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Le maître ignorant apprend le breton…

De nombreux professeurs officient dans une Tour de Babel d’enfants migrants dont la maîtrise du français est incertaine1. Ensemble, ils inventent autour de la langue une manière de se rencontrer pour apprendre. Dans le cas présenté ci-dessous, ce ne sont pas les élèves qui maîtrisent mal la langue de l’enseignement, mais le professeur.

« UN PROFESSEUR, ÇA DOIT TOUT SAVOIR. » Sterenn, concise, avait résumé le rôle d’un enseignant à ses yeux. En réponse, j’avais exagéré un rire pour l’aider à mettre au rebut des illusions trop longtemps entretenues. Puis, un peu brusque, j’avais questionné : « Tu crois encore ça en première ? » Depuis quatre mois, j’étais devenu enseignant de Sciences économiques et sociales. Keynes n’avait que très peu croisé mes lectures, Schumpeter était sorti de ma mémoire et que dire de la sociologie que j’enseignais sans jamais avoir été enseigné. Très vite je compris qu’il serait préférable de ne pas partager mon ignorance avec les élèves. Après un cours, j’étais venu vérifier auprès d’une collègue une réponse. Je constatai mon erreur. « Bah, j’ai pas donné la bonne réponse. Zut. » Sans sourciller elle me glissa. « Ce n’est pas la peine de leur dire. » Les élèves aussi m’avaient rangé dans la case professeur. La contrepartie était claire et Sterenn me l’avait rappelée, tout savoir. Bien que je maîtrisasse peu l’art de la pédagogie, je ne voyais pas en quoi mon savoir encyclopédique les aiderait à apprendre ? « Ce serait une aubaine […] si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide » ,lit-on dans Le Banquet de Platon. J’en restai là pour cette année.
Deux années plus tard, tout en restant professeur de SES, je changeai de cap en acceptant un poste où j’enseignerai en langue bretonne au lycée Diwan. Ce que j’avais appris à maîtriser en français pendant une paire d’années, j’allais devoir le transmettre en breton. Or cette langue, qui avait titillé mes oreilles d’enfant et attisé mes rêves de militant, je la connaissais mal. Les rudiments m’avaient été révélés trois ans plus tôt, mais ma persévérance dans l’apprentissage ne réglait pas toutes mes lacunes. Et ce n’est pas en écoutant la radio dans cette vieille langue celtique ou en fréquentant les bars que j’avais appris à dire : « externalisation », « redistribution » ou encore « anomie ». Pourtant « maîtriser la langue » est une des compétences des métiers du professorat. Pouvaiton raisonnablement enseigner à l’autre, préparer des élèves au baccalauréat dans ces conditions ? « Comment admettre qu’un ignorant puisse être pour un autre ignorant cause de science 2 ? »

En intégrant le réseau d’écoles Diwan, les lycéens qui allaient se présenter face à moi savaient le breton pour une partie depuis la naissance, pour l’autre depuis la maternelle. Une éternité. Je ne pourrai pas cacher à nouveau mes insuffisances.

Fragiliser

La rentrée sonnait. Je me sentais nu, fragile. Allais-je être au niveau ? Me faire comprendre ? Qu’allaient penser les élèves ? N’allais-je pas rester bloqué au milieu d’une phrase faute de connaître le mot approprié ? Et surtout allais-je comprendre les questions des élèves ? Comment y répondre ? Angoisse. Ce coupci n’étais-je pas trop ignorant pour jouer les « maîtres ignorants » ?

Je compris rapidement qu’il ne servirait à rien d’exagérer mon rôle. Les élèves me le firent savoir : « on comprend mal ce que tu dis parfois » ou encore en poussant des cris d’orfraie lors de formulations maladroites. Un parent d’élève signala à la réunion de prérentrée mon faible niveau linguistique, avant de reconnaître mes progrès en une semaine ! Dans cette tâche délicate, je n’étais pas seul. Soutenu par mes collègues, par l’institution, je persévérais dans une voie qu’aucun tableau de compétences de l’Éducation nationale ne peut suivre. « Pour émanciper un ignorant, il faut et il suffit d’être soi-même émancipé », indique Rancière. Dans cette entreprise, c’est Diwan qui a appris, bien avant ma venue, à émanciper l’école de la tutelle ministérielle. En mettant les élèves au kreizig kreiz – au petit centre du centre – de leur pédagogie, en ayant comme objectif de faire vivre le breton, en composant avec trois francs six sous, en enseignant dans des garages, l’école s’y est imaginée autrement. Ma qualité de professeur avait été examinée sous bien d’autres coutures que mon volume de savoirs3.

Savoir

Un an plus tard, je croisai Ewan près de la fac qui eut cette sentence digne d’un bulletin scolaire. « Au début de l’année c’était pas terrible, mais après c’était mieux. » Il s’était autorisé cette remarque à l’image d’Añjela qui me reprenait à la manière d’un prof (autant ne pas se gâcher ce plaisir quand on peut !). « On ne dit pas me zo skuizh – je suis fatigué –, mais skuizh on – fatigué je suis » au risque de paraître égocentrique. Un peu plus tard, je commis à nouveau cet impair, puis me corrigeai sur-le-champ. Je ne manquai pas de faire état ma prouesse, de mes progrès auprès d’Añjela, tout en la remerciant de m’enseigner. Añjela découvrait au même moment le travail acharné, mais se décourageait face à des résultats peu convaincants. Je profitai de cette fenêtre pour ouvrir avec elle un questionnement sur la difficulté de l’apprentissage, qu’on soit prof ou élève.

Cette bidouille pédagogique permettait de faire bouger les places de chacun. Le professeur que j’étais se faisait plus petit. Je perdais mes habitudes d’explications à rallonge capables d’endormir des mouches tsétsé. Par la force des choses, j’étais moins disert en breton et laissais plus de place aux lycéens. « La nécessité l’avait contraint à laisser entièrement hors jeu son intelligence », dit Jacques Rancière de Joseph Jacotot, le seul professeur pour qui le qualificatif de maître ignorant se justifie. Les élèves étaient pour majorité attentifs, prêts à me reprendre, à me faire répéter. Mes faiblesses les invitaient à ne pas ingurgiter passivement une connaissance servie sur un plateau. « On peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence. » Leur attitude était parfois guidée par l’inquiétude, notamment chez ceux dont la mise au travail se révélera difficile au fil de l’année. J’interprétais ce comportement par la suite en imaginant ce questionnement : « Comment un professeur qui maîtrise mal la langue va pouvoir surseoir à nos propres difficultés ? »

Corriger

Les premières copies arrivèrent. Aziliz et Pêr me surprirent par une remarque pleine de bon sens : « Tu nous corriges, mais toi aussi tu fais des fautes. » Malgré mon peu d’assurance en breton, je m’étais surpris à corriger des maladresses dans les copies. Après tout, il n’y a pas de raison que les élèves n’en fassent pas autant en breton qu’en français. Cette envolée d’Aziliz et Pêr – qui n’était pas sans rapport avec le chiffre sur vingt inscrit sur leurs devoirs – était l’occasion d’un échange. Doiton laisser une faute ? À quoi sert la correction ? Plus que le contenu du cours, on interrogeait la position d’élèves et d’enseignants.

Au-delà des fautes grammaticales, d’autres difficultés se présentaient lors des corrections. Dans ma langue maternelle, à l’égal de mes collègues francophones, je butais sur des formulations maladroites, j’accrochais à la lecture de certaines phrases. Mais dans une langue pour laquelle les linguistes m’auraient classé dans la catégorie « en insécurité linguistique », les copies me posaient une double interrogation : estce l’élève qui n’a pas compris ? Ou est-ce moi qui comprends mal l’élève ? Des collègues m’aidaient à l’occasion dans ce travail de relecture, mais je prenais parfois du temps directement avec l’auteur de la copie. Nous reprenions l’écrit à deux pour savoir qui de lui ou de moi n’était pas clair. En m’aidant à comprendre, on travaillait sur le contenu, le sens.

Réfléchir

Mes faiblesses furent autant d’excuses pour apprendre avec eux. Le fait de ne pas être assez calé m’invitait à être à l’écoute, à être moins péremptoire. Ainsi, Merven me reprit quand j’abordai la notion de progrès technique araokadur teknikel : « ça se dit nevezadenn, pas araokadur ». Je pris en compte la remarque et poursuivis mon cours avec le terme proposé nevezadenn. En sortant, je m’empressai d’aller voir un collègue pour lui soumettre la proposition de Merven. Ça n’allait pas. Nevezadenn signifiait innovation. Je potassais une explication. De retour en cours, Merven comprit son amalgame et les élèves portèrent la modification dans leurs notes. Eux comme moi étions en situation d’apprenant.

L’année avançant, je commençais à prévenir ces embrouillaminis. J’en faisais un objet de discussion. Lorsque je traduisis le terme « compatible » par kenvevus, Klervi m’assura que l’enseignante précédente employait kenglotus. Une autre élève vint lui rappeler qu’elle confondait. Kenglotus se rapproche de « complémentaire ». Là aussi on démêlait. J’expliquais mon choix de kenvevus car il signifiait quelque chose comme « covivable ». Ainsi, on entamait le chapitre « La croissance économique est-elle compatible avec la préservation de l’environnement ? » en ayant éclairci la problématique.

Mes inexactitudes étaient l’occasion de rectifications, de discussions mais aussi d’une attention plus grande de la plupart des élèves. Face aux incertitudes de l’enseignant, ces élèves de terminale se sentaient responsables. Ils n’accordaient pas toute leur confiance – et attention – à un professeur infaillible, mais se hissaient à son niveau. P. Lacadée rappelle l’importance du doute pour permettre aux élèves de grandir : « P. Lacadée –Comme cela doit les angoisser de voir quelqu’un qui est figé, cela doit être insupportable pour eux. M. Lauzel –On nous apprend qu’il ne faut pas montrer nos doutes pour montrer nos repères. J. Rossetto – On vous apprend ça à l’IUFM! C’est tout le contraire de ce qu’il faudrait4. » Ces failles si visibles chez moi me rappellent les yeux interloqués d’Ana lorsque je lui demandai comment traduire « droite » en breton. « Eeunenn » me lança-t-elle, un point d’exclamation dans la bouche. Un mot si simple pour elle, croisé pour la première fois sur les bancs de l’école primaire et que son professeur de terminale ignorait.

Au fil de l’année, une relation de confiance se noua. À moi le savoir économique et sociologique, à eux l’excellence linguistique. J’assumais une place de professeur avec ses insuffisances. J’apprenais que l’ignorance n’enlevait rien aux autres qualités qu’exige la profession : la parole, l’attention, l’enthousiasme, l’égalité, la critique. Des compétences absentes du référentiel de l’Éducation nationale.

Noëlle De Smet m’éclairera sur ce qui a procédé malgré moi. La parole a été l’objet de la rencontre. J’ai dû prendre en compte les dires des élèves, ne pas banaliser « une demande d’élèves ». On parle toujours pour être reconnu. « Pour l’enseignant, parler, cela se il donne un savoir, il parle ses mots. Ils sont chargés de plaisir, de désir, d’enthousiasme ou pas assez et alors, ce sont des paroles de poisson ! Au deuxième étage, les élèves percevront très vite s’ils sont des destinataires qu’il reconnaît. Est-ce que leur prof s’adresse à eux non pas comme à des élèves, mais comme à autant de profs qui examinent si votre marchandise est du toc ou de l’or 5. » C’est le constat de Rancière également. « Tout leur effort, toute leur exploration est tendue vers ceci ; une parole d’homme leur a été adressée qu’ils veulent reconnaître à laquelle ils veulent répondre, non en élèves ou en savants, mais en hommes, comme on répond à quelqu’un qui vous parle et non à quelqu’un qui vous examine : sous le signe d’égalité. »

Pendant ces deux années, je n’ai certainement pas été le maître ignorant loin d’être un exilé politique, j’ai peu participé à l’émancipation des élèves. En revanche, j’ai appris sur ma place d’enseignant dans l’institution : « Les élèves avaient appris sans maître explicateur, mais non pas pour autant sans maître. » En étant un enseignant désirant – d’apprendre mieux le breton – j’ai transmis mon désir d’apprendre.

Avec le temps, mon breton s’est perfectionné. Quel professeur vais-je devenir en étant moins ignorant ? Qu’ai-je à nouveau envie d’apprendre en classe ? Comment ne pas les abrutir de mon « intelligence » mais plutôt les nourrir de mes ignorances ? Comment être un enseignant qui apprend toujours et toujours ?

Gildas Kerleau

1. N’Autre école, Changer l’école, de la critique à la pratique, Libertalia, 2014.
2. RANCIÈRE Jacques, Le Maître ignorant, 2004. En référence à Joseph Jacotot (1770-1840) qui voulut enseigner le français à des Hollandais sans parler leur langue. Il leur donna une version bilingue du Télémaque de Fénelon. Les résultats furent si bons qu’il développa une philosophie de l’éducation basée sur le principe que tous les hommes ont une égale intelligence et que celui qui explique n’explique qu’à lui-même et subordonne l’intelligence de celui à qui il explique. Les autres citations ont cette source.
3. LUPEC Yann, « Pour devenir professeur, soyez bon élève », www.questionsdeclasses.org
4. LACADÉE Philippe, La Vraie Vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école, Michèle, 2013.
5. DE SMET Noëlle, Lectures d’écoles, Faire surgir des êtres de désir, CGé, 2013.

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