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Les contradictions de la mixité sociale à l’école, Choukri Ben Ayed (entretien)

Nous vous proposons un entretien en version “longue” initialement paru dans une version plus ramassée dans le 2ème numéro de la revue N’Autre école – Questions de classe(s) avec Choukri Ben Ayed à propos de son livre sur la mixité sociale à l’école.

Choukri Ben Ayed, La Mixité sociale à l’école : Tensions, enjeux, perspectives, Armand Colin (Sociétales), 2015, 223 p., 22,50 €.

Sociologue et chercheur engagé, Choukri Ben Ayed a publié au printemps dernier La mixité sociale à l’école. Tensions, enjeux, perspectives (Armand Colin, 2015). Nous lui avons demandé de revenir dans cet entretien sur la notion de mixité sociale, sa définition, ses enjeux mais aussi ses limites.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Ton étude s’ouvre – et cela peut peut-être exiger une petite explication – sur un retour historique sur la naissance de l’institution scolaire française et la manière dont elle s’est élaborée avant tout dans une logique de ségrégation. Tu cites à ce propos Patrick Dubois « Pour bien comprendre le ferment de ces logiques ségrégatives, il faut combiner deux aspects : la conception naturalisante du rapport à l’école des républicains et l’anticipation des risques d’une éducation émancipatrice pour tous sur le maintien de l’ordre social. Les principes sur lesquels s’est fondée l’école républicaine sont le mérite et l’élitisme. La fonction de l’école n’était donc pas la diffusion la plus large possible du savoir mais la détection des plus méritants. » En quoi ce rappel est-il indispensable pour expliquer la situation 150 ans plus tard ?

Choukri Ben Ayed – Il m’est apparu important de situer la question de la mixité sociale à l’école dans le cadre de l’histoire scolaire en remontant notamment aux fondements de l’élitisme et de la méritocratique républicaine. Ces deux principes sont solidaires des logiques de classements, de hiérarchies, et de séparatismes scolaires qui se perpétuent jusqu’aujourd’hui. Les travaux d’historien de Patrick Dubois nous éclairent fortement, ils mettent au jour la tonalité des débats parlementaires d’il y a en effet 150 ans où les euphémismes n’étaient pas de mise comme aujourd’hui et où les propos ouvertement ségrégatifs et disqualifiants à l’égard des enfants « du peuple » étaient légion. La reproduction de la ségrégation scolaire, sous ses différentes formes (académique, spatiale), n’est donc pas une anomalie, un accident de l’histoire, un dysfonctionnement, mais bien le produit d’un projet politique visant à mettre à l’index toute velléité d’école unique, commune. La question de fond est donc : au-delà des réformes, avons nous réellement rompu avec ce modèle de politique scolaire ? La réponse est non.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Le mot même de « mixité sociale » est entaché d’ambiguïtés que tu exposes avec précision. En quoi cette notion est-elle devenue pour certain, on pense à la politique éducative sous Nicolas Sarkozy sur laquelle tu reviens longuement – un instrument idéologique ?

Choukri Ben Ayed – En effet le statut même de la notion de mixité sociale est très ambigu. J’insiste en début d’ouvrage sur les détournements dont elle a pu faire l’objet notamment dans les politiques urbaines, où certains auteurs (comme Sylvie Tissot) montrent comment ce mot d’ordre a été imposé par les experts des politiques urbaines et a contribué à produire les effets contraires de ceux annoncés : ciblage et stigmatisation de certaines populations, regroupements selon l’origine, etc. Il était important, dès lors que la notion se développe dans l’espace scolaire, de tenir compte de ces précédents et d’insister sur le fait que la mixité est une notion faussement consensuelle.

Dans l’espace scolaire, les risques d’instrumentalisation et de dérives sont également bien présents, à commencer par les impensés et les implicites que suscite cette notion. Ses usages peuvent en effet varier de conceptions humanistes, jusqu’à d’autres bien plus condescendantes à l’égard des élèves de classes populaires, notamment issues de l’immigration. Beaucoup associent la notion de mixité à l’idée que la fréquentation de ces élèves de la « bonne » culture, celle jugée légitime portée par les classes moyennes et supérieures, serait susceptible de les « élever », un peu comme si eux-mêmes n’étaient porteurs que d’une sous-culture. Voilà un vieux débat qui ressurgit. Il est rare que les acteurs politiques, institutionnels prônent le contraire : et si la fréquentation des classes populaires par ceux issus de classes favorisées constituait également un enrichissement ? Voilà certains exemples de non-dits derrière les apparences trompeuses d’un militantisme en faveur de la mixité.

D’autres formes d’instrumentalisation sont également à l’œuvre, celui qui a consisté à associer mixité et assouplissement de la carte scolaire est particulièrement exemplaire. La notion de mixité a contribué à reconditionner les logiques d’élitisme et de méritocratie puisque le fond de la politique d’assouplissement était de faire cohabiter une doxa libérale (libre choix de l’école), et un vernis social, en considérant que ce libre choix profiterait prioritairement aux élèves les plus démunis. Il n’en n’a rien été, on a bien vu que les élèves qui sont parvenus à quitter l’établissement de secteur étaient ceux qui disposaient avant tout d’un bon dossier scolaire. A la façon des politiques urbaines, la mixité autorise ainsi des logiques de tri et de sélection, c’est ce que j’appelle la mixité choisie.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Dans le même temps, et malgré ta posture critique tu fais figurer la mixité sociale dans le titre de ton ouvrage. Est-ce à dire que tu la reprends à ton compte ? En quoi se différencie-t-elle, par exemple, de « l’égalité sociale » ?

Choukri Ben Ayed – L’usage du terme par le sociologue pose en effet problème. Cette sémantique n’est en effet pas suffisamment rigoureuse et trop proche de catégories spontanées pour pouvoir en faire un usage sociologique. L’ouvrage d’ailleurs propose des conceptualisations alternatives qui mettent davantage l’accent sur les processus ségrégatifs, voire discriminatoires. On observe cependant que la sémantique de la mixité est reprise à présent par les populations de certains quartiers populaires elles-mêmes, comme à Montpelier ou Marseille, débordant largement les politiques. Il faut en tenir compte. Si j’ai choisi le terme de mixité dans le titre, c’est pour essayer d’être audible, de me glisser dans les catégories d’Etat pour mieux les déconstruire.

Concernant la relation entre mixité et égalité sociale, c’est un peu complexe. J’insiste dans l’ouvrage pour dire que la mixité n’est pas toute la question scolaire. Il s’agit d’une focale relativement modeste, il s’agit d’interroger les modalités de répartition des élèves dans les établissements scolaires et dans les classes. C’est à la fois très important, mais toute la question égalitaire ne peut se réduire à cette approche, c’est d’ailleurs ce sillon que certains creusent pour mieux occulter d’autres enjeux fondamentaux. En revanche, cette « simple » question de l’affectation peut-être lourde de sens lorsqu’elle est révélatrice de la vision portée sur les élèves. Ainsi lorsque j’essaie de dégager certaines acceptions de la notion de mixité, j’insiste sur l’une d’entre elle, bien minoritaire, que je qualifie d’humaniste pour montrer que celle-ci ne conditionne l’égalité entre les élèves à aucune autre qualité que celle d’élève sans autre forme de hiérarchie ou de catégorie. On a bien là un lien entre mixité et égalité. Cependant les problématiques de composition d’établissements et de classes, pour essentielles qu’elles soient, ne sont que les conditions de l’action scolaire pas la finalité, j’insiste.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – A te lire, on en vient à douter de la volonté du pouvoir de changer cette situation ségrégative malgré l’inflation de réformes en tout genre, toujours au nom de la lutte contre les inégalités… comment analyses-tu, en tant que sociologue, ces discours sur l’égalité ?

Choukri Ben Ayed – L’important est de comprendre les éléments de blocages, les décalages entre les discours et les réalisations. C’est là que le travail de recherche prend corps. On observe par exemple depuis plusieurs décennies, une dilution des rôles et des responsabilités entre le niveau national, local, infra-local, etc. Il nous manque cependant des corpus pour comprendre le fond les choses. A côté des travaux qui s’attachent à interpréter le sens des lois sur l’éducation et de ceux qui s’intéressent au niveau micro, il y a des chaînons manquants. Quelles sont les véritables composantes des lois ? Leur fabrication ne devrait-elle pas être examinée plus finement ? Notamment le rôle subtil des amendements, des formulations complexes qui anticipent toutes velléités de transformations réelles ou qui diluent les actions dans un aréopage de contrats, de partenariats, de renvoi à de multiples acteurs etc ? Quel est l’impact des rapports de force politiques, entre le politique et la haute administration scolaire, et au sein des cabinets ministériels eux-mêmes ? Ces questions sont rarement étudiées dans le champ éducatif alors qu’elles le sont dans d’autres domaines.

Dans le champ éducatif, en raison d’un fort légitimisme, on a trop tendance à considérer la loi comme la panacée en occultant le rôle réel des arbitrages, des influences et des jeux d’acteurs complexes. D’autres éclairages seraient encore nécessaires concernant les multiples médiations et filtres entre le vote des lois et les applications, dans le meilleur des cas. Il y a encore de nombreuses boites noires à explorer qui nous renseigneraient sur les mécanismes de perpétuation des inégalités. Car si l’activisme institutionnel et législatif est bien présent, les résultats eux sont loin d’être à la hauteur.

Un dernier champ d’investigation qui me paraît délaissé concerne celui de l’économie de l’éducation. Quand est-il de la « redistribution éducative », comme le postulent les politiques d’éducation prioritaires notamment ? Il est tout à fait surprenant que l’information en la matière soit si pauvre concernant les investissements réels au-delà même de l’éducation prioritaire. De quels chiffres disposons nous réellement ? Il est surprenant par exemple, encore aujourd’hui, que pour connaître les inégalités d’engagements financiers des municipalités dans l’éducation il faille en passer par des sources syndicales. Pourquoi ne disposons nous pas de sources officielles ? Sur un sujet comme les inégalités globales de coûts de l’éducation selon l’origine sociale des élèves et la localisation géographique, les seules sources disponibles sont les rapports de la Cour des comptes ou certaines publications trop rares de l’INSEE. Pourquoi les chercheurs n’abordent-ils pas plus frontalement ces questions ?

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Si tu dénonces l’inefficacité d’un certain nombre de mesures – en premier lieu l’assouplissement de la carte scolaire voulue par la droite et confirmée par la gauche – on lit en creux les solutions que tu pourrais préconiser. Quelles sont-elles et quelle place attribues-tu aux transformations plus spécifiquement pédagogiques ?

Choukri Ben Ayed – Pour résumer je préconise tout d’abord que le ministère se dote d’indicateurs précis permettant de mesurer l’état et l’évolution de la ségrégation dans chaque établissement. En second lieu il conviendrait de remettre à plat toutes les mesures qui ont contribué à exacerber les hiérarchies et les fragmentations entre établissements, telles que les options, l’assouplissement de la carte scolaire, et la place de l’enseignement privé, pour ne citer que ces exemples. Il faudrait tendre à une plus grande homogénéisation de l’offre scolaire et limiter ainsi les motifs de fuite et d’évitement des familles. Dans ce contexte un véritable renforcement des moyens d’enseignement dans les établissements les plus en difficulté est incontournable. Il faudrait par ailleurs remettre à plat toute la question de la sectorisation scolaire, qui relève d’une complexité extrême, et qui confine à l’impuissance : sectorisation différente selon les niveaux d’enseignement, répartition différente des rôles et des responsabilités, on s’y perd.

Prenons des exemples : aujourd’hui les municipalités ont une totale liberté sur la sectorisation du premier degré. Le ministère ne dispose pas même d’une liste des communes et des zones sectorisées et non sectorisées. Il ne dispose pas non plus de moyens de pression sur les municipalités qui s’acquitteraient totalement de toute forme de sectorisation. Au niveau des collèges la situation n’est guère plus réjouissante. Le ministère ne dispose pas non plus d’une carte des secteurs, localement il est aussi parfois difficile de l’obtenir. Depuis 2004, avec le transfert de la sectorisation aux Conseils généraux, le niveau national a également perdu toute possibilité d’action en ce domaine. Le premier pan de mes propositions consiste à remettre à plat ces répartitions incohérentes des compétences, inefficaces pour mener une politique de lutte contre les ségrégations, et qui incitent d’avantage au renvoi de la patate chaude.

Il me paraît nécessaire de revoir de façon globale ces répartitions de compétences avec un rôle beaucoup plus fort de l’État s’il souhaite mettre en adéquation ses discours et ses pratiques. Je ne néglige pas que le niveau local ait un rôle joué. Localement par exemple les opérations de resectorisation et d’affectation des élèves devraient se faire à « ciel ouvert » dans des instances collégiales, réunissant élus et administration scolaire et associant très étroitement les familles (de toutes appartenances affiliées ou non à des associations de parents d’élèves) ainsi que les représentants des personnels.

Sur ces enjeux de lutte contre les ségrégations la place de la pédagogie est double. Les enseignants doivent bien évidemment pouvoir exercer dans d’égales conditions quelque soit l’établissement de lequel ils sont affectés. Ceci serait gage également d’une égalité de traitement des élèves. La pédagogie aurait un rôle à jouer pour dissiper les craintes de certaines familles, contribuer à ouvrir les élèves sur les problématiques d’altérité, traiter cette question avec une certaine sérénité. Pour cela il faut que les enseignants soient correctement formés à ces questions, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Quels sont des futurs projets de recherche ?

Choukri Ben Ayed – Ils s’attachent à travailler plusieurs questions. Il s’agit en premier lieu de comprendre les effets de certaines décisions locales sur les ségrégations. En tablant sur la durée peut-on objectiver l’impact de mesures de resectorisation par exemple ? A quelles conditions celles-ci peuvent-elles être efficaces et transposables ? Un autre aspect de ces recherches concerne le premier degré, peu étudié sous l’angle ségrégatif. Il s’agit d’explorer la façon de construire des indicateurs de ségrégation, d’objectiver l’impact des choix ou non choix de sectorisation des municipalités et enfin d’observer les relations entre ségrégation des écoles et des collèges.

Enfin un dernier chantier consiste à interroger certaines propositions, qui fleurissent, consistant à prôner par exemple des politiques de quota dans les établissements scolaires. Ces propositions à l’égard desquelles je nourris des doutes et des réserves, méritent d’être interrogées pleinement : comment envisager ces perspectives d’un point de vue éthique, philosophique, voire juridique ? Quel pourrait être l’impact de ces mesures sur le sentiment d’appartenance d’élèves déjà mis à l’écart en raison de leurs origines ? Comment pourrait on déjà en anticiper les effets pervers ? Sur ces différentes questions nous aurions tort d’isoler l’école du reste du monde et la sociologie de l’éducation d’autres disciplines qui ont déjà mis au travail ces interrogations dans des domaines comme l’emploi ou le logement. C’est une de mes préoccupations que de documenter et surtout de décloisonner certains problèmes. Je doute que la lutte contre les ségrégations ne passe par des mesures « choc », spectaculaires, mais davantage par des transformations de fond de l’institution scolaire. ? Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C.

Le numéro 2 de la revue N’Autre école – Questions de classe(s) est toujours disponible, à commander ici : http://www.questionsdeclasses.org/?Commandes-et-abonnement-a-notre

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Les contradictions de la mixité sociale à l’école : Entretien avec Choukri Ben Ayed

Nous vous proposons un entretien en version “longue” avec Choukri Ben Ayed sur la mixité sociale à l’école, entretien initialement paru dans une version plus ramassée dans le 2ème numéro de la revue N’Autre école – Questions de classe(s).

Sociologue et chercheur engagé, Choukri Ben Ayed a publié au printemps dernier La mixité sociale à l’école. Tensions, enjeux, perspectives (Armand Colin, 2015). Nous lui avons demandé de revenir dans cet entretien sur la notion de mixité sociale, sa définition, ses enjeux mais aussi ses limites.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Ton étude s’ouvre – et cela peut peut-être exiger une petite explication – sur un retour historique sur la naissance de l’institution scolaire française et la manière dont elle s’est élaborée avant tout dans une logique de ségrégation. Tu cites à ce propos Patrick Dubois « Pour bien comprendre le ferment de ces logiques ségrégatives, il faut combiner deux aspects : la conception naturalisante du rapport à l’école des républicains et l’anticipation des risques d’une éducation émancipatrice pour tous sur le maintien de l’ordre social. Les principes sur lesquels s’est fondée l’école républicaine sont le mérite et l’élitisme. La fonction de l’école n’était donc pas la diffusion la plus large possible du savoir mais la détection des plus méritants. » En quoi ce rappel est-il indispensable pour expliquer la situation 150 ans plus tard ?

Choukri Ben Ayed – Il m’est apparu important de situer la question de la mixité sociale à l’école dans le cadre de l’histoire scolaire en remontant notamment aux fondements de l’élitisme et de la méritocratique républicaine. Ces deux principes sont solidaires des logiques de classements, de hiérarchies, et de séparatismes scolaires qui se perpétuent jusqu’aujourd’hui. Les travaux d’historien de Patrick Dubois nous éclairent fortement, ils mettent au jour la tonalité des débats parlementaires d’il y a en effet 150 ans où les euphémismes n’étaient pas de mise comme aujourd’hui et où les propos ouvertement ségrégatifs et disqualifiants à l’égard des enfants « du peuple » étaient légion. La reproduction de la ségrégation scolaire, sous ses différentes formes (académique, spatiale), n’est donc pas une anomalie, un accident de l’histoire, un dysfonctionnement, mais bien le produit d’un projet politique visant à mettre à l’index toute velléité d’école unique, commune. La question de fond est donc : au-delà des réformes, avons nous réellement rompu avec ce modèle de politique scolaire ? La réponse est non.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Le mot même de « mixité sociale » est entaché d’ambiguïtés que tu exposes avec précision. En quoi cette notion est-elle devenue pour certain, on pense à la politique éducative sous Nicolas Sarkozy sur laquelle tu reviens longuement – un instrument idéologique ?

Choukri Ben Ayed – En effet le statut même de la notion de mixité sociale est très ambigu. J’insiste en début d’ouvrage sur les détournements dont elle a pu faire l’objet notamment dans les politiques urbaines, où certains auteurs (comme Sylvie Tissot) montrent comment ce mot d’ordre a été imposé par les experts des politiques urbaines et a contribué à produire les effets contraires de ceux annoncés : ciblage et stigmatisation de certaines populations, regroupements selon l’origine, etc. Il était important, dès lors que la notion se développe dans l’espace scolaire, de tenir compte de ces précédents et d’insister sur le fait que la mixité est une notion faussement consensuelle.

Dans l’espace scolaire, les risques d’instrumentalisation et de dérives sont également bien présents, à commencer par les impensés et les implicites que suscite cette notion. Ses usages peuvent en effet varier de conceptions humanistes, jusqu’à d’autres bien plus condescendantes à l’égard des élèves de classes populaires, notamment issues de l’immigration. Beaucoup associent la notion de mixité à l’idée que la fréquentation de ces élèves de la « bonne » culture, celle jugée légitime portée par les classes moyennes et supérieures, serait susceptible de les « élever », un peu comme si eux-mêmes n’étaient porteurs que d’une sous-culture. Voilà un vieux débat qui ressurgit. Il est rare que les acteurs politiques, institutionnels prônent le contraire : et si la fréquentation des classes populaires par ceux issus de classes favorisées constituait également un enrichissement ? Voilà certains exemples de non-dits derrière les apparences trompeuses d’un militantisme en faveur de la mixité.

D’autres formes d’instrumentalisation sont également à l’œuvre, celui qui a consisté à associer mixité et assouplissement de la carte scolaire est particulièrement exemplaire. La notion de mixité a contribué à reconditionner les logiques d’élitisme et de méritocratie puisque le fond de la politique d’assouplissement était de faire cohabiter une doxa libérale (libre choix de l’école), et un vernis social, en considérant que ce libre choix profiterait prioritairement aux élèves les plus démunis. Il n’en n’a rien été, on a bien vu que les élèves qui sont parvenus à quitter l’établissement de secteur étaient ceux qui disposaient avant tout d’un bon dossier scolaire. A la façon des politiques urbaines, la mixité autorise ainsi des logiques de tri et de sélection, c’est ce que j’appelle la mixité choisie.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Dans le même temps, et malgré ta posture critique tu fais figurer la mixité sociale dans le titre de ton ouvrage. Est-ce à dire que tu la reprends à ton compte ? En quoi se différencie-t-elle, par exemple, de « l’égalité sociale » ?

Choukri Ben Ayed – L’usage du terme par le sociologue pose en effet problème. Cette sémantique n’est en effet pas suffisamment rigoureuse et trop proche de catégories spontanées pour pouvoir en faire un usage sociologique. L’ouvrage d’ailleurs propose des conceptualisations alternatives qui mettent davantage l’accent sur les processus ségrégatifs, voire discriminatoires. On observe cependant que la sémantique de la mixité est reprise à présent par les populations de certains quartiers populaires elles-mêmes, comme à Montpelier ou Marseille, débordant largement les politiques. Il faut en tenir compte. Si j’ai choisi le terme de mixité dans le titre, c’est pour essayer d’être audible, de me glisser dans les catégories d’Etat pour mieux les déconstruire.

Concernant la relation entre mixité et égalité sociale, c’est un peu complexe. J’insiste dans l’ouvrage pour dire que la mixité n’est pas toute la question scolaire. Il s’agit d’une focale relativement modeste, il s’agit d’interroger les modalités de répartition des élèves dans les établissements scolaires et dans les classes. C’est à la fois très important, mais toute la question égalitaire ne peut se réduire à cette approche, c’est d’ailleurs ce sillon que certains creusent pour mieux occulter d’autres enjeux fondamentaux. En revanche, cette « simple » question de l’affectation peut-être lourde de sens lorsqu’elle est révélatrice de la vision portée sur les élèves. Ainsi lorsque j’essaie de dégager certaines acceptions de la notion de mixité, j’insiste sur l’une d’entre elle, bien minoritaire, que je qualifie d’humaniste pour montrer que celle-ci ne conditionne l’égalité entre les élèves à aucune autre qualité que celle d’élève sans autre forme de hiérarchie ou de catégorie. On a bien là un lien entre mixité et égalité. Cependant les problématiques de composition d’établissements et de classes, pour essentielles qu’elles soient, ne sont que les conditions de l’action scolaire pas la finalité, j’insiste.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – A te lire, on en vient à douter de la volonté du pouvoir de changer cette situation ségrégative malgré l’inflation de réformes en tout genre, toujours au nom de la lutte contre les inégalités… comment analyses-tu, en tant que sociologue, ces discours sur l’égalité ?

Choukri Ben Ayed – L’important est de comprendre les éléments de blocages, les décalages entre les discours et les réalisations. C’est là que le travail de recherche prend corps. On observe par exemple depuis plusieurs décennies, une dilution des rôles et des responsabilités entre le niveau national, local, infra-local, etc. Il nous manque cependant des corpus pour comprendre le fond les choses. A côté des travaux qui s’attachent à interpréter le sens des lois sur l’éducation et de ceux qui s’intéressent au niveau micro, il y a des chaînons manquants. Quelles sont les véritables composantes des lois ? Leur fabrication ne devrait-elle pas être examinée plus finement ? Notamment le rôle subtil des amendements, des formulations complexes qui anticipent toutes velléités de transformations réelles ou qui diluent les actions dans un aréopage de contrats, de partenariats, de renvoi à de multiples acteurs etc ? Quel est l’impact des rapports de force politiques, entre le politique et la haute administration scolaire, et au sein des cabinets ministériels eux-mêmes ? Ces questions sont rarement étudiées dans le champ éducatif alors qu’elles le sont dans d’autres domaines.

Dans le champ éducatif, en raison d’un fort légitimisme, on a trop tendance à considérer la loi comme la panacée en occultant le rôle réel des arbitrages, des influences et des jeux d’acteurs complexes. D’autres éclairages seraient encore nécessaires concernant les multiples médiations et filtres entre le vote des lois et les applications, dans le meilleur des cas. Il y a encore de nombreuses boites noires à explorer qui nous renseigneraient sur les mécanismes de perpétuation des inégalités. Car si l’activisme institutionnel et législatif est bien présent, les résultats eux sont loin d’être à la hauteur.

Un dernier champ d’investigation qui me paraît délaissé concerne celui de l’économie de l’éducation. Quand est-il de la « redistribution  éducative », comme le postulent les politiques d’éducation prioritaires notamment ? Il est tout à fait surprenant que l’information en la matière soit si pauvre concernant les investissements réels au-delà même de l’éducation prioritaire. De quels chiffres disposons nous réellement ? Il est surprenant par exemple, encore aujourd’hui, que pour connaître les inégalités d’engagements financiers des municipalités dans l’éducation il faille en passer par des sources syndicales. Pourquoi ne disposons nous pas de sources officielles ? Sur un sujet comme les inégalités globales de coûts de l’éducation selon l’origine sociale des élèves et la localisation géographique, les seules sources disponibles sont les rapports de la Cour des comptes ou certaines publications trop rares de l’INSEE. Pourquoi les chercheurs n’abordent-ils pas plus frontalement ces questions ?

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Si tu dénonces l’inefficacité d’un certain nombre de mesures – en premier lieu l’assouplissement de la carte scolaire voulue par la droite et confirmée par la gauche – on lit en creux les solutions que tu pourrais préconiser. Quelles sont-elles et quelle place attribues-tu aux transformations plus spécifiquement pédagogiques ?

Choukri Ben Ayed – Pour résumer je préconise tout d’abord que le ministère se dote d’indicateurs précis permettant de mesurer l’état et l’évolution de la ségrégation dans chaque établissement. En second lieu il conviendrait de remettre à plat toutes les mesures qui ont contribué à exacerber les hiérarchies et les fragmentations entre établissements, telles que les options, l’assouplissement de la carte scolaire, et la place de l’enseignement privé, pour ne citer que ces exemples. Il faudrait tendre à une plus grande homogénéisation de l’offre scolaire et limiter ainsi les motifs de fuite et d’évitement des familles. Dans ce contexte un véritable renforcement des moyens d’enseignement dans les établissements les plus en difficulté est incontournable. Il faudrait par ailleurs remettre à plat toute la question de la sectorisation scolaire, qui relève d’une complexité extrême, et qui confine à l’impuissance : sectorisation différente selon les niveaux d’enseignement, répartition différente des rôles et des responsabilités, on s’y perd.

Prenons des exemples : aujourd’hui les municipalités ont une totale liberté sur la sectorisation du premier degré. Le ministère ne dispose pas même d’une liste des communes et des zones sectorisées et non sectorisées. Il ne dispose pas non plus de moyens de pression sur les municipalités qui s’acquitteraient totalement de toute forme de sectorisation. Au niveau des collèges la situation n’est guère plus réjouissante. Le ministère ne dispose pas non plus d’une carte des secteurs, localement il est aussi parfois difficile de l’obtenir. Depuis 2004, avec le transfert de la sectorisation aux Conseils généraux, le niveau national a également perdu toute possibilité d’action en ce domaine. Le premier pan de mes propositions consiste à remettre à plat ces répartitions incohérentes des compétences, inefficaces pour mener une politique de lutte contre les ségrégations, et qui incitent d’avantage au renvoi de la patate chaude.

Il me paraît nécessaire de revoir de façon globale ces répartitions de compétences avec un rôle beaucoup plus fort de l’État s’il souhaite mettre en adéquation ses discours et ses pratiques. Je ne néglige pas que le niveau local ait un rôle joué. Localement par exemple les opérations de resectorisation et d’affectation des élèves devraient se faire à « ciel ouvert » dans des instances collégiales, réunissant élus et administration scolaire et associant très étroitement les familles (de toutes appartenances affiliées ou non à des associations de parents d’élèves) ainsi que les représentants des personnels.

Sur ces enjeux de lutte contre les ségrégations la place de la pédagogie est double. Les enseignants doivent bien évidemment pouvoir exercer dans d’égales conditions quelque soit l’établissement de lequel ils sont affectés. Ceci serait gage également d’une égalité de traitement des élèves. La pédagogie aurait un rôle à jouer pour dissiper les craintes de certaines familles, contribuer à ouvrir les élèves sur les problématiques d’altérité, traiter cette question avec une certaine sérénité. Pour cela il faut que les enseignants soient correctement formés à ces questions, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Quels sont des futurs projets de recherche ?

Choukri Ben Ayed – Ils s’attachent à travailler plusieurs questions. Il s’agit en premier lieu de comprendre les effets de certaines décisions locales sur les ségrégations. En tablant sur la durée peut-on objectiver l’impact de mesures de resectorisation par exemple ? A quelles conditions celles-ci peuvent-elles être efficaces et transposables ? Un autre aspect de ces recherches concerne le premier degré, peu étudié sous l’angle ségrégatif. Il s’agit d’explorer la façon de construire des indicateurs de ségrégation, d’objectiver l’impact des choix ou non choix de sectorisation des municipalités et enfin d’observer les relations entre ségrégation des écoles et des collèges.

Enfin un dernier chantier consiste à interroger certaines propositions, qui fleurissent, consistant à prôner par exemple des politiques de quota dans les établissements scolaires. Ces propositions à l’égard desquelles je nourris des doutes et des réserves, méritent d’être interrogées pleinement : comment envisager ces perspectives d’un point de vue éthique, philosophique, voire juridique ? Quel pourrait être l’impact de ces mesures sur le sentiment d’appartenance d’élèves déjà mis à l’écart en raison de leurs origines ? Comment pourrait on déjà en anticiper les effets pervers ? Sur ces différentes questions nous aurions tort d’isoler l’école du reste du monde et la sociologie de l’éducation d’autres disciplines qui ont déjà mis au travail ces interrogations dans des domaines comme l’emploi ou le logement. C’est une de mes préoccupations que de documenter et surtout de décloisonner certains problèmes. Je doute que la lutte contre les ségrégations ne passe par des mesures « choc », spectaculaires, mais davantage par des transformations de fond de l’institution scolaire. ■ Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C.

Choukri Ben Ayed, La Mixité sociale à l’école : Tensions, enjeux, perspectives, Armand Colin (Sociétales), 2015, 223 p., 22,50 €.

Le numéro 2 de la revue N’Autre école – Questions de classe(s) est toujours disponible, à commander ici : http://www.questionsdeclasses.org/?Commandes-et-abonnement-a-notre

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