Menu Fermer

Les dialogues de pédagogies radicales : L’éducation à la citoyenneté radicale

Les dialogues de pédagogies radicales présentent sous la forme de dialogue une thématique des pédagogies critiques. L’éducation a la citoyenneté radicale renvoie à l’émergence d’une nouvelle forme de citoyenneté chez les jeunes que la pédagogie radicale1 permet de mettre en valeur. Ce dialogue entend renouer le lien entre la philosophie de l’éducation et la philosophique politique à travers les questions : Qu’est-ce que l’éducation à la citoyenneté ? Qu’est-ce qu’un citoyen ou une citoyenne ?

1. Education à la citoyenneté et finalités de l’école

Demande : Qu’est-ce que la citoyenneté radicale ?

Réponse : La notion de citoyenneté radicale désigne un type de citoyenneté qui peut être décrit à partir de l’engagement dans les mouvements sociaux progressistes. On peut en effet voir le militantisme, comme le philosophe Stephen Darcy2, comme « une vertu civique ». Sur le plan empirique, il est possible de décrire la citoyenneté radicale à partir de l’engagement de la jeunesse dans des mouvements écologistes (« grève contre le climat »), féministes (« collectifs nous toutes ») ou encore participation aux mouvements lycéens contre Parcoursup ou la réforme du lycée.
De manière générale, il est possible de dire que peut-être qualifié de citoyen ou de citoyenne radicale une personne qui a un engagement politique non-conventionnel (signature des pétitions, manifestation, action directe non-violente…) afin de défendre les droits humains, la justice sociale et environnementale.
Le terme « radical » est utilisé ici dans le sens anglo-saxon où le radicalisme constitue un courant de la théorie politique à gauche du libéralisme politique3.

D : On peut considérer que l’école s’est donnée traditionnellement comme mission de former des citoyens, même si peut-être ce n’était pas les citoyens « radicaux ».

R : En fait, c’est plus compliqué. Déjà, on ne peut pas dire que pour tous les philosophes de l’éducation, l’école devrait avoir pour objectif de former des citoyens. Mais en outre, les philosophes de l’éducation peuvent considérer que l’éducation et donc l’école n’a pas pour objectif de former des citoyens.
En ce qui concerne la formation à la citoyenneté en France, on peut considérer que son éducation est dominée par le modèle du citoyen républicain qui provient de Rousseau. Pour Rousseau, dans Du Contrat Social, pour qu’une République soit vertueuse, il faut que les citoyens soient habitués à considérer l’intérêt public comme supérieur à leur intérêt privé. Ils doivent être davantage intéressés par la politique que par la recherche de l’enrichissement personnel à travers l’industrie ou le commerce. Aujourd’hui, ce modèle perdure avec « la transmission des valeurs de la République ». En effet, cela consiste à penser, comme c’était d’ailleurs le cas pour Rousseau, qu’une République ne peut se maintenir sans un lien spirituel (pour lui une « religion »), sans des valeurs communes. Cette vertu républicaine reste présente par exemple comme modèle dans la déontologie professionnelle des fonctionnaires.
Mais, l’idée selon laquelle l’école a pour finalité de produire des citoyens n’est pas le seul modèle. Il existe une autre conception qui considère que l’école a pour objectif de former des entrepreneurs. On la trouve initialement chez des penseurs tels que Herbert Spencer ou Edmond Demolins. Pour ces auteurs, la pédagogie traditionnelle ne préparait pas de manière adéquate à cet objectif. Il faudrait une pédagogie plus active pour développer l’esprit d’entreprise. Aujourd’hui, ce modèle est présent par exemple à travers la pédagogie entrepreneuriale. Il s’agit d’un courant pédagogique qui considère que l’objectif est de développer l’esprit d’entreprise et en particulier certaines compétences utiles dans la nouvelle économie : créativité, collaboration, esprit critique constructif, communication.
Comme le modèle républicain reste dominant dans l’école publique française, le modèle entrepreneurial se développe en dehors, ou dans des filières spécifiques de l’Education nationale comme les filières professionnelles, ou à travers un curriculum caché. Ce terme désigne le fait de développer des compétences entrepreneuriales, mais sans le dire explicitement, par exemple à travers certains projets pédagogiques.
Enfin, il existe un autre modèle d’éducation, qui déborde d’ailleurs la forme scolaire, et que l’on trouve dans les pédagogies alternatives, c’est l’idée que l’éducation devrait être tournée vers le développement personnel, l’épanouissement de la personnalité de l’enfant. C’est une thématique que l’on trouve déjà chez Charles Fourrier avec la notion « d’éducation intégrale », mais on peut également la faire remonter au modèle humaniste de la Renaissance, par exemple l’éducation de Gargantua chez Rabelais. Le modèle du développement personnel (dans sa forme actuelle) peut entrer en contradiction avec la citoyenneté républicaine dans la mesure où il peut sembler accorder davantage d’importance au bonheur personnel sur la préoccupation pour la chose publique (res publica). D’ailleurs, cet intérêt pour la recherche du bonheur individuel est présent dans le succès que rencontre actuellement la psychologie positive. D’une certaine manière, développement personnel ou citoyenneté républicaine, c’est un peu l’opposition antique entre les épicuriens, qui vivent dans le Jardin, et les stoïciens, qui s’investissent dans des charges publiques.
Enfin, il est possible de noter que l’on peut sans doute dégager des prémisses historiques à l’éducation à la citoyenneté radicale chez des pédagogues syndicalistes comme Albert Thierry ou Célestin Freinet. Néanmoins, la pédagogie critique ou radicale pour sa part se réfère plutôt à Paulo Freire pour penser à l’éducation à la citoyenneté radicale.

D : Peut-on revenir sur l’éducation à la citoyenneté républicaine sur un plan philosophique ?

R : Comme cela a été dit précédemment, cette conception du citoyen peut être renvoyée à Rousseau. Sur le plan de l’éducation morale, la figure philosophique qui est mobilisée c’est Kant. Chez ces deux penseurs, l’on retrouve une certaine conception de l’autonomie comme obéissance à une règle que l’on s’est prescrite soi-même. De fait, l’éducation morale vise d’abord, dans ce modèle, comme l’a souligné Durkheim, l’intériorisation de la discipline nécessaire à l’obéissance à la loi. Etre un citoyen, c’est d’abord apprendre qu’il faut obéir à la loi républicaine. Ce modèle d’éducation citoyenne, fondée sur l’obéissance à la loi, va néanmoins être nuancée après la 2e Guerre mondiale. Le citoyen doit apprendre qu’il faut obéir à la loi, mais que parfois, dans des cas très rares cependant, il peut être légitime d’y désobéir. Cela dit, la thématique de la «désobéissance civile » vient plutôt de la philosophie libérale, comme chez Locke ou plus récemment Rawls, que de la tradition républicaine.

D : Sur le plan de la moralité, comment peut-on caractériser le modèle de l’entrepreneur ?

R : Il faut comprendre que le modèle de l’entrepreneur n’est pas réservé uniquement à ceux ou celles qui se destinent à devenir chef d’entreprise, à monter des start-up, à devenir auto-entrepreneur… Le modèle de l’entrepreneur devient, comme l’a mis en lumière le philosophe Michel Foucault, un rapport de soi à soi qui est exigé de tout le monde. Chacun est sommé de devenir entrepreneur de soi-même. On peut considérer que sur le plan de l’éducation morale, le modèle entrepreneurial prône une éthique utilitariste. Il y a effectivement une structure commune, comme l’ont souligné les travaux du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), entre le libéralisme économique et l’utilitarisme en éthique. Une des formes d’éducation morale qui peut correspondre à ce modèle, c’est par exemple l’altruisme efficace, défendu par le philosophe utilitariste Peter Singer.
Il est donc possible de s’apercevoir que le modèle du développement personnel et le modèle entrepreneurial semblent diverger en apparence, mais que pourtant ils se retrouvent autour d’une certaine anthropologie individualiste et qu’ils considèrent que l’être humain vise la recherche du bonheur, entendu comme une conception hédoniste (recherche du plaisir). Cela explique aussi pourquoi il y a tout un marché du développement personnel pour adultes. Car le modèle entrepreneurial tend à rechercher la marchandisation de toute réalité.
Le modèle entrepreneurial pose une autre difficulté, mais cette fois relativement à la conception de la « citoyenneté radicale ». En effet, on voit apparaître la thèse suivante4 : les jeunes qui se sont engagés dans les mouvements sociaux ces dernières années seraient des « innovateurs sociaux ». Il y aurait deux figures de l’innovateur social : le militant (ou l’activiste) et l’entrepreneur. Il s’agit de ce fait de présenter la figure de l’entrepreneur comme une figure équivalente et une autre voie possible pour « changer le monde » (pour la praxis de transformation sociale). Cette voie de l’entrepreneur comprend au moins deux sous-branches : l’entrepreneur dans l’économie sociale et solidaire (ESS) d’une part et d’autre part l’entrepreneuriat social. L’entrepreneuriat social se distingue de l’ESS par le fait qu’il introduit les formes du management néolibéral dans l’économie sociale. Il s’agit de rechercher l’efficacité. Sur ce plan, on peut dire que l’entrepreneuriat social entretient des liens avec l’altruisme efficace de Singer. La recherche d’efficacité serait un critère pour orienter l’action altruiste.
La thèse qui sera défendue dans ce dialogue, c’est que pour la pédagogie radicale, la praxis de transformation sociale des militantes ou activistes n’est pas de la même nature que l’innovation sociale de l’entrepreneur. Ou dit autrement, la figure du citoyen et la figure de l’entrepreneur ne doivent pas être confondus. En outre, l’entrepreneuriat social tente de brouiller les lignes entre l’économie du don contre-don et l’économie utilitariste marchande néolibérale, entre la figure du coopérateur (économie coopérative) et la figure de l’entrepreneur.
Il est possible d’affirmer qu’une des caractéristiques de l’économie néolibérale, c’est de produire une confusion sur les catégories de manière à pouvoir étendre la logique marchande. Le rôle de la pédagogie critique est justement d’effectuer une critique conceptuelle de cette confusion et d’effectuer des distinctions, des clarifications conceptuelles.

2. L’école et la question des « éducations à… »

D : Il y a une thèse assez classique dans la philosophie de l’éducation que l’on trouver par exemple chez Condorcet. C’est que l’école devrait se limiter à l’instruction, c’est-à-dire à la transmission de contenus, et ne devrait pas viser l’éducation. Celle-ci au contraire serait le domaine des familles. Confier à l’école publique, et donc à l’État, l’éducation ce serait risquer une forme d’endoctrinement des populations. Comment se situe l’éducation à la citoyenneté radicale face à cette thèse ?

R : Déjà, il faut remarquer que ce problème n’est pas propre à la citoyenneté radicale, mais constitue également un problème pour le modèle de la citoyenneté républicaine. D’ailleurs, l’Education nationale ne s’appelle plus Ministère de l’Instruction nationale.
Néanmoins, pour la citoyenneté radicale, cette question revêt une dimension particulière dans la mesure où certaines causes défendues par le citoyen/ne radicale ne font pas consensus au sein de la société. On peut prendre par exemple le droit des personnes LGBTQI. On peut considérer qu’une partie des familles est en désaccord avec cet objectif. Néanmoins, dans ce cas, est-ce le droit des familles à éduquer librement leurs enfants qui doit primer sur l’éducation à la non-discrimination ? On peut considérer que d’éduquer les enfants aux droits humains est plus important pour faire société.

D : Justement, est-ce que l’éducation à la citoyenneté telle qu’elle est envisagée dans l’éducation à la citoyenneté républicaine et telle qu’elle est envisagée dans l’éducation à la citoyenneté radicale sont équivalentes ? En effet, on peut se demander si l’éducation à la citoyenneté radiale n’est pas moins susceptible de faire consensus ? En définitive, est-ce qu’elle n’est pas trop partisane ?

R : En réalité, l’éducation à la citoyenneté radicale ne se fonde pas sur les opinions politiques individuelles de l’enseignant- ce qui serait par ailleurs en France, une atteinte à l’obligation de neutralité des enseignants.
L’éducation à la citoyenneté radicale s’appuie sur les droits sociaux de la Constitution de 1946, sur les conventions internationales des droits humains et sur les chartes environnementales internationales. D’une certaine manière, l’éducation à la citoyenneté radicale possède une dimension plus universaliste ou cosmopolitique que l’éducation à la citoyenneté républicaine qui s’appuie sur les valeurs de la République Française.
Or ces valeurs ne peuvent avoir une légitimité supérieure aux conventions internationales. Imaginons qu’un gouvernement d’extrême droite prenne le pouvoir en France et décide de redéfinir les valeurs républicaines qui doivent être enseignées aux élèves à l’école. Par exemple, imaginons qu’il instaure une nouvelle valeur qui serait « la préférence nationale ». Dans ce cas, le seul moyen de le contester symboliquement au moins, serait de se référer au droit international de la non-discrimination.
De fait, l’éducation à la citoyenneté radicale ne se fonde pas sur des opinions politiques ou morales, mais sur un droit positif international qui tend à jouer la fonction de « droit naturel ».

D : Mais ne peut-on pas objecter comme l’a fait Alain Beitone que les « éducations à » sont incapables en réalité d’aider à la formation du ou de la citoyenne car ces éducations ne se fondent pas sur des savoirs scientifiques, mais en réalité sur des valeurs. De ce fait, le seul moyen de former véritablement l’esprit critique des futur-e-s citoyen/nes, ce serait de les former aux disciplines scientifiques. Parmi « les éducations à », on peut citer : l’éducation à la citoyenneté, aux droits, à l’égalité, au développement durable, à la sexualité, mais également à l’entrepreneuriat.

R : Comme cela a été dit précédemment, l’éducation à la citoyenneté radicale ne se fonde pas sur des opinions politiques ou morales, mais sur un ensemble de conventions juridiques du droit positif. De ce fait, l’éducation aux droits humains constitue une dimension importante de l’éducation à la citoyenneté radicale.
En ce qui concerne les savoirs scientifiques, ils jouent en rôle important. Mais, cela amène au moins deux remarques. La première, c’est de quels savoirs scientifiques parlons-nous ? Les pédagogies critiques ou radicales s’appuient beaucoup sur les sciences sociales critiques.
Il faut voir que les pédagogues critiques distinguent l’objectivité et la neutralité comme le fait le sociologue et pédagogue critique Boaventura de Sousa Santos. Les pédagogues critiques considèrent qu’il n’y a pas de savoirs neutres. En revanche, l’objectivité est une valeur scientifique. Cependant, plus on se pense neutre, plus on est inconscient de ses biais sociaux, plus on risque de manquer d’objectivité. Il y a donc plutôt une opposition entre neutralité et objectivité.
La deuxième remarque porte sur les enjeux sociaux des savoirs scientifiques. L’éducation à la citoyenneté radicale ou critique n’implique pas seulement que l’on étudie les mathématiques ou la physique, mais également qu’on réfléchisse aux usages sociaux des disciplines scientifiques.

D : Mais tout de même il y a quelque chose qui n’est pas bien clair… Si les pédagogues critiques ne sont pas neutres, et si en plus ils ont un projet que Paulo Freire qualifie lui-même de « politisation » de l’enseignement, alors est-ce que cela ne conduit pas à l’endoctrinement des élèves ?

R : C’est effectivement ce que pense l’extrême-droite au Brésil. Mais paradoxalement, la pédagogie critique de Paulo Freire prospère très bien dans les facs libérales aux Etats-Unis.
Il faut bien comprendre qu’il y a dans la pédagogie de Paulo Freire une composante qui rejoint le pluralisme libéral, c’est l’usage du dialogue. La pédagogie de Paulo Freire est une pédagogie dialogique. De ce fait, l’éthique du pédagogue critique consiste à favoriser l’expression de la pluralité des idées dans la salle de classe.
Ensuite, il y a une deuxième dimension socratique dans la pédagogie freirienne, c’est le questionnement ou problématisation. C’est que le ou la pédagogue critique n’assène pas des leçons dogmatiques sur la justice sociale. Il ou elle passe par des questions qui visent à faire réfléchir à l’existence de rapports sociaux structurels. Cela signifie des questions qui à partir de l’étude de « cas pratiques » permettent une montée en généralité. On peut pour cela s’aider également des sciences sociales critiques qui aident à la conscientisation.

3. L’éducation à la citoyenneté et la pédagogie de projet

D : Il y a une objection que l’on peut faire à l’éducation à la citoyenneté radicale qui expliquerait la confusion avec la pédagogie entrepreneuriale, c’est le recours à la pédagogie de projet. En effet, est-ce qu’il n’y a pas une conception commune dans les deux cas qui consiste à vouloir développer les capacités d’action des élèves. Dans l’école traditionnelle, l’instruction se situe dans l’ordre de la théorie (contemplative). Or la pédagogie entrepreneuriale et la pédagogie radicale visent au contraire à développer les capacités d’agir, d’entreprendre.

R : C’est bien sur cette base par exemple que les tenants de l’innovation sociale veulent assimiler les deux. L’activiste serait un ou une entrepreneuse. La différence c’est que l’activiste entreprend des mouvements sociaux tandis que l’entrepreneur social crée une entreprise. Cependant, les deux viseraient la justice sociale. Néanmoins peut-on être d’accord avec une telle assimilation ?
On peut considérer en réalité que les tenants de l’innovation sociale induisent une confusion entre trois figures historiques : le ou la militante, la ou le coopérateur/trice et l’entrepreneur/se. Si on prend la figure du militant et du coopérateur, on les trouve historiquement liés dans le mouvement ouvrier. Néanmoins, la grammaire de leur éthique d’action est différente pour ces trois figures. L’éthique de l’entrepreneur est utilitariste. Son critère d’action est l’efficacité ou mieux l’efficience. L’éthique du coopérateur est une éthique du don/contre-don (potlatch) : c’est le mutualisme (théorisé par Proudhon). L’éthique du militant ou de l’activiste est « l’éthique de la critique ». Cette éthique a été mise en valeur dans les travaux d’éthiciens comme Robert Starratt ou Lyse Langlois. L’éthique de la critique repose sur le « point de vue d’en bas » ou « parti pris des opprimé-e-s ». Cela veut dire que l’éthique de la critique5 constatant la violation du principe d’égale dignité des personnes fait le choix d’être du côté des opprimé-e-s pour lutter contre les discriminations et les inégalités sociales. L’éthique de la critique partage avec le mutualisme une opposition très forte avec l’utilitarisme qui est au contraire la base de l’éthique entrepreneuriale. Paulo Freire le dit très clairement : « mon éthique n’est pas l’éthique du marché ». Or l’entrepreneur accepte la logique de concurrence du marché. On peut dire qu’il y a un perfectionnisme éthique de l’entrepreneur. Est un grand homme, celui qui réussit à triompher sur le marché.

D : Soit, mais à l’inverse, est-ce que les tenants de la logique économique libérale ne peuvent pas reprocher à l’éducation à la citoyenneté radicale d’être irresponsable. En effet, est-ce que l’école ne devrait pas avoir pour but de former en premier lieu des personnes qui peuvent trouver un emploi sur le marché du travail ?

R : Il paraît au contraire important de ne pas réduire l’éducation à la formation professionnelle. En effet, l’éducation à la citoyenneté est nécessaire car il peut y avoir une contradiction entre être un ou une citoyenne et être un ou une employée. Un exemple qui l’illustre très bien dans nos démocraties contemporaines, c’est la figure du lanceur ou de la lanceuse d’alerte. Il s’agit en effet d’un ou une salariée, qui au nom de sa conscience citoyenne, dénonce une injustice commise par l’entreprise qui l’emploie au nom de l’intérêt général. Il est donc de ce fait important que l’école ne réduise pas sa mission à l’instruction et à la formation professionnelle, mais qu’elle intègre une éducation à la citoyenneté qui permet une distance critique relativement à l’assujettissement salarial.

D : Comme on l’a vu précédemment très brièvement, les pédagogues critiques semblent marquer une méfiance par rapport aux pédagogies alternatives, en particulier dans leurs relations avec le néolibéralisme. Est-ce qu’on peut revenir sur ce point ?

R : Les pédagogies critiques considèrent effectivement qu’il y une relation souterraine entre le néolibéralisme et les pédagogies alternatives à travers ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont appelé la « critique artiste ». Le management néolibéral a récupéré des dimensions de la critique artiste qui sert de fondement aux pédagogies alternatives. Ces valeurs sont en particulier présentes dans les nouvelles classes moyennes intellectuelles. Les pédagogies alternatives, comme le néolibéralisme, reposent sur une anthropologie individualiste, et non pas sociale et relationnelle.
Or les pédagogues critiques considèrent que l’être humain ne peut être pensé qu’en situation. Cela veut dire qu’on ne peut le penser qu’en prenant en compte les conditions socio-économiques. En outre, la constitution du sujet chez Freire est, non pas monologique, mais dialogique. Paulo Freire est influencé en cela par Martin Buber et Karl Jaspers.
De ce fait, Paulo Freire estime que l’on ne peut jamais s’émanciper seul, mais que l’émancipation est toujours un processus collectif. Il ne peut y avoir d’émancipation individuelle, sans émancipation sociale, ni émancipation sociale, sans émancipation individuelle.
Il faut donc faire attention à la notion d’émancipation. Il ne suffit pas qu’un pédagogie proclame qu’elle est émancipatrice. Car il est possible de se référer uniquement à une émancipation individuelle. Il s’agit également de se référer à un processus d’émancipation sociale pour que l’on puisse parler de pédagogie radicale.

D : En quoi consiste concrètement l’éducation à la citoyenneté radicale dans le cas de la pédagogie critique ?

R : Il ne s’agit pas de rentrer ici dans les détails6. Mais de rappeler deux dimensions importantes. La première, c’est la conscientisation. Celle ci ne désigne pas une simple prise de conscience, mais le développement de la conscience sociale critique. Cela signifie une montée en généralité vers les origines systémiques des situations d’injustice. La deuxième dimension est le développement de la praxis c’est à dire de la capacité de transformation sociale. Ces deux dimensions renvoient à la différence entre l’empowerment néolibéral et l’empowerment radical7 : on peut en effet distinguer deux critères – la prise en compte des rapports sociaux et le caractère collectif.

4. Education à la citoyenneté radicale et inégalités sociales

D : Le sociologue Basile Bernstein distingue les pédagogies visibles (explicites) et invisibles (actives)8. Il distingue quatre types de pédagogies : les pédagogies individualistes – invisibles progressistes et visibles conservatrices – et les pédagogies radicales qui se divisent elles aussi en visibles et invisibles. Il classe les pédagogies critiques de Paulo Freire et Henry Giroux dans les pédagogies radicales invisibles. De ce fait, ne peut-on pas considérer que les pédagogies critiques conduisent à creuser les inégalités socio-scolaires ? Ou dit autrement est-ce que l’accent mis sur l’éducation à une citoyenneté radicale n’aurait pas comme effet indirectement de favoriser la reproduction des inégalités socio-scolaires ?

R : Paulo Freire n’a jamais dit en tant que tel, surtout à la fin de sa vie lorsqu’il est confronté au Brésil avec la pédagogie socio-critique des contenus, que la pédagogie devait être nécessairement invisible et renoncer à la transmission de contenus9. Ce qui pose problème à Freire, c’est plutôt que la pédagogie s’en tienne là sans discussion critique du contenu qui est proposé par les programmes.

D : Mais ne peut-on pas considérer que pour développer une conscience critique, il faut déjà avoir acquis et maîtriser les connaissances ? Dit autrement, est-ce que l’on peut discuter de manière critique des savoirs que l’on ne maîtrise pas ? Est-ce que le type d’éducation critique proposée par la pédagogie critique n’est pas en réalité réservée à des étudiants déjà relativement avancés ?

R : Il y a effectivement deux conceptions aujourd’hui en éducation. Une première approche est étapiste : elle tend à considérer qu’il faut d’abord maîtriser les compétences de bas niveau pour ensuite développer les compétences de haut niveau intellectuel. Il y a des arguments en faveur de cette thèse, mais elle n’est pas entièrement validée. Par exemple, cette théorie affirme que pour être bon en rédaction, il faut d’abord maîtriser l’orthographe. Ce qui est discutable : il y a beaucoup d’intellectuels qui sont en réalité assez mauvais en orthographe. Il existe une autre conception que l’on peut qualifiée de simultanée. Il faut développer à la fois les compétences de bas et de haut niveau. Cela signifie que l’on peut prendre des moments délimités pour organiser des séances de discussion réflexives telles que des discussions à visée philosophique. Cela ne veut pas dire que tout l’enseignement doit prendre nécessairement la forme d’une pédagogie radicale invisible. On peut également considérer que la pédagogie radicale visible à sa place pour lutter contre les inégalités socio-scolaires.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *