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Les apports théoriques de la pédagogie critique

Aussi bien dans l’oeuvre de Paulo Freire que chez plusieurs de ses continuateurs, la pédagogie critique a subi l’influence de la théorie critique de l’Ecole de Francfort. Les pédagogues critiques, d’inspiration marxiste – par exemple Micheal Apple, Henry Giroux ou Peter McLaren – défendent ainsi des thèses spécifiques à partir de cette perspective.

Théorie critique et théorie traditionnelle / Pedagogie critique et pédagogie traditionnelle

Pour comprendre ce qui sépare les courants du Critical thinking de la pédagogie critique, il est nécessaire de revenir à l’opposition qu’a théorisée l’école de Francfort entre théorie traditionnelle et théorie critique (1).

L’approche des penseurs de l’école de Francfort se caractérise par plusieurs dimensions qui les distinguent en particulier de l’approche positiviste en philosophie et sciences sociales (approches se référant par exemple au positivisme du Cercle de Vienne (2)).

Mais les pédagogues critiques néo-marxistes, tels que McLaren, se montrent en revanche des réticents face aux approches postmodernes et poststructuralistes qu’ils accusent d’invisibiliser les luttes de classe.

L’Ecole de Francfort récuse la trop grande spécialisation qui s’effectue au sein des sciences sociales et entre les sciences sociales et la philosophie. Il s’agit au contraire d’essayer d’adopter un point de vue global, réflexif, et relationnel sur les phénomènes.

Sur le plan de la pédagogie critique, cette dimension conduit à combattre la décontextualisation des savoirs scolaires qui les détachent de leurs enjeux sociaux.

De ce fait, l’Ecole de Francfort considère que les sciences et les techniques ne doivent pas être abordées uniquement sous un angle positiviste, mais qu’il faut prendre en compte le fait qu’il s’agit de faits sociaux, et donc leur insertion dans la société.

Cela conduit les pédagogues critiques à s’interroger sur les implicites et les présupposés idéologiques contenus dans les savoirs scolaires, à s’interroger sur les intérêts sociaux à l’œuvre à l’école.

Un des principaux travaux des penseurs de l’Ecole de Francfort, lors de leur exil aux Etats-Unis du fait du régime nazi, a porté sur l’étude de la personnalité autoritaire et de sa corrélation avec l’adhésion aux idées d’extrême-droite. Cette étude amenait à s’interroger sur les facteurs qui dans l’éducation peuvent conduire à produire ce type de personnalités.

Les systèmes scolaires face à la domination de la raison instrumentale

L’Ecole de Francfort a dévoilé l’existence aussi bien dans l’État que dans le capitalisme, d’une logique, qui est la domination de la raison instrumentale. Celle-ci consiste à donner la priorité au calcul de l’efficacité des moyens par rapport à l’évaluation des fins et de l’évaluation ethique des moyens. C’est le mode de pensée par excellence des techniciens. Pour les penseurs de l’école de Francfort, c’est la forme de pensée qui a dominé la logique de ceux qui comme Eischmann ont participé à la logique d’extermination orchestrée par le régime nazi.

La rationalité instrumentale donne la priorité aux moyens sur les fins, à la quantité sur la qualité, à l’efficacité sur les principes moraux… Cette domination de la raison instrumentale se caractérise par la place qu’ont pris l’administration, le marché, les technosciences ou encore le numérique dans la vie quotidienne. On peut parler alors d’une colonisation du monde vécu c’est-à-dire une aliénation des manières de vivre et d’agir au jour le jour. Cela renvoie également à ce que Paulo Freire appelle la « bureaucratisation de l’esprit ».

L’école et la pédagogie n’échappent pas à cette tendance. Les pédagogues critiques voient dans la tendance à évaluer les systèmes éducatifs en fonction de leur efficacité, d’indicateurs quantitatifs et de méthodes expérimentales, un effet de la domination de la rationalité instrumentale. Ces approches quantitatives excluent une réflexion explicite sur les choix axiologiques présents dans ces indicateurs ou une réflexion sur les finalités des systèmes éducatifs.

La domination de la rationalité instrumentale est présente également dans les méthodes pédagogiques. Cela est très clair dans les méthodes d’inspiration behavoristes qui tendent à une taylorisation du travail scolaire. Aux Etats-Unis, les pédagogues critiques s’opposent particulièrement à l’usage des tests standardisés qui ne permettent pas de former la réflexion critique des élèves. Mais cela apparaît également lorsque la focalisation de l’enseignant est tournée avant tout sur les techniques pédagogiques et le traitement du programme sans une réflexivité sur les finalités éducatives ou les enjeux sociaux des savoirs enseignés.

La critique de la domination de la rationalité instrumentale à l’école s’effectue également relativement aux enjeux du numérique à l’école. Ainsi Michael Apple a réfléchi de manière critique sur l’introduction des nouvelles technologies à l’école (3). Il s’interroge ainsi sur la tendance au solutionnisme technologique : le fait de rechercher une solution miracle aux problèmes scolaires, qui sont d’ordre sociaux, dans la technologie.

Les penseurs de la pédagogie critique contestent à la fois la pédagogie traditionnelle, mais également la pédagogie libérale (c’est-à-dire la pédagogie nouvelle). Ils reprochent à ces deux types de pédagogie, en dépit de leurs oppositions, de ne pas avoir de visées critiques, de se réduire à des simples techniques conduisant à une technocratisation de l’activité enseignante. Elles correspondent en réalité chacune à des intérêts de franges différentes des classes dominantes. Certes la pédagogie nouvelle, par ses aspects démocratiques, peut être plus proche de la pédagogie critique, mais elle ne vise pas explicitement la formation d’une conscience critique chez les apprenants orientée vers la justice sociale et contre les rapports sociaux inégalitaires de classe, de sexe et de racisation.

La pédagogie critique défend donc une conception de l’enseignement qui vise à lutter contre les inégalités sociales et contre l’aliénation de la conscience par une vie moderne dominée par la raison instrumentale.

Le décryptage du curriculum caché

Dans la continuité de l’Ecole de Francfort et de Gramsci, les pédagogues critiques s’intéressent au rôle de l’idéologie et de la culture dans le maintient des systèmes de domination : le rôle des médias, de la publicité, des industries culturelles…

Les pédagogues critiques admettent qu’au-delà d’un curriculum prescrit (les programmes), l’école met en œuvre un curriculum caché. Ils reprennent cette idée à la sociologie anglaise de l’éducation. De nombreux travaux des pédagogues critiques s’attachent donc à analyser ce curriculum caché.

Les pédagogues critiques admettent comme Pierre Bourdieu que ce curriculum caché comprend un ensemble de savoir-faire et de règles qui sont en connivence avec la culture des classes dominantes. Mais ce curriculum caché implique également un apprentissage de l’obéissance et de la soumission à l’autorité (idée qui a été développée en particulier par le sociologue Stanley Aronowitz).

Mais l’analyse du curriculum caché s’attache également à montrer comment les programmes scolaires déploient un discours implicite qui est en défaveur des subalternes : sur-valorisation du rôle de l’Occident, invisibilisation des femmes ou d’autres minorités…

Théories de la reproduction et théories de la résistance

Les pédagogues critiques, comme Giroux ou McLaren, admettent ce qu’ils appellent les théories françaises de la reproduction sociale (Althusser, Baudelot et Establet), mais également de la reproduction culturelle (Bourdieu et Passeron).

Mais ils considèrent que ces approches sont insuffisantes car elles ne mettent l’accent que sur les dimensions de reproduction qui sont à l’oeuvre dans le système scolaire, alors que selon eux la réalité scolaire est plus complexe. Ils récusent une vision qui réduit les élèves et les enseignants à des agents passifs de la reproduction. L’école n’est pas un champ totalement hétéronome de la reproduction sociale, mais un espace de lutte des classes. Certes les classes dominantes essaient d’y imposer leur hégémonie culturelle, mais il s’y déroulent également des luttes contre-hégémoniques.

Pour mettre en relief les formes de résistance au sein du système scolaire, les pédagogues critiques recourent en particulier à des études ethnographiques. Une de leur référence est l’ouvrage à L’école des ouvriers de Paul Willis. On pourrait également en France penser à Microsociologie de la vie scolaire de Georges Lapassade. Les pédagogues critiques élaborent donc des analyses des pratiques de résistance au sein du système scolaire.

L’une d’elle consiste à considérer que les élèves des classes populaires résistent dans l’école à l’imposition de la culture scolaire en lui opposant la culture de la rue. Néanmoins, les pédagogues critiques adoptent une réflexion sur ce qui peut être considéré comme une pratique de résistance ou non : les comportements sexistes ou racistes des élèves, le fait pour un enseignant de partir plus tôt…sont-ils des comportements de résistance ?

La pratique de la pédagogie critique s’inscrit dans le cadre même de ces pratiques de résistance. En effet, l’objectif du pédagogue critique peut être de réussir à donner à la conscience sociale révoltée des élèves ou des étudiants, les outils d’une conscience critique. La seconde se distingue de la première par le fait que la conscience critique est capable d’identifier les rapports sociaux à l’oeuvre dans l’injustice sociale aussi bien à l’école qu’à l’extérieur de l’école.

Sur le plan d’une théorie de la résistance, il serait sans doute utile de distinguer les résistances infrapolitiques (auxquels les acteurs ne donnent pas une intention militante) des résistances micropolitiques (qui sont théorisées comme telles par les acteurs).

Conclusion :

Il est possible en comparaison de considérer qu’en France, il manque sans doute un travail sociologique pour analyser l’espace de conflictualité sociale que constitue l’école en articulant ses logiques de reproduction sociale et les pratiques de résistance infra et micropolitiques. On peut également souligner l’absence d’un courant critique équivalent à la pédagogie critique au sein de la philosophie de l’éducation de l’éducation en France. Enfin, on peut regretter la déconnexion trop souvent présente entre pratique pédagogique alternative et critique sociale, et donc l’absence d’une pédagogie critique (ou de ce qui est appelé également dans les pays de langue anglaise ou espagnol, une pédagogie radicale).

Notes :

(1) Horkheimer Max, Théorie critique et théorie traditionnelle (1937)

(2) On trouve par exemple en France, chez Jacques Bouvresse, au contraire une défense de l’approche positiviste du Cercle de Vienne.

(3) Michael Apple, « The New Technologie : Is It Part of the Solution or Part of the Problem in Education ? » (1991).

Deux des ouvrages principaux :

Giroux Henry, Theory and Resistance in Education, Westport, CT: Bergin and Garvey Press, 1983

McLaren Peter, Life in Schools: An Introduction to Critical Pedagogy in the Foundations of Education, New York: Longman, 1989

1 Comment

  1. Nicolas Oblin

    Les apports théoriques de la pédagogie critique
    Bonjour,

    Juste un mot pour vous indiquer que la revue Illusio (revue de sciences sociales et politiques) consacre actuellement quatre épais numéros (trois ont déjà été publiés) à la Théorie critique (de la crise). Dans le second volume, intitulé “Du crépuscule de la pensée à la catastrophe”, de nombreux articles portent sur la question de la culture, de l’éducation et de l’industrie culturelle.

    http://www.revueillusio.fr/revue-illusio/numéros-de-la-revue/illusio-12-13/

    Professeur des écoles et rédacteur de cette revue, je suis à votre disposition si vous souhaitiez en savoir plus…

    Salutations cordiales,

    Nicolas OBLIN

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