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La joie du dehors (3) : Contre la logique de l’enclos

Le nouveau titre de la collection “N’Autre école” (éditions Libertalia), La Joie du dehors, essai de pédagogie sociale de Guillaume Sabin et des Groupes de pédagogie et d’animation sociale sera disponible en librairie le 22 aout prochain…
Il est déjà en pré-commande sur notre site

Tout au long de l’été nous vous en proposons quelques extraits…

Contre la logique de l’enclos

Les pédagogues qui servent de points de référence à la pédagogie sociale parlent d’école de la vie 1 ou d’éducation dans le monde 2. Chez Célestin Freinet, c’est une manière de répondre en acte à l’école séparée de la vie. Séparée de la vie parce qu’elle propose des activités qui lui sont propres et qui n’ont cours et valeur qu’au sein du milieu scolaire 3, séparée de la vie parce qu’elle agit en lieu clos, sans lien avec l’expérience quotidienne des enfants qu’elle accueille 4.

Célestin Freinet, quant à lui, ouvre à ce point sa classe qu’il peut sans nul doute être considéré comme un praticien et un fondateur de la pédagogie sociale. D’une part il l’ouvre sur l’extérieur par de multiples outils qui amènent les élèves à explorer le monde alentour et à regarder leur quotidien sous un œil neuf : les classes promenades, les enquêtes qui conduisent aux portes des artisans et des personnes susceptibles de pouvoir faire avancer une recherche sur tel ou tel sujet, les demandes de renseignements des correspondants qui obligent à percevoir les spécificités locales qui, jusqu’à ces sollicitations venues de loin, parce qu’elles semblaient naturelles ne suscitaient pas d’interrogations. D’autre part Freinet fait rentrer le monde extérieur dans la classe, non pas de façon exceptionnelle mais quotidienne, grâce au texte libre demandé deux à trois fois par semaine à chaque élève et dans lequel celui-ci raconte l’ordinaire de l’univers domestique, grâce à l’invitation de parents dans la classe pour aider à avancer sur telle et telle question que se pose les élèves, par la réception des lettres et colis envoyés par les correspondants et qui contiennent l’altérité des paysages (photos, cartes postales, films…) et des pratiques humaines (les fichiers de la bibliothèque de travail qui forment une encyclopédie à partir des enquêtes d’élèves menées sur leur lieu de vie : la fabrication du comté, la pêche en mer, l’exploitation des mines, etc.). Le journal scolaire est à la jonction de ces deux logiques d’ouverture : il raconte pour d’autres, à l’extérieur (familles, correspondants, amis), ce qui se réalise dans la classe et dans le même temps il oblige à sortir de la classe pour y mener des enquêtes dont les comptes-rendus sont susceptibles d’intéresser les lecteurs5.

C’est cette ouverture qui offre de multiples pratiques éducatives porteuses de significations évidentes, grâce à elle ce qui s’accomplit dans la classe relève de pratiques de coopération à vocation sociale : j’apprends à lire et à écrire pour pouvoir correspondre avec des personnes lointaines, j’apprends à manier l’imprimerie en vue de valoriser les activités du groupe-classe et de les partager avec la communauté alentour. L’ouverture permet de sortir de cette circularité scolaire qui enseigne des savoirs construits pour la logique scolaire et en vue de répondre à son goût immodéré de l’évaluation, elle-même scolaire. Célestin Freinet invente là, par un dispositif intégré et adossé à des outils multiples, une forme de pédagogie sociale, dispositif qu’il invite à remanier sans cesse et dans lequel bien des expériences éducatives pourraient puiser pour sortir de leurs murs et des logiques, matérielles et idéelles, de l’enclos (malgré les discours convenus sur l’ouverture sur le monde).

L’école de la vie

Dans l’expression « école de la vie », qu’est-ce que « la vie » cependant, au-delà du slogan pédagogique qui souhaite par ce terme se distinguer de l’éducation traditionnelle ? Aux yeux de Freinet, et cela n’est pas sans intérêt pour la pédagogie sociale, l’école de la vie consiste d’abord à ne pas rompre avec l’élan vital de l’enfant qui lui fait rechercher l’expérimentation. Transformer l’estrade en bois de chauffage ou en étagère, comme le suggère Freinet, n’est pas seulement rompre avec un modèle hiérarchique, c’est aussi détruire un symbole de l’explication orale, de la préséance du verbe sur l’expérience et la pratique 6. Il y a un lien évident, chez Freinet, entre la vitalité de l’enfant (mouvement, action, curiosité) et la pédagogie de l’expérience qui, par l’action et la découverte directes, propose à l’enfant d’explorer le monde et d’acquérir des savoirs nécessaires à cette exploration. Petite révolution qui permet de se passer de la discipline militaire ou carcérale, qui permet également de se passer de cette écoute attentive exigée par l’enseignement magistral qui nécessite la concentration et à son tour le silence ; petite révolution qui finalement permet d’abandonner cet espace clos, hautement réglementé et discipliné qu’on imagine indispensable à l’éducation.

Une autre dimension de l’expérience est qu’elle permet de rééquilibrer la manière d’acquérir des savoirs nouveaux et qui passe largement, dans nos sociétés, par l’usage de matériaux de seconde main, par la médiation de connaissances extérieures à l’individu chargé de les acquérir : l’exposé du maître, la lecture de journaux, le recours à Internet. Découvrir par soi-même, par action et réaction directe, témoigne qu’apprendre ne passe pas nécessairement et uniquement par l’écoute polie, la position assise et l’enregistrement plus ou moins ordonné, et permet de renouer avec le mouvement et la pratique – dimensions de la vie 7.

Célestin Freinet accorde à la vie les qualités de mouvements et d’actions et Paulo Freire partage avec lui cette critique du type classique d’éducation qui consiste à couper les savoirs de la vie sociale, et de transformer par conséquent les savoirs en phrases creuses et les élèves en collectionneurs ou en archivistes de connaissances dévitalisées8. La vie, pour Freinet, se situe du côté de l’éducation qu’il invente et expérimente, qui renoue avec l’action et le mouvement. Du point de vue de la pédagogie sociale telle qu’elle se décline dans le réseau des Groupes de pédagogie et d’animation sociale, il faut nécessairement élargir la définition : la vie sociale ne peut pas être exclusive d’une pratique, elle est aussi bien le mouvement que la fixité, les savoirs vivants que les connaissances réifiées, les relations hiérarchiques que les intentions égalitaires, etc. Être du côté de la vie, dès lors, c’est assumer l’hétérogénéité du monde social ; en ce sens précis la pédagogie sociale est du côté de la vie.

Variété des voyages et des destinations

Les pratiques des pédagogues de rue tendent en effet à multiplier et à diversifier. Multiplier les prétextes qui permettent de fréquenter le dehors et de rencontrer les personnes y vivant : se passer du téléphone pour contacter les parents contraint nécessairement à se rendre devant l’école ou à traverser le quartier pour les rencontrer directement ; ne pas avoir de locaux d’activités oblige à fréquenter d’autres lieux, et par conséquent à emprunter les transports en commun ; ne pas accueillir d’enfants dans les petits locaux, même pour une recherche sur internet, nécessite de se rendre à la médiathèque ou dans tout autre lieu offrant un point d’accès public au web ; ne pas utiliser de GPS comme le fait Adeline lors de ses déplacements avec les jeunes du Val d’Ille oblige à interpeller les passants. Autant de chemins parcourus et de lieux visités, autant de personnes rencontrées. Diversifier les voyages et les destinations afin d’assumer les facettes ternes, chamarrées ou entre chiens et loups du monde social : fréquenter le dedans (liens étroits avec l’école de quartier) comme le dehors (la rue, les espaces publics) ; ne s’interdire ni la culture légitime du haut (l’opéra, la galerie d’art contemporain) ni celle périphérique du bas (squat artistique, récupération et glanage) ; ni les activités du petit matin (fournil, départ d’un bateau de pêche) ni les activités nocturnes (concert, festival, nuit des chercheurs) ; ni les activités qui s’adressent aux enfants (activités organisées par les structures de l’enfance et de la jeunesse) ni celles qui ne sont pas pensées pour eux (préparer un dessert dans la cuisine d’un restaurant, bricoler chez un menuisier, rencontrer un podologue).

Multiplier et diversifier, prendre la vie sociale pour ce qu’elle est, offre l’avantage d’éviter les vieilles étiquettes ou les a priori faciles : les lieux morts (immobilité, enfermement, routine) qui font partie de la vie sociale ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Aymeric, pédagogue au Cap Sizun, indique ainsi que pour certains jeunes le collège est le seul lieu extérieur fréquenté (la logique de clôture aurait-elle tendance à migrer vers des lieux qu’on ne soupçonnerait pas l’accueillir ?). Les visites dans les lotissements résidentiels du Val d’Ille ne semblent pas dire autre chose : les portes sont parfois ouvertes par des adolescents passant seuls leur mercredi après-midi, tuant le temps devant l’écran de la télévision ou de l’ordinateur (l’enfermement ne relève-t-il donc plus seulement des institutions aux hauts murs ?). Et les lieux « d’animation » sont parfois, de manière inattendue, des espaces de mornes réunions et de confinements routiniers où groupes d’âge, déplacement en rang, discipline uniforme et activités obligatoires font penser à tout autre chose… Fréquenter tous ces lieux à la fois permet au moins de voir et de constater que ce qui se trouve là n’est pas tout à fait à l’image de ce qu’on pouvait imaginer, de se forger une opinion (au-delà des intentions affichées par les protagonistes des lieux visités). Tout cela est très concret : les enfants ne sont pas insensibles aux particules fines de la normalité, et lorsqu’ils commencent à récupérer des légumes à la fin d’un marché, ils grimacent, hésitent, avant que des habituées de la récup’ et du glanage, sourire aux lèvres, ne leur montrent tout l’intérêt et le plaisir de cette activité 9. Et voilà qu’ils s’enflamment pour une pratique qui ne partage pas grand-chose des canons de l’ère du temps !

1. Célestin Freinet, L’Éducation du travail dans Œuvres pédagogiques, tome 1, Seuil, [1942-43] 1994, p. 142. C’est aussi le titre d’un ouvrage de Janusz Korczak daté de 1907.
2. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, La Découverte, [1969] 2001, p. 62-64.
3. C. Freinet, Essai de psychologie sensible, [1942-43], p. 449 dans Œuvres pédagogiques, op. cit.
4. C. Freinet, Pour l’école du peuple, Maspero, [1944] 1969, p. 112.
5. Pour un regard d’ensemble sur les techniques Freinet, cf. Pour l’école du peuple, op. cit. et le site Internet foisonnant de l’Institut coopératif de l’École moderne (ICEM).
6. C. Freinet, Les Dits de Mathieu [1946-1954], p. 174-177, dans Œuvres pédagogiques, tome 2, Seuil, 1994.
7. C. Freinet, L’Éducation du travail, op. cit., p. 116.
8. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 50-53.
9. Les fondateurs du Groupe de pédagogie et d’animation sociale soulignent la spécificité de la pédagogie sociale dans ce qu’elle offre des activités insolites, qui ne renvoient ni à l’école ni à l’activité animée, et dont la nouveauté participe au plaisir (par exemple, Revue Pédagogie sociale, n°3, 1996, p. 39).

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