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Quand la vie et la littérature entrent en résonance

Tout commence cette fois à la récréation, en salle des profs, lorsqu’une collègue sortant tout juste de cours m’annonce qu’un élève dont je suis professeure principale a été exclu 10 jours pour violence sur une camarade de classe. Les élèves, ajoute la collègue, sont très agités et perturbés par la décision. Passé l’effet de surprise, je me mets à réfléchir très vite car j’ai cours avec eux une heure après. Damien1, l’élève exclu, est un leader dans la classe, avec un passé scolaire difficile. Mais il semblait s’être repris en main, notamment grâce à l’esprit coopératif qui s’est installé entre les élèves. Nassima, la victime, est plus isolée, en raison d’un passé d’enfant harcelée, qui l’a conduit à changer d’établissement et l’a rendue méfiante envers les autres. La classe, dans sa globalité, est très soudée et très mature, demandeuse d’échanges et de dialogues. La décision est donc prise : l’heure de français sera remplacée par une heure de vie de classe2.

Toute l’heure y passe, difficile, complexe, tendue. Les élèves, souriants d’habitude, entrent le visage fermé, les yeux rougis par des larmes récentes pour certain.e.s. Je sens bien que l’exclusion de leur camarade les blesse. Après que je leur ai annoncé que, si c’était un souhait général, nous pourrions parler de l’exclusion de Damien, les élèves s’emparent très vite de la parole : récit de la bagarre, par les témoins, par la victime ; historique des faits qui y ont conduit ; interrogations sur la sanction jugée dure par les élèves, mais aussi reproches formulés, à l’égard de la victime ou de la victime envers les témoins ; questionnements sur le manque de dialogue entre les deux élèves et sur la fermeture dont Nassima a fait preuve au lendemain de la gifle qu’elle a reçue, alors que des camarades voulaient lui parler pour apaiser les choses…

En retrait, j’écoute, je note, mais je veille aussi à la charge émotionnelle reçue par les élèves, en particulier par Nassima. Au besoin, je relance les échanges à partir du point de vue d’un.e autre élève.

Dans le dernier quart d’heure, je constate que les élèves n’avancent plus, répètent les mêmes choses et je comprends mon erreur : s’il était utile de laisser les élèves « vider leur sac », le sujet était encore trop brûlant, les cœurs trop à vif pour permettre une véritable réflexion, distanciée et constructive pour chacun.e et pour la classe. Il aurait fallu mettre un arrêt aux échanges, annoncer que nous reviendrions plus tard. Pour une fois, le dialogue n’a pas été suffisant et je ressors de la séance très insatisfaite, me demandant comment ne pas nous arrêter là, tout en évitant de passer une autre heure en vaines doléances.

Une idée me vient : coïncidence pratique, nous travaillons alors sur les récits d’aventure et les élèves viennent de faire des recherches sur des personnages-voyageurs, et de lire divers extraits d’œuvres. Suite à cette séance, j’avais imaginé un écrit assez informel, pour demander aux élèves de réagir à leurs lectures, autour de la question de « l’Autre » rencontré par les personnages. Mais après cette heure d’échanges peu probante, j’imagine un écrit plus approfondi, plus structuré. Je me lance le pari que l’écrit permettra aux élèves de mieux se saisir de leurs émotions, (res)sentiments et pensées.

Dans cette écriture, qui a pour sujet « L’Autre doit-il être source de peur ? », je laisse une porte ouverte : il est possible de parler littérature (celle du cours, celle que les élèves lisent par ailleurs), cinéma, mais aussi vie quotidienne, afin d’ancrer la réflexion dans la réalité. Et ça ne rate pas : sur 24 élèves, 3 ne reviennent pas sur l’incident. Les autres le font, et assez longuement. Le travail s’étire sur 2h30-3h, bien plus que prévu. Peu à peu, je vois les élèves mettre à distance leurs vives émotions, donner forme à leurs pensées, l’une après l’autre, à leur colère, à leurs doutes, à leurs peurs, parfois. Le temps de l’écrit leur permet de structurer leurs réflexions et de nuancer leur opinion. Ces connecteurs logiques, si difficiles à faire utiliser aux élèves, apparaissent naturellement dans leurs écrits, certain.e.s me demandant de noter au tableau une liste de synonymes de « mais, en plus, et aussi », par exemple. Les élèves cherchent l’idée juste, et comprennent intuitivement la nécessité d’en passer par le mot juste et précis, par la rigueur du raisonnement et la nuance des propos, pour rester dans l’argumentation et non le jugement de valeur qui peut blesser. Les écrits sont soignés, les paragraphes structurés autour d’une idée forte, et toujours accompagnés d’un exemple tiré du quotidien ou de la littérature – le cinéma n’étant pas réinvesti par les élèves.

Ces temps de travail se font dans un calme qui contraste avec le fourmillement habituel de la classe. Étrangement, personne ne veut lire sa rédaction, alors que d’ordinaire, les élèves n’hésitent pas à le faire, à se montrer leur travail, à se faire des commentaires pour travailler autrement, pour améliorer leurs productions, pour progresser. Ici, tout se fait avec une grande pudeur : les élèves chuchotent leurs questions, qu’ils ne posent qu’à moi, ou à quelques camarades de leur choix. Moi-même, je chuchote lorsque je leur réponds ou lorsque je lis leurs productions pour qu’ils sentent ce qui coince ou doit être reformulé. Je respecte cette nouvelle ambiance de travail, qui vient des élèves et qui me fait penser à une grande bulle protectrice, car si classe coopérative il y a, elle ne peut se faire que dans le respect des individualités.

Le biais de la fiction, de ces Autres imaginés à des époques différentes, facilite aussi cette mise à distance salvatrice, tout en faisant percevoir aux élèves comment la littérature peut encore résonner dans leur quotidien, comment les interrogations d’auteurs du passé peuvent rejoindre les leurs.

Cela donne au final des rédactions bien organisées, avec un fort engagement personnel de la part des élèves. Des rédactions dans lesquelles se croisent de manière étonnante Robinson Crusoé, Sindbad, Philéas Fogg, Harry Potter, mais aussi les migrants et les personnes du quotidien des élèves.

Si je retourne en arrière, au moment où les programmes pour 2016 sont sortis, accompagnés de leur cortège de manuels et d’injonctions sur leur mise en œuvre, je me rappelle avoir régulièrement vu ou entendu des commentaires assez acerbes sur l’abandon de l’étude de la langue et de la Littérature3, ainsi que sur la baisse des exigences au profit de la réflexion personnelle et de la culture des élèves, qui seraient forcément indigentes, surtout chez les plus jeunes. Parler d’utopie en 5ème, s’interroger sur les relations avec autrui, ou encore sur les rapports de l’être humain avec la nature ? Mais pour quoi faire et à quoi bon, si c’est pour lire des inepties ?

Pour surmonter ces doutes et ces a priori peu valorisants pour nos jeunes, peut-être faudrait-il tout simplement oser, et faire confiance en leur capacité à réfléchir et penser notre monde. Je suis persuadée que lorsque la vie se relie à la littérature, et la littérature à la vie, l’enseignement des Lettres prend tout son sens et facilite l’entrée des élèves dans les apprentissages, mais également leur prise de possession, toute personnelle, intime, de tout le patrimoine littéraire mis à leur disposition.

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