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Journée debout troublante

On peut discuter des nuits entières, debout, critiquer et refaire le monde, et, le matin, on fait quoi dans le monde inchangé ? On nous a bien répété à satiété que pour changer le monde il fallait commencer par soi-même, mais le paquet de chair, d’os et de neurones que nous sommes ne se transforme pas d’un coup de baguette magique. Il y a bien pléthore de conseilleurs, coachs, prêcheurs qui nous assènent des vérités ou nous vendent leurs trucs, ça peut aider à tirer son épingle du jeu, mais ça ne change pas le jeu et ce qu’il impose quand on y est seul.

Etre plusieurs et passer alors dans le underground à défaut de trouver une île déserte et gratuite à occuper. C’est ce qui commence à se passer comme par exemple les écoles alternatives. Mais l’environnement et le système institué, que tout le monde ou presque dénonce par ailleurs, est toujours là, pesant, freinant, mettant moult obstacles à ce qui peut le mettre en danger. Il est là, même dans les têtes de ceux qui voudraient le changer.

On ne sait qu’essayer de lutter frontalement contre un système, quand il atteint les limites du supportable pour un grand nombre, par des actions collectives classiques comme la grève, les manifestations, occupations et autres défilés, actions que le système connaît trop bien et sait trop bien les retourner contre ceux qui s’y engagent.

Alors, s’il faut bien tenter de sauver sa peau et celle de ses enfants, il faut aussi et parallèlement prendre conscience de nos forces quand elles se réunissent. Si lutter frontalement contre un système sociétal qui a des siècles d’expérience pour perdurer est voué à l’échec, celui-ci peut être perturbé face à des initiatives auxquelles il ne s’attend pas.

L’idée d’une journée debout dans les écoles fait partie de ces perturbations troublantes.

« Quel est son objectif ? » se demandent, inquiets, beaucoup. Il n’en a pas d’autres que celui d’instaurer l’événement de l’expérience d’un moment de vie différente dans ce qui n’est pas fait pour cela ! Faire quelque chose simplement pour le quelque chose est très désarçonnant, aussi désarçonnant que : « Quel est ton but dans la vie ? – Vivre ! ». Faire quelque chose qui ne conteste rien mais qui en lui-même peut ou risque d’être un exemple de ce qui pourrait être fait, c’est subversif, surtout quand plusieurs le font en même temps, chacun de leur côté… et que cela se sait.

« Qui organise cela ? » demandent d’autres très suspicieux. Personne et tous ! Il n’est pas dans les normes habituelles que surgissent, hors des guides patentés ou organisations connues, des ectoplasmes insaisissables, pensant et pouvant produire une action collective, dont on ne peut remonter et tarir la source. Il devient difficile de les contrer quand ils n’appellent qu’à un court moment (une journée) qui n’est même pas un refus du système (tout reprendra après comme d’habitude) et qui peut même utiliser la légalité du système : liberté pédagogique, éducation à la citoyenneté dans le programme ! Ah ! Il vaudrait mieux une bonne grève, bien perturbatrices des cours et des examens, avec des agitateurs bien repérés, qui se retournera immanquablement contre ceux qui la font.

N’importe quelle idée peut voyager, rebondir, elles voyagent d’autant plus aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Elles peuvent ne susciter que quelques « j’aime » ou beaucoup de « je déteste », mais elles commencent à être dangereuses quand elles sont discutées puis appropriées, puis mises en oeuvre sans que l’on sache par qui et où cela va se produire. Peut-être ce sera un chef d’établissement, des profs, des lycéens, des parents qui en feront la proposition et elle ne pourra se concrétiser que si elle obtient l’acquiescement enthousiaste et la participation de tous à son organisation. Voilà qui est troublant puisque ce n’est plus une « autorité » qui organise. « Où sont les responsables ? » demandera-t-on, bien ennuyeux quand tous le sont sciemment !

« Ça va être le bordel ! » prédisent d’autres et on sait bien que le trouble de l’ordre public est la meilleure défense de tous les systèmes en place au point qu’ils se débrouillent eux-mêmes pour que l’ordre public soit dérangé. Or, dans l’idée de cette journée, l’ordre interne de chaque établissement ne pourra être troublé puisque, pour qu’elle ait lieu, à un ordre subit se substituera nécessairement une auto-organisation consciemment réfléchie. Ce n’est pas nouveau, les lycées autogérés entre autres ont une solide expérience et pourront même apporter leur aide. Ce qui sera nouveau c’est que de nombreux établissements en fassent volontairement l’expérience. L’expérience, quand elle ne demande pas l’approbation et l’autorisation du système, est particulièrement dangereuse pour lui parce qu’il ne sait pas ce qui va en être retiré par ceux qui l’auront vécue et par ceux qui en auront connaissance.

« Pas la peine d’exciter encore les jeunes dans les lycées ».La notion d’excitation est très curieuse. Un de ses antonymes pourrait être l’apathie, il est vrai qu’il est plus facile de conduire un troupeau parfaitement docile. Mais un de ses synonymes pourrait être l’enthousiasme parce qu’il est aussi vrai que s’engager volontairement dans ce qui est une aventure est… excitant. D’autre part l’excitation qui est crainte c’est celle de la révolte et l’origine de la révolte c’est bien le mal-être, la contestation de ce qui est imposé sans autre possibilité que de le subir, c’est alors l’exaspération. Je ne vois pas quels désordres pourrait provoquer une journée où des ensembles devenant des collectifs se prendraient en main, si on les y aide.

« Oui mais comment l’organiser dans chaque établissement ?» Ne peut-on rien faire sans consignes, marche à suivre ? Nous sommes tellement formatés à exécuter qu’inventer une démarche collective, sans leaders qui guident, plonge dans l’angoisse et l’immobilisme. Aucune de ces journées ne ressemblera à une autre, les inventions d’une journée d’une autre vie seront toutes différentes, ne serait-ce que parce qu’elles émaneront nécessairement de l’imagination créatrice d’un ensemble d’enfants, de jeunes et de profs tous différents dans des lieux, contextes tous différents. L’uniformité dont beaucoup se plaignent, pour une journée, sera brisée et la diversité de ce qui ce sera passé sera sa vraie richesse.

« . Et si ça ne marche pas ? Et qu’est-ce qu’il pourra en être retiré ? » On ne sait si quelque chose marche qu’après l’avoir essayé. Pour une journée seulement on ne prend pas trop de risques et il est d’ailleurs prudent de ne pas prendre des risques inconsidérés dont les enfants et les jeunes feraient les frais. Quant à savoir ce qu’on pourra en retirer, on ne le sait pas à l’avance sinon pourquoi le faire ! Le « on » c’est aussi bien les chefs d’établissements, les profs que les enfants, collégiens, lycéens, voire les parents,… avec beaucoup moins de probabilités l’Education nationale ! La fameuse intelligence collective est un mot creux quand on ne lui permet pas d’exister ou qu’on a peur qu’elle existe. Cette intelligence collective c’est toujours dans l’action qu’elle existe, jamais sans l’action.

En somme, se lancer pour une journée debout dans les établissements scolaires, ce ne serait que s’octroyer un moment hors de l’institué mais dans le temps et les lieux institués, voir de quoi les jeunes avec nous sommes capables quand nous nous prenons en charge et inventons notre vie. Elle ferait sortir du sempiternel « et après, on fait quoi ? », elle ferait sortir des sempiternelle déclamations, qui certes peuvent faire plaisir mais ne débouchent sur aucun immédiat, elle ferait sortir des tout aussi sempiternels appels à la lutte dans les formes qui se répètent sans cesse et dont seuls ceux qui les lancent y croient ou font semblant d’y croire.

C’est une idée simple. Mais vous avez dû remarquer comme moi que les idées simples et pouvant être mises en œuvre sans attendre sont celles qui provoquent le plus de « oui mais » et je suis toujours étonné que ce soient ceux qui clament le plus la révolution qui sont les plus réticents. Quand une idée naît d’une nébuleuse impossible à cerner, ce qui est le cas pour une journée debout à l’école[1], dont personne ne peut se parer mais dont tout le monde peut s’emparer, elle devient douteuse. Imaginez qu’un Edgar Morin la lance devant un écran de télé, il est probable qu’elle serait tentée dans des centaines d’établissements ! Est-ce que si un Stéphane Hessel n’avait pas dit indignez-vous beaucoup se seraient ouvertement indignés ? Si Albert Jacquard était encore là, je suis certain que lui l’aurait publiquement cautionnée.

Il y en aura probablement quelques-unes de ces journées, peut-être très peu, peut-être très prudentes, peut-être que des demi-journées, peut-être que dans des parties d’établissements… Peu importe, ceux qui osent sont ceux qui entraînent vraiment, pas ceux qui parlent… ou écrivent 😉 !!!.

PS : il y a déjà quelques écoles publiques qui, chaque trimestre et parfois depuis longtemps, organisent une telle journée. L’idée n’est même pas originale !!! Mais voilà le danger : et si tous y prenaient goût ? Oui, ce serait bien subversif mais n’a-t-on pas instamment besoin de ces subversions tranquilles ? !

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