Menu Fermer

Les Incasables, Rachid ZERROUKI

[*Livres de classe(s) #3*]
Par Julien T.-Marsay

Des élèves et un prof.
A priori, rien de plus banal. Mais ce n’est pas n’importe quel prof, c’est Rachid L’Instit. Et ce ne sont pas n’importe quels élèves, ce sont des élèves de SEGPA. Autrement dit des Incasables. Celles et ceux dont on se moque dans la cour du collège au point que se ranger dans la file estampillée SEGPA est une épreuve humiliante à leurs yeux. Celles et ceux qui chaque jour ont un « charriot de honte » à traîner : Damien, Bounti, Nour, Kaïs, Chaïma, Selma, Nathan, Océane, David, Coralie…

Au cœur de leur relation, l’École. Cette École qui a tout donné à certains, comme à Rachid, qui ne donne rien à d’autres, comme à ces élèves. Rien sauf peut-être la rencontre de pédagogues tels Rachid L’Instit qui, de l’autre côté du bureau, tentent chaque jour de leur (re)donner une dignité bafouée et de forger cette « conscience fière » qu’un acronyme, devenu injure, leur ôte trop souvent aux yeux d’autrui : SEGPA.

[**L’œil du témoin *]

L’une des forces du livre est d’avoir choisi le prisme du témoignage. Les influences explicites sont là telles celles de Paulo Freire, pédagogue des opprimé·es, et ce n’est pas un hasard. Mais aussi d’autres, peut-être plus implicites, comme celle de Noëlle de Smet. Un peu comme chez la pédagogue belge, le récit par l’anecdote perle les pages du livre : la situation décrite sert d’exemple, éloquent. Surgit alors l’humanité de ces élèves ignoré·es et bien trop souvent essentialisé·es voire déshumanisé·es par ces cinq lettres fatidiques : SEGPA. Au gré des pages, on s’attache à ces « élèves à besoins éducatifs particuliers », à ces incasables « dont on ne sait pas quoi faire ». Au point qu’une fois le livre refermé, c’est le cœur ému que l’on se sépare du sourire de Kaïs, des saillies de Chaïma, des bravades de Selma. L’art du portrait, brossé avec empathie par l’œil tendre de l’auteur, nous invite à porter un autre regard sur ces élèves à qui il donne la parole et octroie une visibilité, jamais donnée. De fait, l’ambition affichée s’inscrit dans le sillage de Bernard Lahire : « donner à voir et à ressentir ».

[** La classe, mode sans emploi *]

Loin de s’ériger en figure modèle, Rachid confesse également ses errances qui, bien souvent, sont celles d’un professeur démuni. Et ce, sans concession. L’hétérogénéité des profils est telle qu’il faut, chaque jour, chaque heure, redoubler d’inventivité face à l’abnégation et à l’« effet Golem ». Les sirènes de l’éreintement et du découragement ne sont jamais loin, et les tentations de ranger définitivement le cartable, nombreuses, pour le jeune professeur qui arrive avec pour toute expérience son année de stage où il a surtout rencontré des intouchables. Souvent, l’autoportrait se forge dans l’aveu des erreurs. Nombreuses sont les scènes d’examen de conscience où le principe de réalité contrevient aux utopies et idéaux professoraux. L’aveu de certains moments d’impuissance ou d’échec fait aussi de ce livre un livre-miroir qui opère une catharsis bienvenue sur nos propres pratiques et postures professionnelles, sur nos moments de bonheur et d’abattement. Être un·e bon·ne pédagogue, c’est peut-être savoir identifier et reconnaître ses doutes, savoir se remettre continuellement en question en pratiquant un regard distancié sur ses enseignements. Quelque part, c’est peut-être l’interrogation constante de l’ordinaire qui fait les pédagogues extraordinaires.

Et le parti pris linéaire et chronologique du témoignage permet de montrer qu’on se doit toujours d’être en mouvement et de faire évoluer nos certitudes. En contrepoint de ces moments où tout semble achopper, vient le récit de projets. La création d’une cagnotte pour la fondation l’Abbé Pierre, qui leur a appris la solidarité en actes. La merveilleuse correspondance avec des personnes âgées en EHPAD, qui leur a donné l’opportunité d’une magnifique rencontre épistolaire et humaine intergénérationnelle. Le projet d’écriture avec une poétesse qui leur permet d’explorer une créativité enfouie que des exercices plus canoniques ne leur permettent guère ou rarement de révéler. Le jeu et la mise en scène d’Antigone qui leur a révélé d’autres possibles narcissiques. Ces scènes montrent la force émancipatrice de la pédagogie de projets qui permet de participer différemment au monde, à ce monde qui jusqu’alors s’était contenté d’exclure voire de stigmatiser ces relégué·es du système scolaire et de la société.

[**Au-delà des dogmes *]

En filigrane, les débats sur l’École et l’Éducation innervent le livre. Parce que Rachid L’Instit, c’est aussi Rachid le chroniqueur Éducation & société chez Slate, Libé, Ballast… Depuis plusieurs années, ses articles nous ont montré un professeur qui se nourrit, qui interroge et met en perspective la pédagogie et le système éducatif. Aussi les références, nombreuses mais jamais convoquées de façon pédante, nourrissent-elles le récit en faisant également du livre un précis d’initiation à la pédagogie. Dans ces débats dont Twitter peut parfois donner un aperçu peu flatteur pour notre profession, Rachid se situe au-delà des chapelles et des dogmes. En partie sûrement parce que les sourires et les voix défient les idées reçues sur ces élèves, défient celles et ceux qui portent un regard de momie sur les élèves. Mais le livre met en lumière et dénonce aussi l’injustice d’un système qui dévalorise, malmène et relègue les élèves aux situations sociales les plus rudes. La fibre engagée du livre montre le peu de volonté politique à l’œuvre pour que l’École soit autre chose que la reproduction d’une société profondément inique et cruelle. En ces heures de gestion verticale et de mépris institutionnalisé, ces pages se lisent comme du Bourdieu incarné. Et en ce sens, on peut affirmer que Les Incasables est un livre d’utilité publique. Rachid Zerrouki nous rappelle avec tendresse et âpreté que l’École doit plus que jamais être un Bien commun inestimable.

Désormais, Rachid l’Instit se conjugue avec Rachid l’Auteur. En cette rentrée 2020 aussi irréelle que médusante pour les élèves, les familles et les professionnel·les de l’Éducation, on ne peut que se réjouir de lire de telles lignes sur l’École et le monde. Tout en réécoutant Nina Simone, à l’envi.

Rachid Zerrouki, Les Incasables, Robert Laffont, 2020, 270 p., 19 €.

Extrait

« Et puis, bien sûr, la SEGPA offre un panorama inouï des ravages du déterminisme social. Je me trouvais dans un collège assez mixte socialement, à proximité du quartier Saint-Julien, zone pavillonnaire peuplée par des artisans aisés ou des cadres. Théoriquement, mes classes pouvaient donc accueillir des enfants issus des familles aisées, mais je n’en ai pas vu passer un seul. Seulement des enfants d’ouvriers, de chômeurs, ou de personne. »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Les Incasables, Rachid ZERROUKI

[*Livres de classe(s) #3*]
Par Julien T.-Marsay

Des élèves et un prof.
A priori, rien de plus banal. Mais ce n’est pas n’importe quel prof, c’est Rachid L’Instit. Et ce ne sont pas n’importe quels élèves, ce sont des élèves de SEGPA. Autrement dit des Incasables. Celles et ceux dont on se moque dans la cour du collège au point que se ranger dans la file estampillée SEGPA est une épreuve humiliante à leurs yeux. Celles et ceux qui chaque jour ont un « charriot de honte » à traîner : Damien, Bounti, Nour, Kaïs, Chaïma, Selma, Nathan, Océane, David, Coralie…
Au cœur de leur relation, l’École. Cette École qui a tout donné à certains, comme à Rachid, qui ne donne rien à d’autres, comme à ces élèves. Rien sauf peut-être la rencontre de pédagogues tels Rachid L’Instit qui, de l’autre côté du bureau, tentent chaque jour de leur (re)donner une dignité bafouée et de forger cette « conscience fière » qu’un acronyme, devenu injure, leur ôte trop souvent aux yeux d’autrui : SEGPA.

[**L’œil du témoin *]

L’une des forces du livre est d’avoir choisi le prisme du témoignage. Les influences explicites sont là telles celles de Paulo Freire, pédagogue des opprimé·es, et ce n’est pas un hasard. Mais aussi d’autres, peut-être plus implicites, comme celle de Noëlle de Smet. Un peu comme chez la pédagogue belge, le récit par l’anecdote perle les pages du livre : la situation décrite sert d’exemple, éloquent. Surgit alors l’humanité de ces élèves ignoré·es et bien trop souvent essentialisé·es voire déshumanisé·es par ces cinq lettres fatidiques : SEGPA. Au gré des pages, on s’attache à ces « élèves à besoins éducatifs particuliers », à ces incasables « dont on ne sait pas quoi faire ». Au point qu’une fois le livre refermé, c’est le cœur ému que l’on se sépare du sourire de Kaïs, des saillies de Chaïma, des bravades de Selma. L’art du portrait, brossé avec empathie par l’œil tendre de l’auteur, nous invite à porter un autre regard sur ces élèves à qui il donne la parole et octroie une visibilité, jamais donnée. De fait, l’ambition affichée s’inscrit dans le sillage de Bernard Lahire : « donner à voir et à ressentir ».

[** La classe, mode sans emploi *]

Loin de s’ériger en figure modèle, Rachid confesse également ses errances qui, bien souvent, sont celles d’un professeur démuni. Et ce, sans concession. L’hétérogénéité des profils est telle qu’il faut, chaque jour, chaque heure, redoubler d’inventivité face à l’abnégation et à l’« effet Golem ». Les sirènes de l’éreintement et du découragement ne sont jamais loin, et les tentations de ranger définitivement le cartable, nombreuses, pour le jeune professeur qui arrive avec pour toute expérience son année de stage où il a surtout rencontré des intouchables. Souvent, l’autoportrait se forge dans l’aveu des erreurs. Nombreuses sont les scènes d’examen de conscience où le principe de réalité contrevient aux utopies et idéaux professoraux. L’aveu de certains moments d’impuissance ou d’échec fait aussi de ce livre un livre-miroir qui opère une catharsis bienvenue sur nos propres pratiques et postures professionnelles, sur nos moments de bonheur et d’abattement. Être un·e bon·ne pédagogue, c’est peut-être savoir identifier et reconnaître ses doutes, savoir se remettre continuellement en question en pratiquant un regard distancié sur ses enseignements. Quelque part, c’est peut-être l’interrogation constante de l’ordinaire qui fait les pédagogues extraordinaires.

Et le parti pris linéaire et chronologique du témoignage permet de montrer qu’on se doit toujours d’être en mouvement et de faire évoluer nos certitudes. En contrepoint de ces moments où tout semble achopper, vient le récit de projets. La création d’une cagnotte pour la fondation l’Abbé Pierre, qui leur a appris la solidarité en actes. La merveilleuse correspondance avec des personnes âgées en EHPAD, qui leur a donné l’opportunité d’une magnifique rencontre épistolaire et humaine intergénérationnelle. Le projet d’écriture avec une poétesse qui leur permet d’explorer une créativité enfouie que des exercices plus canoniques ne leur permettent guère ou rarement de révéler. Le jeu et la mise en scène d’Antigone qui leur a révélé d’autres possibles narcissiques. Ces scènes montrent la force émancipatrice de la pédagogie de projets qui permet de participer différemment au monde, à ce monde qui jusqu’alors s’était contenté d’exclure voire de stigmatiser ces relégué·es du système scolaire et de la société.

[**Au-delà des dogmes *]

En filigrane, les débats sur l’École et l’Éducation innervent le livre. Parce que Rachid L’Instit, c’est aussi Rachid le chroniqueur Éducation & société chez Slate, Libé, Ballast… Depuis plusieurs années, ses articles nous ont montré un professeur qui se nourrit, qui interroge et met en perspective la pédagogie et le système éducatif. Aussi les références, nombreuses mais jamais convoquées de façon pédante, nourrissent-elles le récit en faisant également du livre un précis d’initiation à la pédagogie. Dans ces débats dont Twitter peut parfois donner un aperçu peu flatteur pour notre profession, Rachid se situe au-delà des chapelles et des dogmes. En partie sûrement parce que les sourires et les voix défient les idées reçues sur ces élèves, défient celles et ceux qui portent un regard de momie sur les élèves. Mais le livre met en lumière et dénonce aussi l’injustice d’un système qui dévalorise, malmène et relègue les élèves aux situations sociales les plus rudes. La fibre engagée du livre montre le peu de volonté politique à l’œuvre pour que l’École soit autre chose que la reproduction d’une société profondément inique et cruelle. En ces heures de gestion verticale et de mépris institutionnalisé, ces pages se lisent comme du Bourdieu incarné. Et en ce sens, on peut affirmer que Les Incasables est un livre d’utilité publique. Rachid Zerrouki nous rappelle avec tendresse et âpreté que l’École doit plus que jamais être un Bien commun inestimable.

Désormais, Rachid l’Instit se conjugue avec Rachid l’Auteur. En cette rentrée 2020 aussi irréelle que médusante pour les élèves, les familles et les professionnel·les de l’Éducation, on ne peut que se réjouir de lire de telles lignes sur l’École et le monde. Tout en réécoutant Nina Simone, à l’envi.



Rachid ZERROUKI, Les Incasables. 2020. Éditions Robert Laffont.

Extrait

« Et puis, bien sûr, la SEGPA offre un panorama inouï des ravages du déterminisme social. Je me trouvais dans un collège assez mixte socialement, à proximité du quartier Saint-Julien, zone pavillonnaire peuplée par des artisans aisés ou des cadres. Théoriquement, mes classes pouvaient donc accueillir des enfants issus des familles aisées, mais je n’en ai pas vu passer un seul. Seulement des enfants d’ouvriers, de chômeurs, ou de personne. »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *