérieur. Ce travail ne les transforme plus et il a de moins en moins d’impact!

La Pédagogie sociale est une pédagogie d’œuvriers , c’est à dire de ceux qui sont les auteurs de leurs œuvres. C’est une pédagogie où le travail signifie toujours produire créer , autant que se créer, produire, autant que se produire, transformer (son environnement) autant que se transformer soi-même.

En Pédagogie social, on ne travaille pas avec les familles, ni avec la précarité, la misère, la violence ou la délinquance. On travaille « tout court » et ce travail est déjà le début d’une transformation. En Pédagogie sociale, celui qui « travaille » avec des parents, avec des familles, nettoie, répare, jardine, cuisine ou crée. Il ne travaille pas « sur l’autre », ni même « avec lui ». Il ne l’accompagne pas , il n’est pas seulement « avec ». On travaille « ensemble », c’est à dire à un ensemble.

C’est le travail qui fait l’ensemble. On ne peut être réellement ensemble que lorsque l’on travaille ensemble. On n’est pas « ensemble », quand on a la même opinion , qu’on appartient au même groupe, qu’on a les mêmes « amis ». On n’est pas ensemble quand on se contente de se reconnaître et de se regrouper entre soi, dans la vraie vie ou les réseaux sociaux. On n’est pas ensemble quand on « vit » ensemble, ou quand on est côte à côte.

Nous découvrons tous les jours d’ailleurs à quel point la simple; juxtaposition des gens, ne suffit pas à faire société, quand celle ci ne fonctionne plus. On découvre (et on n’ a pas fini de le faire) qu’il ne suffit pas de mettre filles et garçons côte à côte pour faire de « la mixité », ni de mélanger les origines sociales pour produire de « la mixité sociale ». Il apparaît que la juxtaposition des groupes culturellement divers ne suffit pas non plus, à produire de la « diversité » et encore moins de « l’interculturalité ».

Seul le fait de travailler ensemble permet véritablement d’être ensemble et de produire un « ensemble ».

Faute de ce travail en commun, l’acteur social est condamné à s’éloigner de plus en plus, matériellement, affectivement, culturellement et politiquement de son usager. Au fur et à mesure qu’il travaille « pour » lui, ou « avec » lui, il le comprend de moins en moins. Il le perd de vue.

Il le soupçonne à présent de mille maux, de non sincérité, de dissimulation, de ruse, d’illégitimité, en attendant de croire à tous les complots, à toutes les confrontations et à toutes les guerres de « civilisation ». Et cela est aussi vrai pour l’enseignant face à l’élève des « quartiers », pour l’éducateur de foyer que pour le travailleur social en « polyvalence » , « assailli » par les demandes des familles.

Faute de travailler ensemble, on se retrouve « assiégé », « dépassé ». On tente vainement de faire tenir ensemble toutes les tâches dont nous sommes chargés et qui ne formeront jamais elles mêmes, un « ensemble », c’est à dire une œuvre, un métier.

Laurent Ott, Directeur,
Association Intermèdes-Robinson
Centre Social – Esapce de Vie sociale – MJC
Chilly-Mazarin – Longjumeau – Nord Essonne
Tel 06 61 48 21 98
http://www.intermedes-robinson.org

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