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La pédagogie critique en pratiques et en débats

La pédagogie critique trouve son origine dans l’oeuvre de Paulo Freire. Mais elle a connu une importante réception dans différents pays, en particulier aux Etats-Unis. Néanmoins, cette réception est loin d’être homogène.

I -Principes et pratiques de la pédagogie critique

La finalité de la pédagogie critique :

La pédagogie critique se caractérise avant tout par sa finalité. Elle vise à former des élèves et des étudiants critiques afin qu’ils transforment la réalité sociale. La finalité la plus claire de la pédagogie critique semble donc être la recherche de la justice sociale.

– La conscience critique : Pour Paulo Freire, la pédagogie critique vise le passage d’une conscience naïve (première) à la conscience critique. La conscience critique se distingue de la première dans le sens où les sujets prennent conscience que l’injustice, qui les révolte, n’est pas un fait individuel, mais une réalité sociale systémique. Le passage de la conscience naïve à la conscience critique joue donc un rôle dans l’action révolutionnaire dans la mesure où cela favorise la prise de conscience selon laquelle il s’agit de lutter contre un système social pour lutter contre les injustices et que l’injustice sociale n’est donc pas qu’une affaire d’individus qui auraient de mauvaises intentions.

– Dans les faits, les pédagogues critiques oscillent entre des visions politiques qui vont d’un projet démocratique radical – inspiré par Dewey- à des projets de transformation sociale plus révolutionnaires.

Trois moyens principaux :

La pédagogie critique se caractérise principalement par trois dimensions :

1) Partir de l’expérience sociale des opprimées :

C’est sur point que la pratique pédagogique de Paulo Freire a rencontré la pratique des militantes féministes. La pédagogie critique invite l’enseignant à s’appuyer sur l’expérience sociale de l’oppression chez les élèves et les étudiants : classisme, racisme, sexisme…

L’intérêt des pédagogues critiques pour la réalité sociale les conduit souvent à s’appuyer sur des documents pris dans la réalité sociale pour faire travailler les apprenants : articles de presse, objets du quotidien, tracts, video…

La pédagogie critique favorise également les enquêtes visant à mieux connaître cette réalité sociale : enquête sur un quartier, enquête sur les conditions de production des objets du quotidien…

2) L’analyse critique de la réalité sociale :

L’objectif de la pédagogie critique n’étant pas que les élèves ou les étudiants en reste à leur conscience première, mais qu’ils acquièrent une conscience critique, ces expériences doivent être analysées en s’appuyant sur des méthodes et des savoirs critiques : philosophie, sciences sociales…

La littératie critique : cette analyse critique passe en particulier par une activité de lecture critique des textes et des images. Cette lecture vise à mettre en valeur les contenus implicites et à déconstruire les rapports sociaux qu’ils véhiculent. En particulier, le langage n’est pas considéré comme neutre, mais comme véhiculant des idéologies. De même, cette critique peut toucher les programmes scolaires étudiés : ceux-ci sont considérés comme véhiculant la vision sociale des dominants.

3) Le dialogisme :

Le dialogue est la pratique privilégiée du pédagogue critique. Il cherche à mettre en place une relation d’interactions critiques au sein de sa classe. La formation de l’esprit critique passe en particulier par la capacité à apprendre à poser des questions, à soulever les problèmes qui dérangent.

L’une des pratiques utilisées consiste par exemple à présenter deux textes contradictoires sur un sujet et à proposer aux apprenants de les étudier, de les discuter et de prendre position par rapport à ces deux points de vue.

Le dialogisme ne porte pas seulement sur la formation d’un rapport critique au savoir, il inclut également en principe les prises de décision dans la classe. Le pédagogue critique ne décide pas seul des orientations donnés aux cours : les étudiants peuvent choisir les thématiques, les méthodes de travail…

C’est ici que la pédagogie critique peut rejoindre les pratiques libertaires de démocratie en classe.

Dimension existentielle de la pédagogie critique :

Pour Paulo Freire, la pédagogie critique est à la fois une pratique d’émancipation individuelle et collective.

Influencé par la dialectique hégélo-marxiste, il pense que la conscience individuelle est construite par les rapports sociaux, mais qu’elle ne se réduit pas à cette construction.

Influencé par l’existentialisme, il pense qu’il existe chez l’être humain des capacités de révolte individuelle qui sont présentes dans la conscience spontanée. Le rôle de l’éducation peut être de faire passer la conscience révoltée à la conscience critique.

Cette prise de conscience critique s’effectue dans l’interaction que constitue la communauté critique qui s’établit au sein, par exemple, de la classe avec l’aide de l’animation de l’éducateur critique.

Cette interaction critique produit une dialectique entre l’individuel et le collectif. L’individu accède à un autre niveau de conscience dans l’affrontement critique à d’autres consciences. Il accède donc à un autre rapport de soi à soi considéré comme lui permettant de mieux résister à l’aliénation de son existence.

Mais la conscience critique ne suffit pas à changer les structures sociales, seule l’organisation dans la lutte collective peut permettre une transformation de la réalité sociale et non pas l’éducation.

Réceptions de la pédagogie critique : pédagogies féministes, queer, décoloniales…

La réception de la pédagogie critique de Paulo Freire a été positive dans le mouvement féministe. Bell hooks par exemple a rencontré Paulo Freire qu’elle considère comme une des sources de sa pédagogie engagée.

En effet, les féministes ont trouvé une proximité entre les pratiques pédagogiques de Paulo Freire et leurs propres pratiques politiques : partir de l’expérience sociale vécue d’oppression et faire l’analyse politique des rapports sociaux dans des groupes de paroles non-mixtes en vue d’une encapacitation devant conduire à une action politique de transformation sociale.

D’autres minorités se sont emparées de la pédagogie critique pour développer leur pouvoir d’agir : mouvement LGBT, minorités racisées, victimes d’islamophobie, personnes en situation d’handicap…

Il est intéressant de noter qu’en Amérique du Sud, la pédagogie critique connaît une réception en lien avec le mouvement de pensée décoloniale qui tend à une revalorisation des pensées et des pratiques indigènes. On trouve par exemple des travaux sur la pédagogie critique décoloniale au sein du mouvement néo-zapatiste.

La question de la prise de conscience écologiste se trouve alors dans ce cas abordée à partir d’une perspective culturelle décoloniale indigène.

II- Les débats sur la pédagogie critique :

– Pédagogie critique et avant-gardisme :

Les détracteurs de la pédagogie critique affirment qu’elle conduirait à adopter une position avant-gardiste, de surplomb, où l’éducateur critique prétend éclairer les apprenants sur la réalité sociale, où il prétend les libérer allant ainsi contre le principe d’auto-émancipation des opprimées par elles-mêmes.

Pour les pédagogues critiques, la pratique dialogique est sensée éviter cette position de surplomb. Il ne s’agit pas d’imposer un discours de dévoilement aux élèves ou aux étudiantes, mais de mettre en place une communauté de réflexion critique. De ce fait, l’enseignant est lui-même pris dans une expérience collective de réflexion critique dont il est un des acteurs.

L’enseignant a des convictions, mais sa visée consiste à favoriser l’esprit critique des élèves. Il ne peut donc se contenter de présenter une seule vision monolithique de la réalité. Il peut accepter que sa vision critique ne soit par partagée en définitive par les élèves ou les étudiants.

– Pédagogie critique et embrigadement :

Du fait de sa visée de critique sociale, les détracteurs de la pédagogie critique l’accuse de comporter des risques d’embrigadement des élèves ou des étudiants.

Les pédagogues critiques répondent que l’embrigadement existe déjà dans la société à travers : les médias de masse, l’idéologie des programmes scolaire… Ils récusent l’idée qu’il existerait un enseignement neutre.

D’autres pédagogues critiques mettent en avant le fait qu’il ne s’appuient pas sur de simples opinions politiques, mais sur des savoirs scientifiques issus des sciences sociales.

– Pédagogie critique et praxis sociale :

Les pédagogues critiques ne sont pas d’accord entre eux sur le rôle que doit avoir le pédagogue relativement à la visée de transformation sociale.

Certains considèrent qu’ils doivent, au-delà de la formation de l’esprit critique, aider les apprenant à s’organiser pour agir sur la société. Dans ce cas, la pédagogie critique peut tendre à passer du problem-posing au problem-solving. Il s’agit après avoir analysé les problèmes qui se posent dans une situation concrète de s’organiser et d’agir pour essayer de trouver des solutions alternatives. Cela peut alors passer par des projets de classe.

Mais d’autres pédagogues critiques récusent ce rôle. Ils considèrent que c’est aux apprenants de s’organiser eux-même, de manière autonome, en dehors du cours. Le cours n’étant là que pour leur donner des outils de critique sociale.

– Pédagogie critique et théoricisme :

Certaines objections internes ou externes à la pédagogie critique lui reproche son théoricisme.

Ces détracteurs peuvent lui opposer de s’appuyer sur des théories universitaires, difficiles d’accès de par le langage utilisé, et de ce fait réservé à une élite.

Sur ce plan, la position de Paulo Freire consiste à considérer que c’est le rôle du pédagogue critique de les rendre accessibles au plus grand nombre. Il explique par exemple que selon le niveau des apprenants, il faut utiliser un langage académique, ou expliquer le langage académique en utilisant un langage simple, ou encore utiliser un langage métaphorique (comme l’a fait par exemple le Sous-commandant Marcos au Chiapas).

Certains pédagogues critiques concentrent leur activité en classe sur la critique théorique, mais ne mettent pas en place des pratiques de classes alternatives. Cela donne lieu à des débats entre pédagogues critiques. Certains se concentrent davantage sur la dimension théorique de la pédagogie critique (par exemple Peter McLaren ou Henry Giroux), d’autres sur la dimension pratiques de classe alternatives (par exemple Ira Shor ou Jennifer Gore).

– Pédagogie critique et socio-constructivisme :

Certains pédagogues critiques considèrent que la pédagogie critique est liée intrinsèquement à des méthodes socio-constructivistes.

Mais d’autres sont plus réservés. Ils considèrent problématique de lier la pédagogie critique à des techniques pédagogiques particulières. En effet, ce qui doit primer à leur avis, c’est la finalité critique de la pédagogie mise en place.

Sur ce plan, Paulo Freire a été assez nuancé dans ses écrits. Il est lui-même connu pour la mise en œuvre, en particulier dans ses pratiques d’alphabétisation des adultes, de pratiques d’inspiration socio-constructivistes. Mais, il n’en fait pas un dogme. Le pédagogue doit être capable d’utiliser d’autres méthodes si cela permet à l’apprenant de mieux acquérir les savoirs dont il a besoin.

– Post-structuralisme ou matérialisme historique :

Certains pédagogues critiques sont nettement influencés par une orientation post-structuraliste, c’est le cas par exemple de Kincheloe. On trouve parmi les courants féministes ou décoloniaux, des tendances à attaquer une rationalité considérée comme masculine (en lui opposant l’affectivité de l’ethique du care par exemple) ou comme correspondant à une dévalorisation des savoirs indigènes.

D’autres pédagogues critiques, comme Peter McLaren, se référant à une tradition marxiste, s’inquiètent de l’orientation post-structuraliste de certains courants de la pédagogie critique. En effet, il craint que cela ne conduise tout au plus qu’à une conception politique multiculturaliste qui efface l’importance des conflits sociaux, en particulier de classes sociales.

L’influence de la tradition critique de l’Ecole de Francfort au sein de la pédagogie critique conduit également à une critique de l’utilisation de la rationalité technoscientifique au service du capitalisme. Certains auteurs de la pédagogie critique se servent de cette approche pour mettre en lumière comment le système scolaire met en œuvre une pédagogie de la répression.

– Rapport de la pédagogie critique à la rationalité mathématique et aux sciences de la nature :

Dans le milieu universitaire, certains pédagogues critiques remettent en cause, en s’appuyant sur la sociologie des sciences, le caractère universel et neutre des sciences modernes de la nature. Mais cette orientation de travail n’est pas partagée par tous les pédagogues critiques.

D’autres pédagogues critiques travaillent plutôt sur la manière dont les stéréotypes influencent les résultats scolaires des élèves racisées ou des filles en s’appuyant sur des études en psycho-sociologie. En effet, des travaux ont montré que la perception que l’élève ou l’étudiant a de la tâche influence ses résultats. Par exemple, les filles peuvent ressentir plus d’anxiété face aux mathématiques que les garçons car elles ont intériorisées l’idée sociale que les filles seraient naturellement moins bonnes dans cette discipline. Les pédagogies critiques essaient alors de proposer des approches qui permettent aux élèves d’être moins affectées par ces stéréotypes dans la réalisation de la tâche.

D’autres enfin, proposent d’aborder les mathématiques ou les sciences de la nature en les mettant en relation avec des problèmes sociaux. Les problèmes de mathématiques peuvent alors porter sur des calculent liés à des situations de justice sociale.

Conclusion :

De manière générale, il est possible de constater que la pédagogie critique vise avant tout à permettre aux élèves d’accéder à l’esprit critique par la critique sociale.
Mais une fois cela posé, on constate qu’elle donne lieu à des mises en œuvre et des réceptions relativement diverses tant dans ses options théoriques que dans ses méthodes pédagogiques.

Références :

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Brening Mary, Turning Experiential Education and Critical Pedagogy Theroy into Praxis », Journal of Experiential Education • 2005, Volume 28, No, 2. URL :http://www.marybreunig.com/assets/files/Turning%20experiential%20education%20and%20critical%20pedagogy%20theory%20into%20praxis.pdf

Boyce Mary, « Teaching critically as an act of praxis and resistance »- URL : http://www.mngt.waikato.ac.nz/ejrot/vol2_2/boyce.pdf

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Duenas Macias Fredy Alonso, « Incorporating Critical Pedagogy in The EFL Classroom », Enlatawa Journal, n°6, 2013. URL: http://revistas.uptc.edu.co/revistas/index.php/enletawa_journal/article/view/3084

How-To Critical Pedagogy- A guide to how-to lessons and others activities in Critical Pedagogy-Notes From the Real World- URL : http://www.joanwink.com/scheditems/How-To_Critical_Pedagogy-KK-050911.pdf

Kincheloe et al., Teaching against Islamophobia, Peter Lang Publishing, 2010.

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in The Routledge Handbook of Educational Linguistics, New York & Abingdon: Routledge, 2015, pp. 252–260 – URL : http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1155&context=teachlearnfacpub

Radical Maths- URL : [http://www.radicalmath.org/main.php?id=SocialJusticeMath
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The Freire Project (initié par Kincheloe) – URL : http://www.freireproject.org/

Walsh Catherine, Pedagogias decoloniales (ouvrage collectif). URL : http://www.reduii.org/cii/sites/default/files/field/doc/Catherine%20Walsh%20-%20Pedagog%C3%ADas%20Decoloniales.pdf

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