Menu Fermer

Réflexions sur les jeux vidéo et l’école par Laurent Trémel, Sociologue

Nous proposons aux internautes et à nos lecteurs la version longue d’un article de Laurent Tremel, – Réflexions sur les jeux vidéo et l’école – , publié dans le numéro 9 de N’autre école. Numéro à commander en ligne **[ICI*].

[**Réflexions sur les jeux vidéo et l’école
par Laurent Trémel, Sociologue*]

Actuellement, les débats concernant les jeux vidéo sont fréquemment faussés par deux biais, d’une part des « attaques », provenant de personnes connaissant mal le contenu de ces produits (ce que l’on appelle le « gameplay » notamment), ce qui tend à les décrédibiliser, d’autre part des actions de lobbying des industriels du loisir visant, au contraire, à présenter les produits qu’ils diffusent sous un jour positif (jeux vidéo comme vecteurs de socialisation, jeux vidéo aux dimensions éducatives, etc.). L’arrivée, dans les milieux journalistiques, enseignants et scientifiques, d’une génération de joueurs de jeux vidéo en quelque sorte « militants », défendant la pratique de ce loisir par rapport à leurs propres représentations (et usages) tend aujourd’hui à soutenir la valorisation du médium à laquelle on assiste.

Pour illustrer cette tendance, évoquons par exemple le « phénomène » Pokémon Go, au cœur de bien des préoccupations au cours de l’été 2016, y compris au plus haut niveau de l’État. A la télévision, à la radio, ou dans la presse écrite, plusieurs articles, proches du publi-reportage, ou véhiculant des « informations » relevant du « buzz médiatique », ont accompagné le plan de communication imaginé par le fabricant. C’était assez pitoyable et, tout comme sur des domaines où s’exercent de fortes actions de lobbying (l’agro-alimentaire ou l’industrie pharmaceutique notamment), on est désormais en droit de s’interroger sur l’éthique de certains intervenants. On a pu lire des présentations flatteuses du « produit », positif en termes de socialisation et « d’éducation informelle » en quelque sorte, puisque – à l’inverse d’autres jeux vidéo – il faciliterait la « mobilité » des jeunes (au point même de voir le « produit » cité par des chercheurs britanniques comme un moyen de lutter contre le diabète !). La chasse aux Pokemons conduirait à la formation de « groupes », source de discussions et d’échanges, à proximité de lieux publics. Certains ont même pu écrire qu’il favoriserait la « mixité sociale » puisque des jeunes à la recherche de Pokémons auraient été amenés à se balader dans des quartiers qu’ils ne fréquentaient guère avant. Miraculeux ! Dans la presse, on a vu des scientifiques produire en quelques jours des « analyses » sur ce phénomène en en soulignant la « richesse anthropologique » en quelque sorte… Ce n’est pas sérieux ! Pour être scientifiquement validé, un protocole d’enquête sur une pratique de ce type mettrait plusieurs mois.

Inversement, on a peu entendu dans les médias le point de vue de parents, ou d’éducateurs, inquiets face aux modifications de comportements générés par ce jeu chez les jeunes. Cette modification de comportements était due, d’une part, au « gameplay » (scénario si l’on veut) de ce jeu, invitant à une « chasse » compétitive aux Pokémons, mais également à une pression sociale de groupes de pairs, accentuée par le buzz médiatique, faisant que des enfants, des ados, ont en quelque sorte été « conditionnés », socialement, l’été 2016, pour participer à ce phénomène de mode aux dimensions consuméristes. Un collègue m’expliquait ainsi comment son fils (adolescent) quittait précipitamment le domicile familial pour aller chasser le Pokémon dans une ville proche, le téléphone portable d’une main, le guidon du vélo de l’autre, en mésestimant les risques évidents pour sa sécurité. Une étudiante de l’Université de Rouen avec qui j’avais alors échangé sur la question, aide éducatrice au cours de l’année scolaire 2015-2016, débutant une recherche sur la pratique des jeux vidéo, avait procédé à des observations intéressantes sur ce phénomène dans une ville de moyenne importance de « province » près de Rouen. Dans des milieux populaires en l’occurrence, elle avait constaté comment l’apparition de « Pokémon Go » avait conduit, pour de nombreux parents, à une remise en cause soudaine de règles fixées dans le cadre de l’éducation de leurs enfants. Des enfants quittaient le domicile familial sans autorisation pour aller « chasser le Pokémon », certains rentraient tard le soir, faisant craindre à leurs parents pour leur sécurité (se balader dans une « cité » ou sur une route déserte de campagne alors que la nuit est tombée n’est pas comparable à une promenade dans le quartier latin à la même heure…). Chez ces jeunes, il y avait un fort conformisme à « jouer » ainsi à Pokémon Go. Dans cette ville, la diffusion du « produit » avait même conduit à la remise en cause du projet pédagogique d’un centre de vacances. Comme chaque été, ces militants de l’éducation populaire envisageaient un programme afin de, précisément, faire découvrir autre chose aux enfants que la culture médiatique ou les jeux vidéo. La pression – sociale et médiatique là encore – fut si forte cet été que, là, les enfants refusèrent toute activité en dehors de la chasse aux Pokémons : les éducateurs, ne pouvant s’opposer frontalement à ce désir des enfants, durent donc constituer des groupes pour aller collecter les bébêtes en ville…

Le propos de cette tribune n’est pas de stigmatiser les joueurs de jeux vidéo ni d’en appeler à une forme de « censure » qui pourrait s’exercer au niveau des contenus. En tant que sociologue, nous savons que ces produits peuvent être appréhendés de manière différente en fonction des variables qui « font sens » dans une perspective sociologique : âge, sexe, niveau d’étude, milieu social d’origine. Un jeune bourgeois ayant fait des études supérieures saura décoder un – éventuel – second degré dans un jeu aux dimensions « machistes » alors qu’un jeune déscolarisé pourra en quelque sorte y adhérer et les reproduire. Si, dans une perspective citoyenne, nous avions des conseils à formuler, ce serait plutôt dans le sens d’une prise de conscience des acteurs de l’éducation (partis politiques, syndicats, associations de parents et de consommateurs) du contenu de ces produits et d’un plaidoyer pour l’augmentation du niveau de formation générale de la population afin de ne pas être « dupes » des stratégies marchandes des industriels du loisir et du contenu de certaines fictions pensées en fonction de « publics cibles » dont les attentes et les motivations sont savamment analysées.

Il ne faut pas être naïf, avec l’aggravation de la « crise » (aujourd’hui, le chômage touche plus de 20% des « jeunes », près de 30% des jeunes actifs travaillant connaissent des formes de précarité professionnelle), la fonction de compensation sociale des jeux vidéo semble évidente, « structurante » même pour des sociétés qui connaitraient sans doute, en l’absence des gratifications symboliques permises par les jeux vidéo, des désordres sociaux plus importants que ceux que nous connaissons actuellement.

Des idéologies guerrières

Les idéologies diffusées dans les jeux vidéo ou encore leur « gameplay » (voir mes publications sur ce sujet), peuvent interférer de manière problématique avec des projets éducatifs, familiaux, scolaires ou extra-scolaires. Ainsi, dans bon nombre de jeux vidéo de « combat » ou de « guerre », la justification des actions devant être commises par les personnages peut s’inscrire à contre-courant de certaines « valeurs ». De façon récurrente, depuis le 11 septembre 2001, des jeux, produits aux États-Unis et dans les pays occidentaux, mâtinés de valeurs néo-libérales, de cynisme et de sexisme, « justifient » l’assassinat de « cibles » (souvent « arabes »), au mépris du droit international (NB : ce point est explicitement souligné dans certains scénarios, « justifié »), afin de lutter contre la « menace terroriste ». De même, dans une série de jeux vidéo valorisée en France car produite par une société « française » (ayant donné lieu avec un partenariat avec la revue Historia), on reprend une logique analogue : des assassins surentraînés, membre d’une société secrète, doivent assassiner des « méchants » (plutôt que de les capturer pour les traduire en justice) sur différents continents et à différentes époques. Si l’on est opposé au principe de la peine de mort (ce qui est le cas dans l’Union Européenne), comment justifier de tels actes ? J’entends bien que l’actualité nous a permis de constater qu’en France il pouvait apparaître « légitime » aux autorités de l’État de conduire ainsi des « assassinats ciblés », mais qu’en dire dans un contexte éducatif ? Au sujet des jeux de guerre « post 11 septembre », signalons la soutenance de la thèse de Rémi Cayatte (octobre 2016). L’intérêt de ce travail réside dans l’explicitation des liens entre les situations de jeu (scènes de combats et dialogues entre les personnages) et les idéologies distillées là (proches des positions de l’administration Bush). Il convient aussi de s’interroger sur les scénarios de jeux vidéo qui, de concert avec ceux de certains films « pour ados », de manière récurrente, scénarisent des « complots » que des héros solitaires, s’avérant souvent « hors du commun » (remise en cause de la notion de « commune humanité » par l’existence de super-héros) doivent déjouer. Dans plusieurs films de la franchise Marvel, des superhéros et les agents d’une agence gouvernementale « secrète », le Shield, doivent ainsi lutter contre les agents d’Hydra (société secrète vouée au mal), infiltrés au plus haut niveau de l’Etat (voir notamment Captain America : Le Soldat de l’hiver, 2014). Dans La 5e vague (2016), film tiré d’une série de romans pour ados, des enfants et des adolescents, ayant dû apprendre à manier les armes pour survivre (troublante figure de « l’enfant soldat »), aidés de mutants, doivent lutter contre de méchants extraterrestres, désireux d’exterminer l’Humanité . Ces derniers ont pris l’apparence de soldats de l’armée américaine. Le scénario introduit donc là encore à l’idée d’une institution devenue illégitime car manipulée par des « méchants ».

Travaillant auprès de jeunes « radicalisés », Dounia Bouzar et son équipe (voir rapport collectif du Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam, 2014) s’étaient intéressé aux scénarios de certaines « fictions » (films, jeux vidéo), destinées aux jeunes. Ces intervenants soulignaient comment des groupes « djihadistes » pouvaient en quelque sorte « inverser la perspective », auprès de jeunes sensibilisés aux idéologies que nous venons d’évoquer : d’après les auteurs du rapport, via les médias qu’ils contrôlaient, des « réseaux sociaux », ces « djihadistes » parvenaient à « convertir » des jeunes, baignés dans des fictions développant le culte du surhomme ou des thèses complotistes, « justifiant » les assassinats, etc. en leur faisant croire que les « gentils », les « purs », c’était eux…

Il faut aussi tenir compte des biais inhérents à certaines logiques se développant aujourd’hui dans le domaine des jeux vidéo, liées à de fortes actions de lobbying : au niveau des médias, en dehors de critiques récurrentes sur la « violence » des jeux vidéo (n’ayant que peu d’impact sur les chiffres des ventes…), mais également, désormais, dans certains travaux de recherche, le médium s’y trouve fortement valorisé, la « critique sociale » dévalorisée, voire dénigrée, caricaturée. Pour les acteurs de l’éducation, difficile de faire la part des choses dans ce contexte ! En fonction des travaux que j’ai mené ces dernières années (auxquels on peut se reporter, voir notamment leur présentation sur le site du laboratoire de recherche dont je suis membre associé [1]), voilà d’autres éléments de réflexion.
 

Une place pour les jeux vidéo dans les classes

Je pense que les jeux vidéo peuvent avoir leur place dans les classes. De quelle manière ? En théorie, je pense qu’ils peuvent être utilisés dans une perspective de médiation voire de remédiation. Oui, les jeux vidéo peuvent peut-être aider à transmettre certaines « notions » en classe, notamment auprès d’élèves éprouvant des difficultés à apprendre dans le cadre d’un cours « classique ». Mais cela suppose des actions de formation conséquentes des enseignants à cette pédagogie « par le petit écran ». On aurait tort de croire qu’elle est « spontanée » sous prétexte que des enseignants, ou des éducateurs, en général jeunes, jouent aux jeux vidéo durant leurs loisirs. Ce n’est pas la même chose ! On peut se référer en ce sens aux travaux d’Anne Cordier [2], à sa recherche sur les adolescents et la recherche d’information, le rapport aux écrans. Ces travaux sont édifiants par bien des aspects, notamment par le rappel de la prise en compte de cette dimension : les enseignants doivent être formés à l’usage des pédagogies numériques. Et il est absurde et dangereux de considérer les enfants comme des « digital natives » : eux aussi ont besoin d’être formés en classe à l’utilisation des écrans et des interfaces numériques. D’autre part, ensuite, un peu comme on interroge en classe le contenu de livres, ou maintenant de films, il me semblerait nécessaire d’interroger de manière distanciée et critique le contenu de certains jeux vidéo, en s’appuyant sur des études monographiques, des études de contenu pouvant être menés par des spécialistes (indépendants). En ce sens, la constitution de bases de données pourrait être envisagée. En outre, un peu à l’image de ce qui avait été fait à la fin des années 1970 et au début des années 1980 dans le cadre de l’opération « Jeunes téléspectateurs actifs » (JTA), il me semble que l’on pourrait traiter, en classe, d’autres notions afin de faire réfléchir les élèves dans une perspective interdisciplinaire, et citoyenne [3] .
 

Des inquiétudes légitimes des acteurs de l’éducation

A juste titre, si l’on s’en réfère à certaines données, les acteurs de l’éducation s’inquiètent des effets néfastes des jeux vidéo sur certains élèves. Il n’est pas rare que des enseignants, des infirmières scolaires ou des CPE, identifient deux ou trois élèves par classe (en général des garçons), pratiquants « intensifs » de jeux vidéo, chez qui ces acteurs de l’éducation « détectent » des problèmes (somnolence, irritabilité, désinvestissement scolaire, etc.) qu’ils attribuent à la pratique excessive des jeux vidéo [4]. Si, aujourd’hui, certains résultats d’enquêtes fournissent des durées « moyennes » de jeu très rassurantes (autour de deux heures par jour), ces « moyennes » n’ont pas grand sens puisque l’on amalgame là dans ces statistiques les pratiquants « occasionnels  (qui jouent au moins une fois aux jeux vidéo dans l’année…) avec les pratiquant réguliers ou les passionnés de jeux… Méfiance donc, car de telles données permettent aux thuriféraires de la game culture de rejeter certaines critiques ou certaines craintes concernant les jeux vidéo du côté de la « panique morale ». Heureusement, d’autres travaux, menés avec une méthodologie plus rigoureuse, permettent de faire la part des choses, et de faire écho aux questionnements, légitimes, que j’évoquais. Je pense notamment à l’expertise collective de l’INSERM, publiée sous la forme d’un rapport en 2014, relevant des phénomènes d’addiction, dans les jeux en ligne notamment. Là, on apprenait que, parmi la population étudiée, des jeunes âgés de 17 ans, les pratiquants de jeux en ligne jouaient en moyenne 2,9 heures par jour en semaine et 5,4 heures le week-end. 23% des adolescents interrogés, le plus souvent des garçons, déclarant avoir rencontré au cours de l’année scolaire écoulée « à cause de leur pratique du jeu » (sic) un problème avec leurs parents, 5% avec leurs amis, 26% des problèmes à l’école ou au travail et 4% des problèmes d’argent. Rappelons également que, d’après l’enquête commandité par le CNC en 2014 « Les pratiques de consommation de jeux vidéo des français »,pour 14,3% des joueurs interrogés, les « sessions de jeu » duraient en moyenne de 3 à 8 heures et, pour 4,6% des joueurs, elles duraient plus de 8 heures, parfois toute une nuit pour un peu plus d’un joueur « passionné » sur dix…Les joueurs dits « passionnés » (42,4% de l’ensemble) se recrutaient plutôt chez de jeunes hommes âgés de 15 à 34 ans déclarant des sessions de jeu de 3h51 en moyenne.

Plus récemment, les résultats de l’enquête « Health Behaviour in School-aged Children » (HBSC) montrent des corrélations statistiques entre les difficultés scolaires (prises en compte ici à partir du redoublement) et une pratique importante des jeux vidéo, supérieure à 4h par jour. De même, chez les répondants à l’enquête indiquant exercer des « brimades » auprès de camarades de classe, une corrélation statistique existe entre la pratique importante des jeux vidéo (plus de 4 heures) et le fait de déclarer ces « brimades ». On constate des faits similaires chez des jeunes regardant beaucoup la télévision. Je recommande aux internautes la lecture d’un article très intéressant publié dans la revue Agora Débats/jeunesse en 2016 [5] sur ce sujet. Ces éléments renforcent selon moi la nécessité qu’il y a pour l’école à se préoccuper du contenu et des effets des jeux vidéo sur les jeunes. Non pas dans une perspective « moralisatrice », mais dans une perspective documentée et critique.

Dans le cadre de l’opération JTA, on expliquait aux élèves que la publicité représentait une forme de « manipulation mentale » puisqu’elle visait, sur la base des représentations qu’elle générait, à créer un désir se traduisant par un acte consumériste. De même, on expliquait alors aux élèves comment, par exemple, les séquences d’un journal télévisé étaient « montées », à partir de matériaux bruts et de reportages durant quelquefois plusieurs heures dont on « extrayait » ici quelques minutes ou quelques secondes, parfois dans une perspective discutable (voir la critique de l’information télévisée du temps de l’ORTF par les partis de gauche alors dans l’opposition, critique partagée dans les années 1970 par bon nombre d’enseignants, eux-mêmes alors politisés à gauche).
 

Effets de la publicité et programmation du contenu des jeux vidéo

De nos jours, on pourrait se référer à certaines publicités pour des jeux vidéo, à la teneur des arguments promotionnels de jeux tels que ceux publiés sur les sites des éditeurs, reposant pour certains sur des ressorts machistes ou militaristes, pour d’autres sur le registre du « politiquement correct » (représentation d’une famille unie devant la console, composée de personnes au physique agréable, dans un intérieur évoquant l’aisance matérielle), présentant parfois très clairement des produits comme addictifs – on explique souvent aux joueurs qu’ils en auront en quelque sorte « pour leur argent » et qu’il leur sera difficile de cesser de jouer à tel ou tel jeu tellement il est « bien fait »…

On pourrait se référer à certains « mécanismes ludiques » (gameplay) et là, par exemple, expliquer aux jeunes que ces jeux sont « programmés », qu’ils reposent sur un algorithme rendant la difficulté plus ou moins facile : si les enfants gagnent facilement ou sont « battus » par leurs adversaires virtuels, ce n’est pas parce que tel ou tel monstre est particulièrement stupide, ou particulièrement « intelligent » ou « méchant », ce n’est pas parce qu’il « triche », mais parce que cela est programmé ! De même, au lycée, pourquoi ne pas imaginer des séances de travail plus élaborées démontrant comment les industriels du loisir étudient les attentes des consommateurs et fabriquent des produits répondant à ces attentes. En ce sens, on peut se reporter aux recherches menées par Brice Airvaux [6] sur le jeu vidéo Kung-Fu Panda, démontrant comment les caractéristiques des personnages (apparence physique, comportement, place dans l’histoire, etc.) renvoient précisément aux attentes du public « visé » et/ou à celles de commanditaires (par exemple : élaboration d’un cahier des charges répondant aux attentes des autorités chinoises en matière idéologique).

On pourrait aussi expliquer aux enfants comment, à partir d’un jeu « gratuit » (jeux « Free to play »), le but du fabricant est en fait de conduire le consommateur à acheter de meilleurs armes (virtuelles), des super-pouvoirs ou des objets magiques pour rendre la progression du personnage plus facile ou pour permettre au joueur de gravir certains « niveaux » qui apparaissent sans ces bonus inatteignables… Comment passer du « Free to play » au « Pay to win » en quelque sorte ! Sur des jeux « populaires », dont on voit les publicités à la télévision, les meilleurs joueurs déboursent parfois plus de 10000 euros pour se tenir en haut des classements. Il y a là matière à des échanges interdisciplinaires (mathématiques, informatique, éducation à la citoyenneté, éducation artistique, connaissance du monde contemporain, etc.) intéressants me semble-t-il !

Des enseignants le font déjà, mais, dans l’esprit de JTA, le processus pourrait être systématisé afin de mieux comprendre comment sont construits et « vendus » les univers virtuels qui captivent nos contemporains.

Vous le comprenez, je pense donc que les jeux vidéo peuvent avoir une place dans la classe, tout en pensant qu’ils présentent des aspects problématiques, sinon « nocifs » pour les jeunes.
  

Les biais des recherches sur les jeux vidéo

Alors comment faire la part des choses face à des discours… Ce n’est pas aisé hélas, car, de mon point de vue, les instances de « légitimation », ou de questionnement, des discours (savants et profanes), de même que les instruments de « médiation » du savoir dysfonctionnent. Je l’ai évoqué dans plusieurs publications (voir notamment Mythologie des jeux vidéo, 2009 et une publication à paraître prochainement au Québec dans un ouvrage coordonné par le sociologue Olivier Bernard), en France, la recherche se structure sur des bases qui me paraissent discutables. Elle apparaît de plus en plus « prise en main » par des jeunes chercheurs technophiles, valorisant les « produits » qu’ils sont censés questionner. Sur ce champ, outre une adhésion d’ordre idéologique aux « valeurs » du multimédia, on constate une volonté – souvent personnelle de la part d’anciens joueurs ou de personnes se présentant comme des « joueurs » – de présenter les joueurs comme des acteurs « lucides » ne subissant aucune forme d’aliénation et s’affranchissant des déterminismes sociaux. Et les actions de lobbying sont présentes et seront sans doute amenées à générer de plus en plus de biais dans les années à venir, sous l’effet conjugué de la précarité professionnelle en université et de l’importance économique du secteur des jeux vidéo. Bien entendu, mon propos n’est pas de stigmatiser individuellement les joueurs de jeux vidéo comme étant plus « aliénés » que d’autres, je le rappelle… Mais de contribuer à une réflexion collective sur les processus découlant des logiques liées au développement d’une industrie du loisir parmi les plus lucratives.
  

Possibilité de projets pédagogiques et avenir de l’école

L’enseignant utilisant des jeux en classe ne doit pas être « dépossédé » de son cours et de son projet pédagogique. Il doit aussi être très vigilant sur les idéologies pouvant être transmises de manière « diffuse » par ces produits. Concernant certains serious games ou des jeux vidéo conçus pour les classes, il peut ainsi y avoir des biais dans la façon dont la « commande » peut être passée et traduite dans un produit qui sera, in fine, produit par une société commerciale. Je me souviens par exemple de la présentation d’un « jeu sérieux », destiné à des formations en milieu hospitalier qui, faisant fi des moyens alloués à l’hôpital et des conditions de travail des personnels, identifiaient des « erreurs » pouvant être commises par ces personnels en leur proposant en quelque sorte un « entraînement » ou des « recettes » pour pallier à ce qui était présenté comme des « erreurs », personnelles. Il y avait là un biais évident. Et comment « évaluer » ces expériences de manière objective, scientifique ? Cela renvoie aux réserves précédemment émises. Il faudrait donc que les pouvoirs publics, les opérateurs de l’État, s’investissent davantage dans ce domaine. Ça me semble actuellement le cas, mais pour combien de temps ? Alors que certains (a priori hostiles au « jeu en classe ») n’ont qu’un leitmotiv en tête : revenir aux apprentissages des « fondamentaux »… Par ailleurs, j’ai une crainte : il ne faudrait pas que la « ludification » des cours ou encore l’utilisation de machines ou de tuteurs « intelligents » deviennent un moyen d’apprentissage pour certaines catégories d’élèves (soit des élèves de certaines filières techniques que l’on voudrait rendre particulièrement « performants », soit des publics dits « difficiles » face auxquels on pourrait renoncer à la présence permanente d’un enseignant en classe), alors que d’autres continueraient de bénéficier d’un enseignement plus « classique ». Pareille distinction ne ferait qu’accentuer une « fracture éducative », et culturelle, qui, selon certains indicateurs, s’aggrave. Peut-être conviendrait-il d’ailleurs de s’interroger, à ce propos, sur le fait que des acteurs de la « révolution numérique » soient, assez paradoxalement peut-être, réservés sur l’usage de ces technologies… pour leurs propres enfants… D’après plusieurs sources [7], il semble que des « cadres » et des dirigeants de la Silicon Valley scolarisent ainsi leurs enfants dans des écoles Waldorf où s’exerce une pédagogie « traditionnelle », matinée de critiques à l’égard de l’usage des nouvelles technologies. Pourquoi ? Par simple volonté de distinction sociale ou par crainte de certains effets encore mal mesurés ?

Laurent Trémel est sociologue (docteur en sociologie de l’EHESS), membre associé du laboratoire CIRNEF (Université de Rouen-Normandie). Il travaille par ailleurs depuis 2004 au Musée national de l’Education (Rouen) où il a conçu plusieurs expositions. Depuis une vingtaine d’années, il est l’auteur d’ouvrages et d’articles scientifiques consacrés à la pratique des jeux de rôles, des jeux vidéo et aux fictions cinématographiques et audiovisuelles. L’approche développée là relève de la sociocritique : Laurent Trémel se préoccupe des conséquences de la diffusion de ces produits véhiculant des idéologies problématiques auprès de la population et plaide pour le renforcement des actions d’éducation à l’image. Il s’inquiète également aujourd’hui, sur ce domaine, du rapprochement entre le monde de la recherche et les industriels du loisir.

Principales publications

Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : les faiseurs de mondes, Paris, PUF, 2001.
« Les « jeux vidéo » : un ensemble à déconstruire, des pratiques à analyser », Revue française de pédagogie, no 136,‎ 2001.
Laurent Trémel (dir.), Nicolas Santolaria (dir.) et al., Le grand jeu : Débats autour de quelques avatars médiatiques, Paris, PUF, 2004.
« Les jeux de rôles, les jeux vidéo et le cinéma : pratiques sociales, reproblématisation de savoirs et critique », Éducation et sociétés. Revue internationale de sociologie de l’éducation, no 10,‎ 2004.
« Jeux, éducation et socialisation politique : contribution au rappel de la permanence d’un processus », Géographie, économie, société, vol. 9, no 1,‎ 2007.
En collaboration avec Tony Fortin, Mythologie des jeux vidéo, Paris, Le Cavalier Bleu, 2009.
« Le marché des jeux vidéo : Univers de substitution et fabrique de l’opinion », Communication et organisation, no 40,‎ décembre 2011.
« Les univers virtuels : vers une nouvelle « civilisation du loisir » ? », Médiation et Information, no 37,‎ 2013.
Laurent Trémel (dir.), Delphine Campagnolle, Laurent Garreau et Catherine Douçot (coordination éditoriale), 50 ans de pédagogie par les petits écrans, Canopé, 2015.

A paraître : « Les combats dans les jeux de rôles et les jeux vidéo : représentations d’arts martiaux et logiques hybrides », in Olivier Bernard (dir.), Arts martiaux et jeux vidéo. Quel rapport à la culture ? Presses de l’Université Laval, 2018.

Notes

[1] http://cirnef.normandie-univ.fr/?q=jeu-12142017-1306/laurent-tremel
[2] Cordier A. Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information. Caen : C&F éditions, 2015.
[3] Voir en ce sens la réflexion développée sur l’opération JTA dans le cadre de l’exposition « 50 ans de pédagogie par les petits écrans » : https://www.reseau-canope.fr/notice/50-ans-de-pedagogie-par-les-petits-ecrans-ebook.html
[4] Ces remarques résultent de contacts fréquents avec des acteurs du monde éducatif depuis une dizaine d’années. Nous avions organisé en mars 2016 au MUNAÉ une conférence-débat sur le thème « Peut-on avoir peur des jeux vidéo ? » où ces craintes avaient pu s’exprimer.
[5] Article de M. Ngantcha, E. Janssen, E. Godeau et S. Spilka, numéro hors série, 2016.
[6] B. Airvaux, « Les représentations sociales des arts martiaux dans les produits de l’industrie culturelle du divertissement : Kung-Fu Panda, un cas d’école », in Olivier Bernard (dir.), Arts martiaux et jeux vidéo. Quel rapport à la culture ? Presses de l’Université Laval, 2018
[7] Voir notamment : « Pourquoi Steve Jobs et Cie ont gardé leurs enfants éloignés des iPads », mis en ligne le 17 septembre 2014 sur : https://fr.express.live/2014/09/17/pourquoi-steve-jobs-et-cie-ont-garde-leurs-enfants-eloignes-des-ipads-exp-207897/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *