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Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?

Sur le blog de Samy Johsua, Emmanuelle Adresse une lettre au Ministre de l’Éducation nationale. Dans cette lettre Emmanuelle Johsua, professeure en Lycée professionnel, illustre par cette phrase de Victor Hugo l’avenir dessiné par Monsieur Blanquer pour cette filière populaire.

Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale

J’ai profité de la trêve des confiseurs pour vous écrire ces quelques lignes. Vous semblez si fier de vos réformes qu’il me paraît important de vous mettre en garde. Enseignante en lycée professionnel dans les quartiers nord de Marseille, je me permets de vous écrire pour tirer le bilan de ces trois derniers mois et en particulier du mois de décembre. Nul ne sait quel sera l’avenir mais il est peut-être bon d’éviter de faire les mêmes erreurs que votre Président.

Parce qu’il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

En effet comme lui, vous vous êtes hâté de tout transformer : mise en place de Parcoursup, réforme du lycée général et technologique et transformation de l’enseignement professionnel.

Tel un prophète, marchant sur l’eau, comme votre Président, vous avez organisé un simulacre de concertation et avez contourné toute réelle concertation avec les personnels et leurs organisations syndicales. Lorsque celles-ci disaient « il faut voir » vous traduisiez « ils sont faibles » et lorsque celles-ci s’opposaient comme ce fut le cas au Conseil Supérieur de l’Education où les organisations ont demandé le gel de l’application de la réforme de la Voie Professionnelle à la rentrée 2019, vous n’en avez eu cure. Quand enfin le CNESCO s’est permis de dire que les réformes semblaient mal préparées et allaient amplifier les inégalités sociales, vous l’avez dissout.

Mais début décembre la machine s’est grippée. Des milliers de lycéens ont bloqué leur établissement. Vous leur avez envoyé la police tout en multipliant les communiqués de presse pour dire qu’ils n’étaient qu’une minorité. Quand les lycéens ont refusé de céder vous les avez traités de casseurs et quand la violence liée à leur colère et aux très nombreuses brutalités policières s’est installée, vous nous avez adressé un courrier à nous les enseignant.es pour nous signaler que nous ne devions pas les soutenir.

Et comme rien n’y faisait, la spirale de la violence s’est accélérée. Plus d’une centaine de jeunes se sont retrouvés agenouillés, humiliés, mains sur la tête à Mantes de la Jolie pendant plusieurs heures. Au lieu de protester contre ces images odieuses, vous avez repris mot pour mot les propos du Préfet invoquant des violences sans rapport avec l’action des lycéens pour justifier un acte de répression scandaleux. A cela s’ajoutait les tirs de flash ball, et les joues arrachées, et les yeux crevés. Mais, au lieu de protester, vous avez été seulement « choqué ». Au lieu de protéger cette jeunesse, vous avez laissé les condamnations pleuvoir.

Comme votre Président, vous espérez que ce cri de colère des jeunes des lycées que vos communicants aiment à appeler « périphériques » n’étaient que soubresauts.

Comme votre Président, vous avez observé les lycées parisiens, moins mobilisés, et vous en avez conclu que tout cela passerait.

Comme votre Président, en ne répondant pas, vous avez confirmé tout votre mépris de dominant.

Comme votre président, vous n’avez pas vu que des lycéens de terminales L, S, ES, rejoignaient les STMG et les Lycéens professionnels, que les lycées périphériques rejoignaient les lycées des centres villes, que tous et toutes se retrouvaient dans un mouvement, certes inhabituel mais profond.

Parce qu’on ne détruit pas l’école de Montesquieu et de Hugo, sans que cela se voit.

Mais revenons au fond de vos réformes. Comme vos prédécesseurs, vous avez profité des dysfonctionnements de notre Ecole, pour « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Vous piétinez le principe d’une école égalitaire sur le territoire en réformant le diplôme du bac. Vous piétinez la base d’une école gratuite pour tous et toutes et ce en particulier dans l’enseignement professionnel.

Les lycées professionnels, souvent vus comme une école de la relégation, sont pour beaucoup d’élèves des écoles de la deuxième chance. Des jeunes, meurtris par une scolarité souvent chaotique, se retrouvent dans un lycée qui leur permet d’accéder à une formation sanctionnée par un diplôme. Vous dites que seulement 30 % de bacheliers professionnels réussissent en BTS et seulement 5% obtiennent une licence. Mais comme vous connaissez la maison, vous savez que c’est ce miracle qu’il faudrait souligner. Ces chiffres sont le signe qu’avec plus d’efforts encore, nous pourrions donner une formation polyvalente, qualifiante et de qualité à tous. Si sur 100 élèves, issus le plus souvent de quartiers populaires, c’est-à-dire souvent vivant dans des familles très pauvres, 5 réussissent une licence après être passés par la Voie Professionnelle, c’était cela qu’il fallait souligner. Mais vous faites le contraire.

Avec votre réforme, les futurs bacheliers professionnels n’auront plus que 2h de mathématiques pures ou 2.25 heures de Français, Histoire-Géographie et Enseignement moral et civique. Le reste ce sera des Mathématiques appliquées ou du Français à visée professionnelle. Traduisez : lire des notices, relever des mesures. Qui mettrait son enfant dans une école qui ne donne que deux heure de Français, d’Histoire-Géographie ET d’Enseignement moral et civique ? Personne, sauf s’il y est contraint.

Dès que possible vous poussez tout ce petit monde dans l’apprentissage. Mais « où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit », dirait Victor Hugo ? Nos élèves ont quinze ou seize ans en première. Quel parent souhaite à son enfant de passer des mois entiers de travail éreintant avec seulement cinq semaines de vacances par an ? Quel parent souhaiterait pour son enfant, qu’il monte des murs des jours durant en plein hiver, qu’il tire du câble sur des chantiers en plein soleil, qu’il change des pansements de personnes âgées et soit confronté à la mort dans nos maisons de retraite ou nos EPHAD, qu’il soit en contact avec des produits chimiques, ou avec un chef de cuisine ou un supérieur raciste ou machiste, qu’il ne fasse que le ménage dans des grandes surfaces, qu’il reste des heures durant dans les courant d’air à faire la sécurité ? Quel parent souhaite cela à son enfant ?

Avec le temps qu’il nous a fallu pour interdire le travail des enfants, tout bonnement vous le glorifiez ! Victor Hugo doit se retourner dans sa tombe.

Et non content de faire cela, vous vous moquez avec votre chef d’œuvre ! Quel chef d’œuvre peut-on réaliser en Métiers de la sécurité, en Vente, en Commerce, en Service-Accueil en Tourisme, en Aide à la personne, en Gestion-Administration ?

A l’école, on se forme, on devient un citoyen et quelquefois on apprend un métier et c’est déjà beaucoup.

Mais comme votre Président, vous misez tout sur les premiers de cordée. Vous ouvrez des écoles internationales pour les enfants des cadres de la mondialisation. A celles et ceux d’en haut, on donne tout, à celles et ceux d’en bas, on prend les dernières miettes.

Parce que l’apprentissage est un mythe.

Mais ce n’est pas le seul écueil de l’apprentissage. Contrairement à l’Allemagne, le patronat français n’a aucune tradition de l’apprentissage. Pourquoi d’ailleurs se chargerait-il de former sa jeunesse alors que l’école publique, gratuite et obligatoire le fait à sa place ? Quiconque a cherché un stage pour son enfant en 3° sait à quel point cela peut être difficile. Quiconque a fait un suivi de stage pour un élève, sait à quel point les inégalités sociales y sont flagrantes. Aux enfants de cadre, le stage à l’AFP, aux enfants des classes populaires, la supérette. Et je ne reviendrai pas sur les discriminations à l’apprentissage (moins de filles, moins de jeunes issus des quartiers populaires), parce que vous les connaissez.

Donc, votre réforme ne marchera pas. Est-elle faite pour fonctionner d’ailleurs? J’en doute et même dans les rectorats et les académies on en doute. L’Education Nationale est une grande mais aussi une petite maison. Tout se sait ! Et les silences résignés dans les instances supérieures sont plus éloquents que vos discours.

Voilà Monsieur le Ministre. Je ne suis qu’une petite enseignante mais je me suis permis de vous mettre en garde. Je sais, avec votre pacte sur l’école, bientôt, cela me sera interdit. Pourtant, ces derniers temps, le slogan à la mode est « Qui sème la misère, récolte la colère.» Vous, votre Président et vos communicants devriez entendre ce cri.

Peut-être réussirez-vous ! Vous serez alors le Ministre qui a clos des années d’efforts pour faire une école pour tous. Vous serez celui qui a renoncé. Triste bilan en réalité.

Emmanuelle JOHSUA

Enseignante en Lettres-Histoire-Géographie et Enseignement moral et civique

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