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Paulo Freire : « L’importance de la lecture »

Dans un de ses tout dernier ouvrage (1), Paulo Freire adresse des lettres aux enseignants. Il les enjoint à être des enseignants et non pas selon son expression « les tantes ou les oncles » de leurs élèves.

Que signifie cette expression curieuse ? Elle renvoie à l’exigence, selon lui, que suppose la mission d’enseignant : exigence à la fois en termes de compétence intellectuelle, d’engagement politique et de qualités humaines.

Refuser que les enseignantes soient assimilées à de bonnes « tata », c’est refuser par exemple que l’on considère « les professeures comme des bonnes tantes qui ne doivent pas contester, qui ne doivent pas se rebeller, qui ne doivent pas faire grève ». Il ajoute ironique : « Qui a déjà vu dix milles tantes qui font grève, sacrifiant leurs neveux, portant préjudice à leur apprentissage ? ».

Il aborde différentes thématiques dans le cadre de l’ouvrage, qui sont des questions auxquelles sont confrontés de manière pratique les enseignants,  comme que faire lorsque l’on ne fait ce métier que pour « avoir un emploi », les qualités indispensables pour être enseignant, comment affronter le premier jour de classe, le langage des élèves, les problèmes de discipline… au total dix lettres.

Les deux premières lettres sont consacrées plus spécifiquement au thème de la lecture. C’est un sujet qui a accompagné Paulo Freire depuis le début de son activité en particulier à travers la question des campagnes d’alphabétisation. Il avait déjà en particulier auparavant consacré un article à ce sujet : « L’importance de l’acte de lire » (2). Cette lettre aborde la difficulté face à la lecture aussi bien chez les enseignants que chez les élèves et le rôle de l’enseignant dans l’accompagnement à la lecture et à l’écriture.

(1) Professora sim, tia não – Cartas a quem ousa ensinar [Professeure, oui ! Tante, non ! – Lettres à qui ose enseigner ] (1997).
URL : http://forumeja.org.br/files/Professorasimtianao.pdf

(2) A importância do ato de ler. URL : http://educacaointegral.org.br/wp-content/uploads/2014/10/importancia_ato_ler.pdf

Extraits de la première lettre : « Enseigner – apprendre la lecture du monde – la lecture de mots »

[…]

Ainsi pour la position critique, qui n’oppose pas le savoir du sens commun aux autres savoirs, qui sont plus systématiques – avec plus d’exactitude -, mais recherche une synthèse des contraires, l’acte d’étudier implique toujours de lire même si cela ne nous plaît pas. De lire le monde, de lire les mots et ainsi de lire à travers eux, la lecture du monde qui leur est antérieure. Mais lire n’est pas un pur divertissement, ni non plus un exercice de mémorisation mécanique de certains extraits de texte.

Si, je suis en train d’étudier sérieusement, en train de lire sérieusement, je ne peux pas dépasser une page si je ne parviens pas avec une relative clarté à atteindre sa signification. […]

Lire est une opération intelligente, difficile, exigeante, mais gratifiante. Personne ne lit ou n’étudie de manière authentique, s’il n’assume pas, contre le texte ou l’objet de curiosité, une manière critique d’être un sujet curieux, un sujet lecteur, un sujet du processus de connaissance dans lequel il se trouve. Lire c’est chercher à créer la compréhension de ce qui est lu. De là, entre autres points fondamentaux, l’importance de l’enseignement de la lecture et de l’écriture. C’est qu’apprendre à lire, c’est s’engager dans une expérience créative autour de la compréhension. De la compréhension et de la communication. L’expérience de la compréhension sera d’autant plus profonde que nous serons capables d’associer, et jamais de séparer, les concepts qui viennent du monde scolaire de ceux de la vie quotidienne. Un exercice critique, toujours exigé pour la lecture et nécessairement également pour l’écriture, est de savoir comment passer facilement de l’expérience sensible, qui caractérise le quotidien, à sa généralisation ? Ce qui se traduit dans le langage scolaire est l’expérience concrète. Une des manières de réaliser cet exercice consiste dans la pratique de ce que nous venons d’appeler la « lecture antérieure du monde », comprenons cela comme la « lecture du monde » est la « lecture qui précède la lecture du mot et qui précède également la compréhension que l’on en fait dans la vie quotidienne ». La lecture des mots, qui s’effectue également en cherchant à comprendre le texte, et cependant des objets auquel il fait référence, nous renvoie alors à la lecture antérieure du monde. Ce qui me paraît important de clarifier, c’est que la lecture du monde qui est faite à partir de l’expérience sensorielle ne suffit pas. Mais par ailleurs, celle-ci ne peut pas être dépréciée comme inférieure par rapport à la lecture faîte à partir du monde abstrait de concepts qui vont de la généralisation au concret. […]

Maintenant, dépasser l’expérience sensible, en allant au-delà d’elle, c’est accomplir un pas important : c’est atteindre la capacité de généraliser qui caractérise « l’expérience scolaire ». Produire un poterie à partir de la boue, ce n’était pas seulement une manière de survivre, mais également de produire de la culture, de faire de l’art. […]

La manière critique de comprendre et de réaliser la lecture des mots et la lecture du monde n’est pas, d’un côté la négation des langages simples, désarmés, naïfs – elle ne dévalorise pas en intégrant des concepts ceux créés dans la quotidienneté, dans le monde de l’expérience sensible -, mais de l’autre côté, elle ne refuse pas ce que l’on appelle le « langage difficile », impossible, parce qu’il se développe dans des concepts abstraits. Au contraire, la forme critique de compréhension et de réalisation de la lecture d’un texte ou d’un contexte n’exclut aucune de ces deux formes de langage ou de syntaxe. Elle reconnaît que l’auteur, qui utilise un langage scientifique, académique, doit essayer de se rendre accessible, moins fermé, mais clair, moins difficile, plus simple, mais il ne peut pas être simpliste.

Aucun lecteur qui étudie n’a le droit d’abandonner la lecture d’un texte difficile parce qu’il n’a pas compris ce que signifiait, par exemple, le mot épistémologie.

Ainsi, comme le maçon ne peut se passer d’un ensemble d’outils pour son travail sans lesquelles il ne peut assembler les murs de la maison qu’il est en train de construire, de même le lecteur qui étudie à besoin d’instruments fondamentaux qui sont ceux sans lesquels il ne peut pas lire ou écrire sans efficacité : les dictionnaires, en particulier épistémologiques, des livres de conjugaison, de grammaire, de philosophie, des dictionnaires de synonymes et d’antonymes, des encyclopédies. Il peut avoir recours également à la lecture comparative de textes, d’un autre auteur, qui traite du même sujet, mais dont le langage est moins complexe.

Utiliser ces instruments de travail n’est pas, comme parfois on le pense, une perte de temps. Le temps que j’ai utilisé, quand je lis ou écrit, en consultant des dictionnaires et des encyclopédies, dans la lecture de chapitres ou d’extraits de textes qui peuvent m’aider dans la lecture critique d’un thème est un temps fondamental de mon travail, de mon activité plaisante de lire ou d’écrire.

En tant que lecteurs, nous n’avons pas le droit d’espérer, encore moins d’exiger, que les auteurs effectuent leur activité, celle d’écrire, et en même temps la nôtre, à savoir celle de comprendre l’écrit, en expliquant chaque passage, dans le texte ou dans une note de bas de page. Je dois seulement, en tant qu’auteur, écrire de manière simple, ne pas avoir un style lourd, et faciliter la compréhension du lecteur et non en accentuer la difficulté, mais je ne dois pas lui donner des choses toutes faîtes et prêtes.

La compréhension de ce que l’on est en train de lire, d’étudier, n’est pas ainsi, ce serait un miracle. La compréhension est travaillée, est forgée, par celui qui lit, par qui étudie, en étant sujet de la lecture, et l’on doit l’accompagner d’outils pour l’aider. C’est pourquoi, lire, étudier, est un travail patient, raffiné, persistant. Ce n’est pas un travail pour des gens trop pressés ou peu humbles qui, au lieu d’assumer leurs déficiences, les renvoient sur l’auteur-e du livre, en considérant qu’il est impossible à étudier.

Il est nécessaire de clarifier, aussi, qu’il y a une relation nécessaire entre le niveau de contenu du livre et le niveau actuel de formation du lecteur. Ce niveau doit correspondre également à l’expérience intellectuelle du lecteur et de l’auteur. La compréhension de ce qu’on lit a à voir avec cette relation. Quand la distance entre ces niveaux est trop grande, quand l’une n’a rien à voir avec l’autre, tout effort de recherche de compréhension est inutile. Il n’y a pas dans ce cas, de relation entre l’indispensable traitement du thème par l’auteur du livre et sa capacité d’appréhension de la part du lecteur. C’est pour cela qu’étudier est une préparation pour connaître, que c’est un exercice de patience et d’impatience de qui, sans prétendre tout comprendre d’un coup, lutte pour connaître. […]

Je voudrais revenir sur quelque chose auquel j’ai fais référence antérieurement : la relation entre lire et écrire, compris comme des processus qui ne peuvent pas être séparés, comme des processus que l’on doit organiser de telle manière que lire et écrire soient perçus comme nécessaires, comme étant des choses dont aussi bien l’enfant que nous avons besoin, comme l’a dit Vygotsky (1). […]

Dans les cultures lettrées, sans lire et sans écrire, on ne peut pas étudier, chercher à connaître, connaître la substance des objets, connaître critiquement la raison d’être de l’objet. […]

Il est nécessaire que notre corps, qui socialement va devenir agissant, conscient, parlant, lecteur et « écrivain » s’approprie de manière critique cela, sachant que cela fait partie de sa nature, historiquement et socialement construite. Il est nécessaire que nous ne rendions pas seulement compte de ce que nous sommes, mais également que nous nous assumions pleinement comme des être « programmés pour apprendre » dont nous parle François Jacob (2). Il est nécessaire que nous apprenions à apprendre, ce qui veut dire, qu’entre autres choses, nous donnions au langage oral et écrit, à son utilisation, l’importance qui lui est scientifiquement reconnue.

C’est pourquoi, à ceux qui étudient, à ceux à qui l’on enseigne, on impose, à coté de la nécessaire lecture de textes, la rédaction de notes, de fiches de lecture, la rédaction de petits textes sur les lectures que nous faisons. Nous leur faisons lire des bons auteurs, des bons romanciers, des bons poètes, des scientifiques, des philosophes qui n’ont pas peur de travailler leur langue afin de produire de la beauté, de la simplicité et de la clarté.

Si nos écoles, depuis la plus tendre enfance, se donnaient pour travail de stimuler chez les élèves le goût de la lecture et de l’écriture, goût que continuerait d’être stimulé durant tout le temps de la scolarité, il y aurait probablement un nombre moins grand de diplômés qui ne parleraient pas de leur manque d’assurance et de leur incapacité à écrire.

Si étudier n’était pas pour nous presque toujours un fardeau, si lire n’était pas une obligation amère à accomplir, si au contraire, étudier et lire étaient des sources de joie et plaisir d’où résulte également l’indispensable connaissance avec laquelle nous agissons mieux dans le monde, nous aurions un indicateur positif de la qualité de notre système d’éducation.

Cela est un effort qui doit commencer durant la période pré-scolaire, qui doit s’intensifier durant la période d’alphabétisation et continuer sans jamais s’arrêter. […]

En pensant à la relation d’intimité entre penser, lire et écrire, et la nécessité que nous avons de vivre intensément cette relation, j’ai suggéré à qui prétend rigoureusement l’expérimenter qu’au moins, trois fois par semaine, il se donne la tâche d’écrire quelque chose : une note sur une lecture, un commentaire autour d’un fait dont il a pris connaissance dans la presse, à la télévision, peu importe, une lettre à des destinataires fictifs. C’est intéressant de dater ces petits textes et de les garder deux ou trois mois, et ensuite de les soumettre à une évaluation critique.

Personne n’écrit, s’il n’écrit pas, comme personne ne nage, s’il ne nage pas.

[…]

Note :
(1) Vygotsky and Education. Instructional Implications and Applications of sociohistorical Psychology – Edited by Luís C. Moll – Cambridge University Press – First paper back edition – 1p92.
(2) François Jacob – Nous sommes programmé mais pour aprendre. Le Courrier de L’UNESCO – Paris – fevereiro, 1991.

Extraits de la deuxième lettre : Ne laissez pas la peur de la difficulté vous paralyser

[…]

Si je prend un texte, dont je dois travailler la compréhension, je dois savoir :

a) si ma capacité de réponse est à la hauteur du défi du texte que je dois comprendre 

b) si ma capacité de réponse est en-deçà

c) si ma capacité de réponse est au-delà

Si ma capacité de réponse est en-deçà du texte, je ne dois pas et je ne peux pas me permettre que la peur de ne pas comprendre m’immobilise et que je considère mon travail comme impossible à réaliser et que simplement j’abandonne. Si ma capacité de réponse est en-deçà des difficultés de compréhension du texte, je dois, avec l’aide de quelqu’un, et pas seulement du professeur-e qui m’a indiqué la lecture, essayer de dépasser, au moins, certaines des limites qui me rendent difficiles ce travail. Parfois la lecture d’un texte exige une complicité antérieure avec un autre qui nous prépare pour ce pas plus haut.

Une des erreurs les plus funestes que nous pouvons commettre, lorsque nous étudions, en tant qu’élèves et que professeur, est de reculer en face du premier obstacle que nous affrontons. C’est celui de ne pas assumer la responsabilité que la tâche d’étudier nous impose, comme d’ailleurs, quelque tâche que ce soit ou que quelqu’un doit accomplir.

Étudier est une tâche exigeante dont le processus s’accomplit dans une succession de douleurs. Quel plaisir, quelles sensations de victoires, de défaites, de doutes et de joies. Mais étudier, pour cela même, implique la formation d’une discipline rigoureuse que nous formons en nous mêmes, dans notre corps conscient. Cette discipline ne peut nous être donnée ou imposée par personne, sans que cela signifie pour autant méconnaître l’importance du rôle de l’éducateur dans son émergence. En résumé : ou nous sommes sujets de ce processus ou il se transforme en une simple imposition. Ou nous adhérons à l’étude comme à un délice, ou nous l’assumons comme une nécessité et un plaisir, ou les études ne sont qu’un pur fardeau et, ainsi, nous abandonnons au premier tournant.

Plus nous assumons cette discipline, plus nous nous fortifions pour dépasser certaines des menaces sur ce processus et donc sur la capacité d’étudier efficacement.

Une de ces menaces, c’est, par exemple, la concession, que nous faisons à nous-mêmes de ne pas consulter des auxiliaires de travail comme des dictionnaires, des encyclopédies… Nous devrions incorporer à notre discipline intellectuelle l’habitude de consulter ces instruments, au point, que sans eux nous aurions des difficultés pour étudier.

Fuir au premier assaut, c’est permettre que la peur de ne pas arriver à bon port dans la compréhension du texte nous immobilise. De là, à accuser l’auteur-e du texte d’être abscons, il n’y a qu’un pas.

Une autre menace à des études sérieuses, qui est une des formes les plus négatives de tendance à fuir le dépassement des difficultés que nous avons nous personnellement et non pas le texte en lui-même, consiste à proclamer que nous avons compris avec pour seule preuve notre affirmation.

Je n’ai pas à avoir honte du fait de ne pas comprendre ce que je suis en train de lire. […]

Il n’est pas exagéré de répéter que lire comme étude ne consiste pas à passer tranquillement sur des phrases ou des paroles du texte sans préoccupation de là où elles peuvent nous mener.

Une autre menace qui nous guette dans l’accomplissement de cette tâche difficile et plaisante d’étudier, qui résulte du manque de discipline dont j’ai parlé, est la tentation qui nous poursuit pendant la lecture de lâcher les pages imprimées pour voler avec notre imagination bien loin. Nous sommes physiquement avec le livre devant nous, mais nous lisons machinalement. Notre corps est ici, mais notre esprit se trouve loin sur une plage tropicale. De cette manière, réellement, il n’est pas possible d’étudier.

Nous devons être prévenus du fait que rarement le texte se rend facilement à la curiosité du lecteur. Mais par ailleurs, ce n’est pas n’importe quelle curiosité qui pénètre ou se loge dans l’intimité du texte pour dénuder ses vérités, ses mystères, ses insécurités. C’est une curiosité épistémologique – celle qui prenant de la distance avec l’objet – le laisse « s’approcher » avec l’allant et le goût de la dévoiler. Mais cette curiosité fondamentale ne suffit pas. Il est nécessaire qu’en nous servant d’elle nous nous approchions du texte pour l’examiner, que nous nous donnions à lui ou qu’à lui nous rendions. Pour cela, il est nécessaire que nous évitions également d’autre peurs que le scientisme nous a inculqué. La peur de nos sentiments, de nos émotions, de nos désirs, la peur de perdre notre objectivité scientifique. Ce que je sais, je le sais avec mon corps entier : avec mon esprit critique, mais également avec mes sentiments, avec mes intuitions, mes émotions. Ce que je ne peux pas, c’est m’arrêter en me satisfaisant au niveau des sentiments, des émotions et des intuitions. Je dois soumettre les objets de mes intuitions à un traitement sérieux, rigoureux, mais sans jamais les mépriser.

En dernière analyse, la lecture du texte est un transfert entre un sujet lecteur et le texte, comme médiateur de la rencontre entre le lecteur et l’auteur du texte. C’est une composition entre le lecteur du texte et l’auteur dans laquelle le lecteur, s’efforçant avec loyauté vis-à-vis du sens de ne pas trahir l’esprit de l’auteur, « réécrit » le texte. Il n’est pas possible de faire cela sans la compréhension critique du texte, ce qui exige le dépassement de la peur de lire et se donne dans le processus de création de cette discipline intellectuelle dont j’ai parlé.

Nous avons insisté sur cette discipline. Elle a à voir avec la lecture, et pour cela même, avec l’écriture. Il n’est pas possible de lire sans écrire et d’écrire sans lire.

Un autre aspect important, et qui constitue plus un défi pour le lecteur du texte en tant que « récréateur » du texte qu’il lit, est que la compréhension du texte ne se trouve pas déposée, statique, immobilisée dans les pages, en attente que le lecteur les ausculte. Si c’était le cas, on ne pourrait pas dire que lire de manière critique, c’est « réécrire » ce que l’on a lu. C’est pour cela, que j’ai parlé de la lecture comme une composition entre le lecteur et l’auteur dans laquelle la signification plus profonde du texte est également une création du lecteur. Ce point nous conduit à la nécessite de la lecture également comme expérience dialogique, dans laquelle la discussion du texte réalisée par des sujets lecteurs, s’éclaircit, s’illumine et crée une compréhension collective de ce qui est lu. Au fond, la lecture collective fait émerger différents points de vue qui s’exposant les uns au autres enrichissent la production de l’intelligence du texte.

Parmi les meilleures pratiques de lecture que j’ai eu au Brésil et à l’extérieur de celui-ci, je citerai celles que j’ai réalisé en animant un groupe de lecture autour d’un texte.

Ce que j’ai observé, c’est que la timidité face à la lecture et à la peur tendent à être dépassées dans les tentatives d’invention du sens du texte et ce n’est pas seulement sa découverte qui est libératrice.

Avant la lecture en groupe, évidement, je prévois sa préparation : chaque participant fait sa lecture individuelle. Il consulte tel ou tel instrument auxiliaire. Il établit telle ou telle interprétation de l’un ou de l’autre extrait du texte. Le processus de création de la compréhension de ce que l’on est en train de lire, se construit dans le dialogue entre les différents points de vue, autour d’un défi, qui est le noyau de sens de l’auteur. […]

Revenons un peu à cet aspect de la lecture critique selon laquelle le lecteur devient ou va devenir également producteur de la compréhension du texte quand il cherche réellement à parvenir à la compréhension de l’auteur. Il produit une intelligence du texte dans la mesure où cela devient une connaissance que le lecteur a créé et pas une connaissance qui lui a été déposée par la lecture du texte.

[…]

Malheureusement, de manière générale, ce que l’on voit faire dans les écoles, c’est conduire passivement les élèves au texte. Les exercices d’explication de textes tendent à la paraphrase. L’enfant très jeune comprend que son imagination n’intervient pas. C’est presque quelque chose d’interdit, une espèce de pêché. Par ailleurs, sa capacité cognitive est mise au défi de manière déformée. Elle n’est pas invitée d’une part à revivre en imagination l’histoire racontée dans le livre et d’autre part à s’approprier a minima la signification contenue dans le texte.

Ce serait certainement à travers l’expérience de raconter l’histoire, en laissant son imagination, ses sentiments, ses rêves et ses désirs libres de créer, que l’enfant parviendrait à se risquer à produire une intelligence plus complète des textes.

Rien ou presque rien n’est fait dans le sens d’éveiller et de maintenir allumée, vivante et curieuse, la réflexion consciente critique, indispensable à la lecture créatrice, je veux dire à une lecture capable de se dédoubler en réécriture du texte lu.

Cette curiosité, qui doit être stimulée par le ou la professeur-e chez l’élève lecteur, contribue de manière décisive à la production de la connaissance du contenu du texte qui, cette fois, devient fondamental pour la création de son sens.

Il est vrai que si le contenu de la lecture a à voir avec un fait concret de la réalité sociale, historique, ou biologique par exemple, l’interprétation de la lecture ne peut pas trahir le fait. Mais cela ne signifie pas que l’étudiant lecteur doit mémoriser textuellement ce qui est lu et répéter mécaniquement le discours de l’auteur. Cela serait une « lecture bancaire » (1) dans laquelle le lecteur « mangerait » le contenu du texte de l’auteur avec l’aide d’un « professeur nourrisseur ».

J’insiste sur l’indispensable importance de l’éducatrice dans un apprentissage de la lecture qui doit être inséparable de l’écriture : faire des cartes mentales thématiques du texte (2) – qui ne doivent pas être exclusivement réalisées par l’éducatrice, mais également par les apprenants – dévoilant les interactions des thèmes les uns avec les autres dans le fil du discours de l’auteur, le fait d’attirer l’attention des lecteurs sur les citations faites dans le texte et sur leur rôle, l’importance de souligner les moments esthétiques de l’écriture de l’auteur, sa maîtrise de la langue, son vocabulaire et qui implique de dépasser la répétition des mêmes mots trois, ou quatre fois, dans la même page du texte.

Un autre exercice très riche, dont on m’a parlé de temps en temps, même s’il n’est pas mis en place dans les écoles, c’est de permettre que deux ou trois auteurs, de fiction ou non, parlent aux élèves qui les ont lus de la manière dont ils ont produit leurs textes : comment ils ont traité la thématique ou quels sont les cadres qui structurent leurs thématiques, comment ils travaillent leur langage, comment ils recherchent la beauté dans l’expression, dans le description, dans la manière de laisser quelque chose en suspend pour exciter l’imagination du lecteur, comment ils jouent du passage d’un temps à un autre dans leurs histoires. Au final, comment les écrivains se lisent eux-mêmes et lisent les autres écrivains.

(1) Voir Pédagogie des opprimés
(2) Voir Freire, Paulo. Ação cultural para a liberdade e outros escritos – Paz e Terra.

(Traduction du portugais : Irène Pereira – 21/07/16)

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