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Les pédagogies libertaires : un mouvement éducatif dépassé ?

Environ un siècle après ce que l’on pourrait qualifier de mouvement anarchiste en pédagogie, ses revendications sont-elles obsolètes ?

Au sens strict, on peut qualifier de pédagogues libertaires, des éducateurs qui lient leurs pratiques éducatives à leur engagement anarchiste. Ce sont ainsi généralement trois personnalités œuvrant avant la Première Guerre mondiale, Paul Robin, Sébastien Faure et Francisco Ferrer, que l’on classe sous cette étiquette. Parmi les éléments que ces derniers mettent en avant figurent la méthode inductive, la mixité ou encore l’éducation sexuelle à l’école. Or on peut se demander si en définitive ces pédagogies n’ont pas été rattrapées par le mouvement de l’histoire ou si elle présentent encore une actualité ? Pour cela, on s’intéressera plus particulièrement ci-dessous aux options défendues par Sébastien Faure, le fondateur de l’expérience éducative alternative La Ruche (1904-1917).

Il est possible de constater en réalité qu’un certain nombre de dimensions prônées par Faure en pédagogie sont loin d’avoir été encore réalisées dans notre système d’enseignement français.

– Critique de la dichotomie entre travail intellectuel et travail manuel : La critique de cette opposition est présente dès l’oeuvre de Pierre Joseph Proudhon qui prône une éducation polytechnique, qui conjoint avec une formation continue, permet à l’ouvrier atteindre la maîtrise des dimensions à la fois manuelles, mais également intellectuelles de l’activité de production.
Cette aspiration à former un être humain dont l’ensemble des capacités ont été développées se retrouve portée par Paul Robin, sous l’expression d’ « éducation intégrale » qu’il promeut au sein de l’AIT (Association internationale des travailleurs).
C’est par exemple sous l’expression « êtres complets » que Faure formule une telle aspiration. Il s’agit pour lui de développer au sein de l’enseignement à la fois des activités manuelles et intellectuelles afin de parvenir non seulement à un adulte dont toutes les capacités sont développées, mais à remettre en cause l’inégalité sociale entre travailleurs intellectuels et manuels.
On peut constater encore aujourd’hui la sous-valorisation au sein du système scolaire français du travail manuel. Il est possible à l’inverse de noter la place accordée au travail en atelier – au travail du bois en primaire par exemple – dans le système scolaire finlandais. Ce système scolaire est régulièrement mis à l’honneur par les comparaisons internationales PISA.

– La remise en cause des système de classement des élèves : Aussi bien Ferrer que Faure remettent en question l’idée de classer les élèves par un système de notation. Faure critique le fait que ce système conduit à naturaliser pour les élèves la hiérarchie sociale. Celle-ci devient la simple conséquence de l’inégalité scolaire : «  Ainsi, ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme quand même ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation ».
La question de la notation est un serpent de mer qui resurgit périodiquement. C’est en particulier le cas en 2012 lorsque le Ministre Vincent Peillon annonce qu’il réfléchi à la question . Là encore, le modèle finlandais est pris en exemple : les enfants ne reçoivent pas de notes jusqu’à l’équivalent du collège.

– Allègement des programmes, place de la mémorisation et du raisonnement, importance de l’oral : Les textes de Faure montrent que le débat autour de l’allègement des programmes ne date pas d’aujourd’hui. Faure prône en outre un enseignement qui donne la première place à la capacité de compréhension des élèves plutôt qu’à leur capacité de mémorisation. Il critique ainsi ce qu’il appelle le « Perroquetisme ». A vrai dire, il ne s’agit pas d’une revendication récente si l’on pense à Montaigne qui énonçait déjà : « Mieux vaut une tête bien faîte, que bien pleine ».
Néanmoins, là encore la comparaison avec le système finlandais conduit à constater que moins que le système français y sont mis en avant les exercices de mémorisation : peu d’apprentissage de récitation par exemple. On ne peut que s’étonner à l’inverse lorsque l’on est professeur de philosophie dans le secondaire du nombre d’élèves qui pensent que l’apprentissage de citations par cœur constitue la meilleure arme pour affronter l’épreuve de baccalauréat.
Enfin Faure insiste sur la participation orale des élèves et leur droit à pouvoir poser des questions, faire des objections autant qu’ils le souhaitent durant le cours. Les préjudices de l’excès en la matière lui paraissent moins grave que l’inverse. Là encore, le système français actuel favorise peu la confiance des élèves en situation d’expression orale.

– Un fort taux d’encadrement : « Peu d’enfant pour un seul maître » constitue une des affirmations que met en avant Faure et qui rejoint les préoccupations syndicales actuelles face à des effectifs de classe qui ne cessent de croître.
Tandis que là encore le modèle finlandais est réputé pour mettre en œuvre un fort taux d’encadrement des élèves. Il est d’autant plus étonnant d’entendre affirmer que le taux d’encadrement ne tient pas tant d’importance dans la réussite des élèves lorsqu’il constitue une différence majeure entre les filières sélectives telles que les classes préparatoires et les cours en amphithéâtre des universités.

– Pour une autogestion pédagogique : Dans la Ruche, telle que la décrit Sébastien Faure, les enseignants et les élèves les plus âgés se retrouvent quotidiennement lors de réunions qui on lieu le soir et où sont traités toutes les informations et décisions qui orientent la vie de l’établissement.
Ces réunions constituent une anticipation des conseils mis en place par exemple dans l’autogestion pédagogique de l’analyse institutionnelle. En cela, les conseils d’administration tels qu’ils existent actuellement sont une version de démocratie éducative bien plus limitée.

– Contre le mécanisme sanction/récompense : Faure critique une éducation qui repose sur l’usage de la « carotte » et du « bâton » qui conduit selon lui à un dressage, mais non pas à une éducation authentique. En effet, il ne s’agit en définitive que d’une pédagogie behavoriste qui repose sur le conditionnement mécanique. A l’inverse, Faure considère que l’éducation authentique présuppose des élèves sujets dotés d’une volonté propre et d’une conscience, accessible à l’argumentation. C’est pourquoi elle repose sur la « persuasion » et non pas sur la contrainte : « Chacun comprend, ici, que l’éducation comporte de la part de l’éduqué l’intervention de sa raison, de son cœur et de sa volonté, et chacun conçoit aussi que cette entrée en scène ne peut se produire que si la raison est éclairée, le cœur ému et la volonté entraînée ».
Cela ne signifie pas que l’enfant soit toujours accessible à la raison, mais le considérer comme un sujet c’est admettre qu’il puisse apprendre par l’expérimentation à faire usage de sa liberté : « Qu’on me permette une comparaison : l’enfant apprend à se bien conduire, comme il apprend à marcher. ». Image que l’on retrouve également chez Kant lorsqu’il décrit le processus qui caractérise l’avènement des Lumières et de la liberté pour un peuple. Méthode que l’on retrouve également mise en avant par Freinet avec le tatonnement expérimental. Cette liberté suppose néanmoins de la part du pédagogue, précise Faure, la mise en place d’un cadre susceptible de sécuriser ces expériences : « Quand il est encore tout petit et que ses jambes le portent à peine, quand il est à craindre qu’à chaque pas il ne fasse une chute ; quand il y a lieu de redouter que cette chute ne lui casse un bras ou ne lui brise une jambe, il est prudent et nécessaire de ne pas le perdre de vue, de le guider, de veiller à ce qu’il ne trébuche pas, de l’éloigner des obstacles, de soutenir sa marche chancelante, et si, malgré toutes les précautions prises, il choit, d’être là pour le relever et lui donner les premiers soins ». Ce qui signifie qu’une telle méthode ne doit pas être confondue avec le laxisme, comme le souligne Faure, ou une forme de non-directivité intégrale.
Là encore, on peut s’étonner comment à l’inverse aujourd’hui les techniques dites de « tenue de classe » (plan de classe, faire lever les élèves, les mettre en rang avant d’entrer…) ont pris le pas sur une telle aspiration.

– Contre les cours de morale, de religion ou d’instruction civique : Alors que le Ministre Vincent Peillon veut réintroduire les cours de morale à l’école à partir de 2015, Faure se montre critique à l’encontre d’un tel enseignement : « la morale ne s’enseigne pas théoriquement ; elle se pratique […] La morale c’est la vie […] La plus grande force moralisatrice, c’est l’exemple ».
L’enfant n’a pas à subir pour Faure ce type d’enseignement car « l’enfant n’appartient ni à son père, ni à son Maître, ni à l’Eglise, ni à l’Etat, mais qu’il s’appartient à lui même ». L’éducation ne doit donc pas viser avant tout la transmission de valeurs idéologiques, mais l’autonomie du sujet.

– Contre l’idéologie de l’enfant « surdoué » : Faure se montre sceptique contre la tendance déjà présente dans la bourgeoisie de son époque à fabriquer des enfants prodiges : « Neuf fois sur dix, citrons dont on a prématurément exprimé tout le jus, ils ne sont par la suite, que des fruits secs ».
Une remarque qui rejoint par certains aspects le travail du sociologue Wilfried Lignier sur la construction sociale par la classe moyenne du statut de l’enfant surdoué : La petite noblesse de l’intelligence – Une sociologie des enfants surdoués (La Découverte, 2012).

Comme ces éléments ont pu le montrer, bien des points défendus par Sébastien Faure restent d’actualité dans un système éducatif français qui se maintient par la reproduction d’une élite scolaire corollaire de la reproduction de l’inégalité sociale des enfants issus des classes populaires et de l’immigration. Mais cela n’est en outre sans doute pas sans lien avec le peu de plaisir que les élèves en France comparativement à ceux des autres pays prennent à l’enseignement qu’ils reçoivent : la France est classée sur ce point 19e sur 25 par une étude de l’OCDE. Faure pour sa part attribuait une mission esthétique à l’enseignement qui peut être vu comme une forme de perfectionnisme éthique : « [par beauté]  je parle de cette physionomie ouverte, expressive et animée [qui] atteste la sincérité et la confiance ».

Bibliographie :

Écrits pédagogiques de Sébastien Faure, Edition du Monde libertaire, 1992.
« La Ruche », article de l’Encyclopédie anarchiste (publiée sous la dir. de Faure).
Sébastien Faure, Propos d’éducateur : modeste traité d’éducation physique, intellectuelle et morale, La brochure mensuelle, n°127-128, juillet-août 1933.
Ferrer i Guardia Francisco, La Escuela Moderna
Violet Renautl, Régénération humaine et éducation libertaire (Mémoire de maîtrise, 2002)

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