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N’Autre sens de l’école : l’émancipation

L’urgence barre le regard. À force de devoir se défendre des injonctions autoritaires et des ballons de baudruche de la tradition ou du marketing, pris dans un quotidien contraint, tendu, nous en oublions tout horizon émancipateur. Sans compter que cette idée est simplement impensable pour un très grand nombre de nos collègues.

Du coup, nous voilà face au terme très général d’émancipation, une sorte de mantra dont les références aux grands ancêtres, de Paul Robin à Freinet pour la France, ne suffisent pas à combler un certain vide apparent – à la première impression du moins.

Alors, ce serait quoi, l’émancipation ?

D’abord une affirmation de la liberté. Pas la « liberté pédagogique » de ceux qui ne veulent rien changer ou qui ont sim­plement peur – on peut le comprendre – de montrer ce qu’ils font (1). Ce n’est pas non plus le « les professeurs doivent », les « il faut que » des prescripteurs qui, parfois au nom des visées les plus radicales, expliquent aux praticiens comment conduire les élèves vers la liberté. On le sait, les moyens participent de la fin, et on a connu trop de ces prescriptions et de dénonciations « de classe » dans l’histoire réelle pour pouvoir les accepter aujourd’hui.

Cette liberté voulue, comme but et comme chemin, c’est la prise de distance des enfermements. Être conscient que l’on est d’un temps, d’un lieu, d’un milieu social, d’un genre, c’est gagner en liberté. Ce chemin est nécessairement modeste : l’enseignant qui fait mesurer à ses élèves la petite taille de la France ne peut oublier son ignorance des grandes langues de communication de la planète – un autre aspect de l’étroitesse ; peut-être même (on peut rêver) le prof de philo se rend-il compte à quel point il est loin du « connais-toi toi-même ».

Apprendre ?

Ce chemin de liberté est un chemin de savoirs : de ne pas ignorer qu’ils sont situés, socialement marqués et hiérarchisés (les maths avant la musique, malgré leur consanguinité d’autrefois) n’empêche pas de leur donner toute leur importance ; ceux qui luttent aux côtés de personnes illettrées ou analphabètes savent bien de quel poids pèsent les ignorances : savoir parler, écrire, savoir prendre la distance vis-à-vis des discours dominateurs ou déli­rants, demande beaucoup de savoirs et beaucoup de temps, si l’on veut qu’ils soient réfléchis. Ce qui a deux conséquences : que l’acqui­si­tion de ces savoirs se fasse sur un mode interrogatif : pourquoi apprendre, pourquoi apprendre ceci… et comment ça marche ?

Les pédagogies de la découverte ne se justifient pas seulement parce qu’elles suscitent la curiosité les élèves mais parce qu’en les mettant en recherche elles leur donnent une marge de maîtrise – de liberté –, que n’a pas la transmission ex cathedra.

« Tu es donc je suis »

Cette acquisition de savoirs ne se fait pas tout seul. Lieu commun, sauf si l’on précise qu’il ne s’agit pas juste d’un dialogue entre le maître et l’élève, mais d’une interaction forte, même quand elle est muette, entre tous les éléments du groupe-classe et l’enseignant. Donc la néces­si­té de reconnaissance de ce collectif, sous la forme de conseils au fonc­tion­nement égalitaire (2) : si chacun peut être à tour de rôle président ou preneur de notes, l’égalité va de soi ; l’enseignant est l’adulte garant, rien de plus, et s’il y a bien dissymétrie de fonction au cours des apprentissages, il est démuni d’une quelconque supériorité : il lève la main comme tout le monde s’il veut prendre la parole au cours du Conseil.

L’égalité n’est pas l’uniformité : le souvenir me revient de cet élève de Sixième lecteur maladif (c’était son refuge), moqué puis bousculé dans la cour ; le Conseil avait admis – non sans mal il est vrai – son individualité, et les brimades avaient cessé – ; les tristes expériences du passé nous rappellent qu’on a le droit d’être différent : on a le droit de bouder le conseil, on a le droit d’être blond dans une classe de bruns et Tamoul dans une classe d’enfants de parents africains. Liberté, savoirs, égalité, collectif, pratiques… l’émancipation serait ainsi un quotidien très concret et une finalité. Car si nous avons besoin de « quelque chose de plus loin » (3) qui ne soit pas une illusion ou un rêve consolateur, ce ne peut pas être seulement un lendemain, mais un aujourd’hui réfléchi, modeste, travaillé ensemble. ■

Extrait de N’Autre école n° 14, hiver 2019-2020 à commander sur le site de Q2C

Jean-Pierre Fournier, collectif Questions de classe(s)

1. Voir notamment le numéro de juillet de Dialogue, la revue du GFEN, et particulièrement l’article de N. Grataloup.
2. Voir l’ouvrage d’Andrès Monteret sur la pédagogie institutionnelle, à paraître aux éditions Libertalia.
3. Selon le mot de Viktor Frankl, psychologue à la fois proche et rival d’Adler et de Freud.

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