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Révolte populaire en Algérie : entretien avec Nedjib Sidi Moussa (1)

Révolte populaire contre le régime en Algérie : assumer pleinement une stratégie de rupture révolutionnaire

Le mouvement populaire de contestation du régime en Algérie a surpris tout le monde. Même si nous avons encore peu de recul, peut-on mettre en évidence certains de ses ressorts ?

L’élément déclencheur a été l’annonce de la candidature à l’élection présidentielle d’Abdelaziz Bouteflika. Malade, il ne pouvait plus s’exprimer en public depuis un moment. Pour beaucoup d’Algériens, il n’était pas acceptable qu’il brigue un nouveau mandat. Bouteflika avait sans doute la volonté de rester au pouvoir jusqu’à la fin de sa vie, en se présentant pour une cinquième fois à la présidentielle au besoin. Ce statu quo arrangeait sans doute les affairistes ou autres spéculateurs. Mais l’annonce de sa candidature a soulevé un véritable vent d’indignation. Sans vouloir entrer dans une analyse trop psychologisante, il y a quelque chose de l’ordre de la blessure narcissique qui est rapidement devenue insupportable. Pour une population majoritairement jeune, avoir un président impotent réélu dans de telles conditions aurait constitué l’humiliation de trop (2). Même du strict point de vue du jeu de la représentation politique, quelque chose n’allait pas. C’est pourquoi la première revendication du mouvement de contestation était le refus d’un cinquième mandat. C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, mais ce n’est pas le seul aspect.

On se souvient qu’en janvier 2011, il y avait eu un mouvement de contestation en Algérie qui a pris une forme émeutière. A cette période, on arrivait à un niveau de 10 000 grèves, manifestations ou sit-in par an. Seulement, l’État avait alors les moyens d’acheter la paix sociale. Les cours du pétrole étaient en effet au plus haut. En outre, le basculement de la Syrie et de la Libye dans la guerre civile ont sans doute dissuadé toute velléité d’affrontement direct avec les autorités. Avant 2019, les luttes sectorielles et locales pouvaient obtenir gain de cause tant qu’elles ne contestaient pas directement l’ordre politique. L’État a d’ailleurs désamorcé la crise ouverte par les « Printemps arabes », un mouvement qui a traversé toute la région en profondeur, en octroyant notamment des crédits aux jeunes souhaitant créer leur entreprise ou en finançant leurs projets.

Aujourd’hui, l’État n’a plus les moyens de faire ce genre de concessions, que ce soit dans la création de logements ou l’augmentation des salaires pour les fonctionnaires, largement annulée par l’inflation depuis. Quant aux logements sociaux, bien souvent de piètre qualité, sans services publics de proximité, attribués dans des conditions douteuses, ils se sont vite dégradés. Les livraisons annoncées en grande pompe par les autorités ont été rattrapées par la malfaçon, la mal vie, celle qui a poussé à l’exil des pans entiers de la société algérienne et pas seulement les plus jeunes ou les plus pauvres. Avant février, on annonçait dans les milieux gouvernementaux et patronaux l’application prochaine d’une politique de rigueur au plan économique en taillant dans les mécanismes de redistribution. Un constat partagé par l’opposition de droite qui part du principe qu’il n’y aurait pas d’alternative.

Il faut bien voir aussi que ce mouvement est largement interclassiste dans ses formes et son contenu. Les classes populaires ne s’y expriment pas encore en leur nom propre, pour leurs propres intérêts et avec leur propre perspective. On y trouve aussi une fraction de la bourgeoisie qui n’était pas directement associée au partage du gâteau et qui a été bridée dans ses projets d’expansion. Elle a réussi en partie à imprimer sa marque au mouvement. Elle se contenterait bien d’une révolution politique pour aller vers un « État de droit » ou un « État fort », ce qui est bien plus inquiétant. C’est pourquoi elle ne soulève jamais la question sociale, sauf pour la refouler, et s’en tient à des mots d’ordre platement démocratiques. La mise en avant de l’union nationale lui permet en définitive de dissimuler ses propres intérêts de classe. On y trouve également une aile conservatrice qui se reconnaît dans le slogan « novembria-badissia », c’est-à-dire les valeurs portées par la déclaration du 1er novembre 1954 du FLN et celles d’Abdelhamid Ben Badis, le fondateur de l’association des Oulémas (savants religieux), connu pour son triptyque faisant de l’Algérie sa patrie, l’islam sa religion et l’arabe sa langue. Cela constitue un sérieux avertissement aux partisans du pluralisme culturel et aux anticléricaux, même si ces derniers sont encore bien timides étant donné le rapport de forces favorable aux islamo-conservateurs.

Mais la force du mouvement actuel ne provient-elle pas aussi du fait qu’il remet en cause le pouvoir dans sa légitimité ?

C’est en effet un mouvement d’ampleur national et c’est ce qui fait toute sa force. Par ailleurs, comme il s’agit d’un mouvement spontané, le gouvernement a du mal à trouver des interlocuteurs avec qui négocier même s’il y a des tentatives en ce sens, pour le moment rejetées par la population, fort heureusement. Même s’il faut rester vigilant et continuer à refuser les représentants autoproclamés, tout comme les élections voulues par les autorités. La comparaison avec les gilets jaunes est parfois utilisée à ce propos même si elle fait tiquer les plus chauvins outre-Méditerranée. Comme en France, le mouvement populaire se nourrit d’un certain désenchantement à l’égard des partis, en dépit des illusions entretenues au sujet de la démocratie représentative, sans doute en raison des truquages et manipulations des scrutins depuis que cette modalité a été introduite au cours de la période coloniale. Sans oublier le système de parti unique à l’indépendance… Soyons clairs sur un point : de nombreux Algériens sont frustrés de ne pas avoir expérimenté la démocratie représentative telle qu’ils la perçoivent à travers le cas de la France par exemple, dont on sait pourtant qu’elle ne profite surtout qu’à une minorité de possédants. C’est pourquoi il est important de diffuser des analyses remettant en cause la séparation entre représentants et représentés, en s’appuyant sur les éléments les plus lucides et sur des embryons de démocratie directe.

Qui sont les contestataires ? Tous les secteurs de la société sont-ils présents ? Quelle est l’implication des enseignants et de la jeunesse ?

Les médias se sont surtout focalisés sur les manifestations du vendredi, en particulier à Alger (même si l’Algérie ne se réduit pas à sa capitale, loin de là) où l’on observe, à première vue, un mouvement unanimiste et interclassiste. On y retrouve toutes les tranches d’âge. Dans les grandes villes du littoral, les femmes sont elles aussi présentes. C’est une différence avec l’intérieur du pays, dans des régions plus conservatrices, où elles paraissent en retrait des manifestations de rue. Ce mouvement porte à la fois toutes les espérances mais aussi toutes les contradictions de la société algérienne. Je veux dire par là que les préjugés à l’égard des femmes n’ont pas disparu comme par enchantement, comme en témoigne l’attaque du carré féministe lors d’une manifestation à Alger, fin mars. Face à la réaction qui prend des formes diverses, il importe de mettre la question de l’égalité à l’ordre du jour, à travers des questions concrètes, comme l’héritage ou la libre disposition de son corps.

Les jeunesses, au pluriel, ont apporté toute leur énergie à la contestation. Notamment la jeunesse masculine des classes populaires qu’on associe souvent aux stades du football. Au début du mouvement, des jeunes qui ont l’habitude des affrontements avec la police voulaient marcher sur le palais présidentiel. Mais la composante plus bourgeoise et naïve s’est démarquée, accusant ceux qui étaient favorables à ce genre d’actions d’être des baltaguia ou agents provocateurs et de salir l’image du mouvement pacifiste. Il faut y voir une haine de classe profonde à l’égard des jeunes des classes populaires et une volonté de les tenir à distance de la contestation, comme s’il s’agissait de faire une révolution propre sur elle, inclusive mais sans la plèbe qui dérange. Les chômeurs se sont parfois rappelés au bon souvenir des patrons ou de leurs relais en occupant des lieux du travail ou de pouvoir, en exigeant leur embauche. Mais ils sont restés isolés, leurs actions ayant été très peu soutenues ou relayées. D’un autre côté, il y a une jeunesse étudiante, plutôt féminine, qui occupe des espaces différents et s’exprime à travers d’autres modalités. Il faut surmonter ce cloisonnement.

Peut-on parler alors de revendications différentes ?

C’est compliqué de parler de revendications ou de mots d’ordre pour la première catégorie car les modes d’intervention ou d’expression prennent des formes qui s’apparentent davantage à l’action directe par moments. Il y avait davantage la volonté d’aller à l’affrontement avec les forces de l’ordre ou de se diriger vers les lieux de pouvoir au début du mouvement. Mais cette catégorie de manifestants n’avait pas de pancartes écrites en français ou d’affiches détournant les séries Netflix et autres symboles de la culture globalisée. La jeunesse étudiante, quant à elle, paraît plus soucieuse de l’image qu’elle renvoie à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Les éléments les plus radicaux articulent néanmoins le politique à la question de la vie meilleure. Cela apparaît explicitement dans la volonté de vivre et de s’épanouir en Algérie sans être contraint à l’exil. Cependant, il faut souligner le fait que pour l’heure, il n’y a pas de critique de l’université en tant qu’institution inégalitaire et que des étudiants espèrent toujours occuper des fonctions d’encadrement grâce à leurs diplômes.

Les étudiants ont choisi le mardi comme jour de manifestation hebdomadaire. Mais ces marches ne sont pas forcément des plus intéressantes de mon point de vue, malgré quelques slogans pertinents, dans la mesure où elles n’ont donné lieu à aucun débordement du style occupations, à aucune rupture avec la routine ou à la remise en cause des mobilisations corporatistes où chacun défile en ordre à date fixe puis rentre chez soi en attendant la semaine suivante. Un des enjeux pour la prochaine période serait précisément de décloisonner les foyers de conflictualité et d’en finir avec la reproduction de la routine quotidienne ou hebdomadaire. Il ne s’agit pas de remplacer la prière du vendredi par une autre procession. On peut enfin souligner qu’il y a eu une tentative de mettre en place une coordination nationale universitaire à laquelle des enseignants ont participé. Mais elle n’a pas tenu sur la durée. La pression des examens a été trop forte même si certains contestataires se disaient prêts à sacrifier leur année au début du mouvement. Il faut bien voir aussi que la grève étudiante n’était pas très suivie, en particulier dans les universités où il n’y a pas guère de traditions de lutte. On trouve désormais des centres universitaires dans toutes les wilayas (l’équivalent des départements), mais beaucoup sont de création récente.

Qui a le pouvoir en Algérie en définitive ? L’appareil militaro-sécuritaire ? Cet appareil allié à des hommes d’affaires ? Peut-on les qualifier d’héritiers du système FLN ?

Dans les années 1990, pendant la guerre civile, des fortunes colossales se sont accumulées sur la base de la destruction de la force de travail et de l’outil de production, ce qui a permis à certains de parler de véritable « guerre de décomposition ». Il se pourrait que cette nouvelle bourgeoisie, dont les oligarques constituent la partie émergée de l’iceberg, voient d’un bon œil le mouvement de contestation actuel dans la mesure où il constituerait pour elle l’opportunité d’affirmer davantage son autonomie et de s’émanciper de la tutelle sécuritaire ou administrative, afin d’affirmer ses intérêts propres et son programme politique, en terme de libéralisation et de dérégulation économique en particulier. Aujourd’hui, les bourgeois, les milliardaires, les patrons ne se cachent plus pour exhiber des signes extérieurs de richesse ou diffuser des discours en faveur de l’économie de marché, ce qui passait mal il y a quelques années encore. J’insiste en parlant de bourgeoisie car nombre d’analystes ou observateurs ne voient que le pouvoir des hommes en uniforme ou des services de surveillance et occultent complètement les luttes de classes en Algérie. Comme s’il n’y avait ni bourgeois ni prolétaires aux intérêts contradictoires dans ce pays où le capitalisme exerce sa dictature, comme partout ailleurs dans le monde.

La grande majorité de ceux qui interviennent dans les champs politique et administratif se posent en héritiers du FLN, qu’il s’agisse de celui de la lutte anticolonialiste ou celui de l’époque du parti unique. En promouvant la recherche du consensus ou en prônant des modes d’intervention frontistes, ils s’inscrivent dans cette continuité populiste et autoritaire, y compris quand ils se trouvent dans l’opposition, même de gauche, en tentant de concilier des forces sociales opposées au nom de la patrie ou du peuple. Comme toujours… En règle générale, il y a une absence de critique vis-à-vis du FLN historique et, plus largement, du nationalisme algérien. La remise en cause relève pour ainsi dire du blasphème. Et quand critique il y a, c’est pour mieux distinguer ou opposer un FLN à un autre : un FLN conservateur qui met l’accent sur l’arabité et l’islam d’un côté, un FLN qui aurait été plus progressiste sans pour autant être révolutionnaire de l’autre. Certains de ceux que l’on pourrait considérer comme des camarades se tournent parfois avec une certaine nostalgie vers le nationalisme arabe quand d’autres voient avec bienveillance le nationalisme kabyle. Je pense qu’il faut dépasser ces références en cherchant du côté des courants subversifs qui ont été capables de critiquer tous les nationalismes et leurs impasses. C’est une façon de sortir de l’interclassisme, du frontisme ou de l’unanimisme qui entravent l’expression autonome des classes populaires et donc leur auto-organisation. Il est frappant de constater le silence de la gauche algérienne sur le Kurdistan, en particulier dans le Rojava avec son expérience fédéraliste et le municipalisme libertaire inspiré de Murray Bookchin. Ce sont des perspectives à discuter, en mesurant toutes leurs limites étant donné le contexte. Mais elles permettent de sortir du carcan étatiste et centralisateur.

Peut-on imaginer, à la faveur d’une crise qui irait en s’approfondissant, qu’une partie de l’armée ou de la police bascule dans le camp de la révolte ?

Au début du mouvement, des policiers auraient fraternisé avec les manifestants, mais ils ont été sanctionnés et on n’a plus guère entendu parler d’événements de ce type. Contrairement à ce qui a pu se passer auparavant, comme en octobre 1988 par exemple, c’est la police qui s’occupe du maintien de l’ordre et non l’armée. Un effort substantiel a été fait sous Bouteflika s’agissant du recrutement, de la modernisation et de la féminisation de la police. Mais elle n’est pas la pièce maîtresse du système sécuritaire. L’armée constitue le premier poste de dépenses budgétaires et c’est sans doute le premier employeur du pays. Son poids est énorme, non seulement au plan politique mais aussi au niveau économique, et ses liens avec la population restent forts. C’est indéniable. Quant aux soldats du rang, ils partagent en partie les conditions de vie et les préoccupations de la population laborieuse du pays. Toujours est-il que l’antimilitarisme, tout comme la lutte anti-carcérale, le rejet du patriarcat ou le refus de l’envahissement technologique demeurent, pour l’heure, insuffisamment pris en considération par les contestataires.

Au moment des « Printemps arabes », on sait que l’UGTT (Union des travailleurs tunisiens) a joué un rôle déterminant dans la structuration du mouvement de contestation en Tunisie. Au Soudan, ce sont les forces de déclaration de la liberté et du changement qui semble organiser la révolte. Peut-on observer une forme de structuration de la contestation en ce moment en Algérie et quelle forme revêt-elle ?

Pour ce qui est du syndicalisme, il y a des différences assez nettes entre l’UGTT et l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens). Même si l’UGTT était en partie intégrée à l’État, il existait des fédérations ou syndicats plus combatifs et indépendants, c’est ce qui a permis à l’UGTT d’apparaître pour beaucoup comme une force d’opposition. Ce qui est loin d’être le cas de l’UGTA, largement intégrée à l’Etat. Son ancien secrétaire général, Abdelmadjid Sidi Saïd, avait appelé à un cinquième mandat de Bouteflika. Puis, suite à la démission du président début avril, il a retourné sa veste au profit du chef d’état-major sans ciller, comme une bonne partie des institutions liées organiquement au régime. C’est dire la servilité des dirigeants syndicaux et leur mentalité toute bureaucratique et foncièrement anti-ouvrière.

Il y a pourtant au sein de l’UGTA un pôle plus contestataire qui s’est exprimé depuis février. On y trouve des militants trotskistes qui se sont prononcés en faveur d’une réappropriation, bien illusoire à mon avis, de l’appareil syndical ou de son épuration. Ils ont lancé une campagne contre la tenue d’un congrès extraordinaire convoqué à la hâte par les bureaucrates qui voulaient désamorcer la contestation interne en se débarrassant d’un Sidi Saïd usé après avoir joué pendant des années le rôle de briseur de grèves en chef. Les opposants ont finalement perdu la bataille du fait de leur faiblesse, de la répression policière et de leur enfermement dans le cadre organisationnel. Ils n’ont de plus guère été soutenus par les travailleurs qui ne voient pas dans l’UGTA un outil pour appuyer leurs luttes, bien au contraire. Face à un mouvement de contestation puissant comme celui que connaît l’Algérie, ces vieux réflexes politiciens montrent à quel point les petites écuries de gauche sont coupées des réalités du moment. Il faut dire, pour bien comprendre le niveau de compromission, que le Parti des Travailleurs (PT), lié au courant lambertiste international, a collaboré directement avec le régime, notamment à travers son soutien prolongé à Sidi Saïd, et qu’il apparaissait pour beaucoup comme l’aile gauche du système, comme les staliniens du temps du parti unique. La séquence actuelle illustre le contraste saisissant entre le désarroi profond des appareils de gauche, déconnectés, sclérosés et en manque total d’imagination, et une dynamique contestataire offrant de réelles potentialités subversives.

L’été arrivant, le mouvement de contestation a semblé marquer le pas et on voit revenir sous des appellations diverses, qu’il s’agisse du pôle démocratique (où l’on retrouve les trotskistes du PT et du PST alliés aux organisations droitières) ou du forum de la société civile par exemple, les vieux partis dont les représentants étaient jusqu’alors chassés des manifestations. Ils essaient d’organiser des rencontres sur des bases consensuelles et sont déjà engagés dans le dialogue avec le pouvoir réel pour mieux se positionner dans le cas d’une « transition démocratique » qui permettrait aux tenants du régime de se refaire une virginité. En réalité, ces opposants de droite ou de gauche espèrent devenir des directions de substitution au nom de l’ordre et de la stabilité, contre le chaos que constitueraient selon eux la grève générale ou la désobéissance civile qu’ils ne pourraient maîtriser. Ils attendent simplement que le gouvernement fasse des concessions acceptables. La grande inconnue, comme souvent, c’est la réaction de la population. Ce qui fait encore défaut, à ce stade, c’est une stratégie de rupture pleinement assumée. C’est pourquoi il est urgent que les partisans de la révolution sociale et de l’auto-organisation des exploités tissent des liens, se coordonnent et prennent des initiatives, sans sectarisme mais en évitant de reproduire les erreurs du passé.

Puisque tu as parlé des stades de football, pourrais-tu nous dire s’ils constituent un espace de politisation en Algérie ? Comment les supporters des clubs interviennent-ils sur la scène politique ?

L’engouement autour des supporters des clubs de football vient du fait que l’un des hymnes du mouvement, la Casa del Mouradia, a été lancé par un groupe d’ultras lié à un club algérois. Des chants lancés au cours des manifestations font effectivement écho à ceux des supporters, dans la mesure où il s’agit d’un genre musical très populaire chez les jeunes. Mais on ne peut pas pour autant parler d’une politisation qui viendrait des stades en priorité ou en exclusivité. En revanche, il est vrai que les supporters ont préféré défiler dans la rue avec la population plutôt que de rester dans les stades, là où ils sont confinés le reste du temps à crier leurs frustrations. Ils sont sortis de ce cadre contraignant, de cet espace clos dédié au divertissement même si, pour des raisons historiques, en raison de la fermeture de l’espace public, les stades ont souvent été des caisses de résonance des conflits sociaux. À partir de février, ils ne sont pas apparus dans les cortèges en tant que supporters mais en tant qu’Algériens, sans chercher à se démarquer. C’est une différence avec la révolution égyptienne où les supporters sont intervenus en tant que tels, d’une façon plus structurée. Mais j’aurais tendance pour ma part à relativiser la politisation des stades ou, en tout cas, à la relativiser. En Turquie, on peut trouver des groupes d’ultras proches de l’extrême gauche, ce n’est pas le cas en Algérie à ma connaissance où c’est davantage l’appartenance au quartier, à la ville ou à la région qui prévaut. Il convient cependant de souligner que, fait exceptionnel, les ultras algérois ont, dans leur grande majorité, boycotté le derby entre l’USMA et le MCA en raison du mouvement populaire. C’est aussi à ce genre d’indications que l’on comprend le caractère historique de la situation. Quand à la liesse consécutive à la victoire de l’Algérie à la coupe d’Afrique des nations, elle n’a pas été captée par les autorités ni servi de diversion pour contrer la contestation. Ce qui est plutôt bon signe.

Les « Printemps arabes » servent-ils d’exemple ? Est-ce une référence discutée dans les assemblées ?

C’est une des limites actuelles de ce mouvement : il n’y a pas ou peu d’assemblées générales en tant que telles et le niveau de coordination reste faible. Certes, il y a eu des appels à la création de comités populaires mais cela n’a pas vraiment été suivi d’effets, sauf rares exceptions, parce qu’il y a encore beaucoup d’illusions sur l’État, l’armée ou les personnalités nationales. Il faut dire que le chef d’état major, en faisant arrêter des ministres corrompus, des oligarques et d’autres symboles du régime a pu laisser croire qu’il donnait des gages aux manifestants en jouant un rôle de justicier ou d’arbitre, tout en se montrant de plus en plus menaçant à l’égard de ceux qui porteraient des revendications jugées irréalistes pour lui, comme le démantèlement de tout le système. Cet attentisme constitue une entrave à l’auto-organisation du mouvement. Il y a bien une volonté de dégagisme comme on a pu l’observer au moment des Printemps arabes, mais il ne va pas jusqu’à la rupture. On n’en est pas encore là du moins en Algérie.

Dès 2011, le gouvernement et ses relais, mais aussi certains partis de l’opposition de gauche, ont décrété qu’il s’agissait d’une manipulation des puissances occidentales pour déstabiliser la région et miner la souveraineté des États. Suivant par là une rhétorique propre à l’anti-impérialisme le plus manichéen. Le gouvernement n’a pas hésité à agiter le spectre de la guerre civile et le souvenir des violences qui ont ensanglanté le pays dans les années 1990. Après février, les tenants du pouvoir ont clamé que l’Algérie n’était pas la Syrie… Encore faudrait-il pouvoir discuter de cela en s’appuyant par exemple sur le livre Burning Country (3) paru récemment en langue française. Mais les gilets jaunes reviennent aussi dans les conversations, notamment pour souligner que la révolte en Algérie a fait moins de morts, ce qui reste à prouver (puisqu’il y a déjà au moins une victime des forces de l’ordre et une personne décédée des suites d’une grève de la faim), et pour saluer à contrario son caractère pacifique.

Tu publies ces jours-ci un petit livre aux éditions Libertalia intitulé Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays qui rassemble des textes situationnistes et post-situs sur l’Algérie. Pourquoi faire paraître ces textes aujourd’hui ?

Le recueil de textes était déjà prêt dès l’été 2018, donc bien avant le surgissement populaire de février. Il s’agit en fait d’une compilation d’articles au sujet de l’Algérie provenant de l’IS (Internationale Situationniste) fondée par Guy Debord ou d’ouvrages s’inscrivant dans une certaine continuité avec ce courant puisque j’avais déjà manifesté mon intérêt pour cette convergence, insuffisamment explorée à mon goût. J’ai préfacé l’ensemble, où l’on retrouve, entre autres, les noms de Mezioud Ouldamer et Jaime Semprun, auquel j’ai ajouté une postface puis un additif daté de juin 2019. Ce qui m’intéresse, au-delà de cette publication, c’est de souligner l’intérêt constant du mouvement révolutionnaire de France pour l’Algérie. La lutte anticolonialiste était une question incontournable dans les années 1950-1960, tout comme d’autres problématiques non seulement pour l’IS mais aussi pour d’autres revues comme Noir et Rouge, Socialisme ou Barbarie, La Révolution prolétarienne : comment qualifier le nouveau régime ? Qu’est-ce que le socialisme algérien ? Les analyses des situationnistes ou de ceux qui les ont suivis sur le FLN ou Ahmed Ben Bella (le premier président de l’Algérie indépendante) restent valides et conservent une certaine pertinence. Ce courant assumait à la fois la critique intransigeante du colonialisme mais aussi du nationalisme, de la religion et du tiers-mondisme. Or il y avait des liens, même à la marge, entre cette nébuleuse et les révolutionnaires d’Algérie. La preuve, c’est la présence d’individus originaires d’Afrique du Nord dans l’IS.

Ce qui me semble important de nos jours, et plus encore après la séquence ouverte par le mouvement des gilets jaunes en France, du mouvement populaire en Algérie, mais aussi au Soudan et à Hong-Kong, c’est de revisiter un capital théorique et pratique, pour mieux se le réapproprier de manière critique et aller de l’avant, faire preuve de créativité. On pourrait de même citer la revue surréaliste arabe, Le Désir libertaire, qui a su faire preuve d’une audace exemplaire dans les années 1970 sur des questions fondamentales comme l’État, la famille ou la religion (4). Y aurait-il eu un tel recul de la critique sociale qu’il serait nécessaire de revenir en arrière ou de rejeter toute perspective authentiquement émancipatrice ? Se confronter à cet héritage, plutôt qu’aux lectures mythifiées de la révolution française ou de la révolution algérienne, me paraît un bon moyen de savoir où l’on se situe avec les questions révolutionnaires de notre époque, tout en forgeant nos propres outils de lutte. Il faut rappeler l’importance de l’internationalisme dans le moment présent. Les militants anti-autoritaires de France et d’ailleurs ont un rôle à jouer dans la mesure où de nombreuses entreprises françaises sont présentes en Algérie et que la première communauté d’étrangers en France est celle des Algériens qui ont souvent un lien avec la classe laborieuse. C’est sur le terrain de la solidarité concrète, de la lutte contre les capitalistes et les États que les révolutionnaires et militants anti-autoritaires des deux rives peuvent et doivent se retrouver.

Propos recueillis par Jérôme Debrune


Notes :

1. Nedjib Sidi Moussa est l’auteur du livre La Fabrique du musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, paru aux éditions Libertalia en 2017 et d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, PUF, 2019.

2. Pour information, 54% de la population algérienne a moins de 30 ans.

3. Leila al-Shami et Robin Yassin-Kassab, Burning country. Au cœur de la révolution syrienne, Éditions L’Échappée, 2019, 368 p. Le livre donne la parole aux Syriennes et aux Syriens qui se sont soulevés dès 2011 contre le régime de Bachar el-Assad.

4. Voir Le Désir libertaire. Le surréalisme arabe à Paris 1973-1975, Éditions de L’Assymétrie, 2018, 200 p.

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