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La mondialisation : retour sur une obsession géographique

« La prolifération des Turbo-Bécassines ou des Cyber-Gédéons et l’émergence concomitante d’un certain snobisme de masse sont des signes qui ne trompent pas ; ce sont les critères d’entrée dans la société tertiaire de services, critères presque aussi fiables que les discontinuités qui, dans une flore ou dans une faune, marquent le franchissement de telle ou telle zone climatique. »

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, 1998

Lorsque j’ai entamé des études de géographie au milieu des années 90, je fus témoin à cette période de l’entrée en scientificité de tout un lexique abscons tout droit venu au mieux d’une néo-philosophie spéculative, au pire du management … mais, à bien y réfléchir, des deux je ne saurais distinguer le mieux du pire. On vit alors surgir des termes aussi étranges que « gouvernance », voire « bonne gouvernance », ou encore « post-modernité ». De tous les termes-phares de cette période, la « rockstar » incontestée fut celui de « globalisation » bientôt traduit (ou retraduit) en français par « mondialisation ». Pankaj Ghemawat a noté que, si l’on s’en tient au catalogue de la bibliothèque du Congrès des Etats-Unis, environ 500 ouvrages ont été écrits sur la « globalisation » dans les années 90, et plus de 4000 entre 2000 et 2004 !
Faisant le compte-rendu en 1997 d’un ouvrage de géographie pionnier sur le sujet, La Mondialisation d’Olivier Dollfus , la géographe Jacqueline Bonnamour pouvait alors écrire : « La mondialisation est une réalité contemporaine que nul ne peut nier. Elle dépasse les régimes et les idéologies ». En définitive, le célèbre slogan thatchérien « There Is No Alternative» se mit à accéder au rang de paradigme scientifique. C’était bien l’idée que l’on se faisait à l’époque de la mondialisation : sa qualité première était de « dépasser ». On ne sait pas trop ce que c’est, mais on sait que « ça dépasse » (qui n’est pas obsédé par l’idée d’avoir quelque chose qui « dépasse » ?) et qu’il n’y a rien d’idéologique là-dedans. Etudiant à Paris j’avais assisté à une conférence d’Olivier Dollfus à l’Institut de Géographie (si mes souvenirs sont bons, c’était en 1995). Et je me souviens d’avoir été sidéré par la certitude qu’avaient Dollfus ainsi que l’ensemble des intervenants que la mondialisation « dépassait » les Etats et engageait la planète dans un avenir où les frontières allaient s’estomper au point de ne former qu’un système-monde unifié. J’étais sorti de l’amphithéâtre assez déprimé : d’un côté, je n’arrivais pas à croire à de tels assauts d’optimisme utopique, de l’autre, je me sentais impuissant, déçu et au fond penaud face à l’autorité légitime que représentait Dollfus dans les facultés de géographie de l’époque.
Le mur de Berlin était tombé quelques années plus tôt tout comme avait disparu l’Union Soviétique. Dans un contexte aussi politique, il devenait urgent de « neutraliser » la géographie en la dépouillant de l’idéologie, comprenez par-là : tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une analyse marxiste, voire tout simplement progressiste et critique. Critiquer, c’était idéologiser. Car le ravissement qui accompagnait le succès de la « mondialisation » dans les années 90 était partagé par bon nombre de chercheurs heureux de danser le sabbat sur les ossements du marxisme universitaire . Le déclin de la classe ouvrière et de ses organisations traditionnelles et l’étouffement des solidarités collectives caractérisaient le contexte de cette période. Une pensée post-moderne mais encore confiante en elle, optimiste et ouverte se développa. L’enthousiasme d’Olivier Dollfus reflétait bien ce dispositif.
Après l’effondrement du mur de Berlin suivi de l’implosion de l’Union Soviétique, la « mondialisation » débarqua à point nommé pour enfin fournir à la géographie un sujet d’étude. Les géographes – à leur décharge, ils ne furent pas les seuls – écrivirent alors un considérable roman de la mondialisation conçue comme la grande aventure du capitalisme occidental, de la Grèce antique à nos jours en passant par les grandes découvertes, cruellement interrompue par la révolution russe et ses conséquences. Mais, à l’aube des années 90, entre guerre du Golfe et effondrement du bloc soviétique, l’aventure renaissait enfin et annonçait sans nuances la naissance d’un « système-monde » où frontières et Etats s’évaporeraient au profit de logiques implacables, quasiment inscrites dans l’ordre naturel des choses. Toujours « en réseaux » – car internet et la téléphonie mobile fleurissaient – ces nouvelles dynamiques jaillissaient à grand renfort de nouvelles technologies de l’information et de la communication, de firmes multinationales et d’images de porte-conteneurs. A ce titre, les frénétique obsessions des géographes et des professeurs d’histoire-géographie pour les porte-conteneurs ou – plus grave – pour un fantasmatique « passage maritime du Nord-Est » à travers l’Arctique … qu’aucun navire n’emprunte, restent pour moi un mystère.
A bien y réfléchir, la notion de mondialisation comporte pourtant de telles failles et sa définition a souvent été si naïve qu’elle n’est pas loin de rejoindre les autres aberrations conceptuelles nées dans les années 90 telles que la Fin de l’histoire ou le Choc des civilisations . Ces deux derniers concepts constituent d’ailleurs deux versants de la mondialisation. L’un était optimiste : la Fin de l’histoire de Francis Fukuyama , prophétisant l’accessibilité inédite de la civilisation humaine à un progrès indépassable, présupposait en outre une universalisation de la démocratie libérale et de l’économie de marché et un recours aux guerres de plus en plus improbable. L’autre était pessimiste : le Choc des civilisations du chercheur néo-conservateur et belliciste Samuel Huntington qui envisageait le remplacement des conflits idéologiques par des affrontements culturels et religieux. Il est significatif de constater que le livre de Fukuyama, devenu rare, suscite une ironie condescendante (et pas toujours méritée), tandis que le livre de Huntington ne cesse d’être réédité et de recevoir les louanges de plumes ultra-médiatiques et non moins réactionnaires d’Eric Zemmour à … Michel Onfray …
Un point culminant de la célébration de la mondialisation fut atteint avec la publication en 2005 d’un article de l’éditorialiste Thomas L. Friedman It’s a Flat World, After All dans le New-York Times puis de son best-seller The World Is Flat . Friedman, non sans humour, écrit que lorsque Colomb crut atteindre les « Indes », il put à son retour, confirmer au roi et à la reine d’Espagne que « la terre est ronde ». A contrario, 512 années plus tard, Friedman, après un voyage en (véritable !) Inde en business-class de la Lufthansa ne put, une fois rentré chez lui, que murmurer à son épouse que « la terre est plate ». Il rentrait tout juste d’une visite au pôle High-Tech de Bangalore et pensait que de 1492 à 2005, le processus de « globalization » avait réduit le monde à des dimensions de plus en plus petite. Friedman découpe ce processus en trois phases : La « Globalization 1.0 », réalisée entre 1492 et 1800, elle fit passer le monde d’une « taille large » à un « taille moyenne », grâce à une dynamique basée sur la recherche de ressources et la constitution d’empires conquérants. Puis vint la « Globalization 2.0 », réalisée entre 1800 et le début des années 2000, qui fit passer le monde d’une « taille moyenne » à une « petite taille » grâce à une dynamique menée par des compagnies à la recherche de marchés et de main d’œuvre. Enfin arriva la « Globalization 3.0 », à partir du début des années 2000, qui fit passer le monde d’une « petite taille » à une « taille minuscule » (size tiny) tout en « aplanissant le terrain ». La force dynamique de la première mondialisation furent les pays, celle de la deuxième furent les grandes compagnies et celle de la troisième – qui lui donne son caractère unique – furent des individus ou de petits groupes « mondialisés ». Dans ce monde devenu « plat », les individus peuvent avoir accès à toutes les informations qu’ils souhaitent, partout et au même moment, créant ainsi les mêmes opportunités pour chacun où qu’il soit.
Une fois la légende de la mondialisation écrite, son évangile pouvait être diffusé à travers la cité, prêché à l’envi pour bercer les idiots du village global et les faire s’endormir du sommeil du juste. Et puis… Et puis … la crise de 2008 est arrivée réveillant tout le monde à coups de tocsin. L’économiste indo-américain Pankaj Ghemawat publia une réponse à Friedman, Why the World Isn’t Flat, dans le numéro de mars-avril 2007 de la revue Foreign Policy. Cette brillante remise en question de la notion de mondialisation fut écrite à peine quelques mois avant la banqueroute de la banque britannique Northern Rock, soutenue par la banque d’Angleterre avant d’être complètement nationalisée. Elle le fut surtout moins d’un an avant la crise dite des « subprimes » en 2008 qui vit la nationalisation par l’Etat américain du fond de garantie de prêt immobilier Fannie Mae & Freddie Mac, l’établissement du plan Paulson ainsi que les plans de sauvetage des banques européennes. Ce seul contexte suffit à donner de la force à une voix critique en rappelant le rôle central de l’Etat, y compris – voire surtout – dans une économie capitaliste « mondialisée ». Ce n’est pourtant pas le sujet central de Ghemawat. Pour lui, seuls 10% des échanges (quasiment tous confondus) sont réellement « mondialisés » (The 10 Percent Presumption). Toujours selon Ghemawat, la totalité du capital mondial généré par les Investissements Directs Etrangers (IDE) a représenté moins de 10% de la formation du capital mondial entre 2003 et 2005. Autrement dit, près de 90% des investissements mondiaux restent hyper-localisés (domestic !). Pour ce qui concerne la circulation des mouvements migratoires et celle des appels téléphoniques, les échanges mondiaux sont inférieurs à 10%. Le numéro de janvier 2017 du magazine Alternatives Economiques éclaire ces réserves en les actualisant : Christian Chavagneux et Guillaume Duval y montrent la baisse des investissements internationaux depuis 2007, le ralentissement des flux de capitaux, le ralentissement des flux commerciaux (+ 1,7% de progression seulement en 2016), l’arrêt de la baisse des coûts des transports au long cours et même le ralentissement des délocalisations en raison de la hausse des salaires dans les pays émergents.
Du point de vue politique, la conception d’un « système-monde » développée dans les années 90 n’est pas parvenue à décrire ce que les années ultérieures allaient révéler : des interventions militaires aventuristes au Moyen-Orient générant de nouvelles formes de terrorisme, des frontières de plus en plus hermétiques au point d’être matérialisées par des murs et des « barrières de sécurité » et un monde en définitive plus morcelé que jamais. Car, paradoxalement, depuis la chute du mur de Berlin, le nombre des murs frontaliers a augmenté : entre Israël et la Cisjordanie, entre les Etats-Unis et le Mexique, entre l’Inde et le Bengladesh etc. La moitié d’entre eux ont été construits après 2010 et bon nombre sont encore en construction ou planifiés . Cela conduisit à certaines révisions du concept. Laurent Carroué eut de ce point de vue le mérite de préférer le terme de Firmes Transnationales à celui de Multinationales, soulignant que la « World Company » déconnectée de tout ancrage national n’existe pas, et de replacer l’Etat à sa place d’acteur majeur . Singulièrement, le cas français place l’Etat au cœur d’un dispositif productif largement dominé par les secteurs de l’armement et du Bâtiment et Travaux Publics. Ces deux secteurs liant intimement le capital privé et l’appareil d’Etat – en tant qu’intermédiaire ou en tant que client – mais aussi l’ancienne ère de domination et d’exploitation coloniales.
Bien entendu, ce que nous appelons mondialisation coïncide avec l’ouverture d’un nouveau cycle faisant suite à l’effondrement du bloc soviétique, mais un retour sur l’emballements qui accompagna la diffusion de ce concept devrait enjoindre à davantage de prudence dans son maniement.

Julien Lacassagne, Nice

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